ACTE l
SCÈNE 1
François, Éléonore, Marjorie, Camélia
Au lever de rideau, bruit des vagues et cris de mouettes.
Éléonore et François Morin entrent par la porte sous arcade située en arrière-plan. Ils sont très énervés et se disputent à propos de l’itinéraire emprunté pour se rendre à cet hôtel en Bretagne. Éléonore a plusieurs cartes dépliées dans la main. Ils tournent autour du canapé.
François - Décidément ! Toi et ton sens de l’orientation ! Pour un peu, on débarquait à Southampton !
Éléonore - Southampton ! Et pourquoi pas la plage de Copacabana pendant que tu y es !
François - Quoi ? La Bretagne, excuse-moi, c’est un peu plus petit que le Brésil. Ce n’est tout de même pas compliqué d’aller d’un point A à un point B, bon sang de bonsoir !
Éléonore - Justement ! On va mettre les points sur les « i » une fois pour toutes. La carte, est-ce que tu l’as ouverte une seule fois avant de partir ? Non ! Est-ce que tu as étudié les itinéraires possibles ? Non ! Est-ce que tu as préparé tes affaires ? Non !
François - Mais moi je ne me trompe jamais.
Éléonore - Tu ne risques pas de te tromper, tu ne fais rien !
François - Je te fais confiance !
Éléonore - Oui ! La confiance règne et la critique est facile. Et le GPS, ce n’est pas fait pour les chiens !
François - Trop cher ! Rien ne vaut une belle carte bien imprimée, bien pliée. Sauf quand on a un peu de mal à la lire.
Éléonore - L’argent te mène par le bout du nez.
François - L’argent ! L’argent ! Tu en profites bien de mon argent pour partir en week-end. Tu ne craches pas dessus !
Éléonore - Arrête de postillonner, François !
François - Quand je pense que tes parents ont osé te prénommer Éléonore ! (Rires forts.) Éléonore ! Ce serait plutôt, « elle est perdue », oui !
Éléonore - Tu radotes ! Tu me l’as déjà faite celle-là, des dizaines de fois. Si j’étais toi, j’irais consulter. Tes neurones commencent à prendre l’eau, mon cher. Et évite s’il te plaît de parler de mes parents. Laisse-les reposer en paix.
François - Si tu voulais prendre le volant à ma place, il suffisait de me le dire. On aurait gagné quarante-cinq minutes, crois-moi.
Éléonore - Amusant ! Tu sais très bien que je n’ai plus mon permis depuis un mois.
François - Ah oui ! J’oubliais ! Madame emprunte les sens interdits et les couloirs de bus !
Éléonore - Comme toi !
François - Seulement moi, je ne me fais pas pincer. (Il nargue Éléonore et fait semblant de tenir son volant.) Moi je passe dans les couloirs de bus ! Moi je roule en marche arrière dans les sens interdits ! Moi je me gare n’importe où ! Moi je grille les feux rouges ! Moi je passe à travers les mailles du filet ! Ça tombe bien, nous sommes arrivés en Bretagne !
Éléonore - Moi je ! Moi je ! Monsieur « moi je », je n’ai pas de leçon à recevoir de vous ! (Elle tourne la tête.)
François - De moi, non ! Mais de ton professeur de planche à voile, oui !
Éléonore - Encore une de tes idées farfelues. Apprendre la planche à voile à nos âges !
François - Et alors ? C’est très excitant, au contraire. Et puis, tu as vu le prix de cette formule tout compris ? Cours de planche à voile et possibilité de faire du kayak de mer et du catamaran.
Éléonore - Non ! Franchement je ne trouve pas ça très marrant. Moi qui n’ai jamais eu le pied marin…
François - Tu te serviras de tes bras, justement !
Éléonore - Avec les trois sciatiques de cet hiver ?
François - Qu’est-ce que tu peux être chiatique quand tu t’y mets ! Tu n’as jamais entendu parler des vertus tonifiantes de l’air marin ?
Éléonore - L’air marin ! (Face public.) L’air malin, oui ! Et têtu en plus !
François - Un coup de fouet idéal pour faire disparaître la fatigue. (Il écarte les bras et respire fort.) Régénération ! Revitalisation ! Action, réaction ! Et même un peu de libido ! (Il tourne autour d’Éléonore.) Libido par-ci, libido par-là !
Marjorie entre par la porte en arrière-plan et s’approche de François et Éléonore, avec deux coupes à la main. Elle tente de s’interposer.
Marjorie - Madame, monsieur…
François - Imagine-toi au milieu de l’océan ! (Il fait des grands gestes qui font reculer Marjorie.) Dans l’immensité du bleu azur ! Sur ta planche ! Au milieu des dauphins ! Et le vent qui t’emporte vers le large ! Et la brise de mer qui soulève tes cheveux ! (Il attrape la coupe des mains de Marjorie.) Et le sel sur tes lèvres ! (Il boit la coupe.) Et les chalutiers qui passent ! (Bruit de bateau.)
Marjorie - Madame… (Elle tend le verre à Éléonore.)
Éléonore - Mais tu délires complètement mon pauvre François ! Tu te prends pour un vieux loup de mer ! (Face public.) Un peu déplumé le vieux loup de mer ! Il faudra déjà que tu arrives à tenir dessus ! (Elle boit la coupe.)
François (remarque Marjorie) - Tenir dessus ! Bonjour mademoiselle. C’est vous qui donnez des cours de planche à voile ? (Avec un large sourire.) C’est avec vous que nous allons parler du wishbone et des empannages ?
Marjorie - Euh… c’est-à-dire que … (Elle récupère les verres.)
Éléonore - François, enfin ! Tu vois bien que c’est une petite serveuse !
Marjorie (vexée) - Bienvenue à l’hôtel des Vents Marins. La direction vous a offert le verre de l’amitié. Bon séjour !
François (regarde Marjorie de haut en bas) - Bon début, en effet !
Marjorie sort par la porte côté jardin.
Éléonore - Tu ferais mieux d’aller chercher les valises dans la voiture pendant que j’attends l’hôtesse d’accueil.
François - Les valises ! Les tiennes surtout !
François sort en arrière-plan. Camélia, la responsable de l’hôtel, entre par la porte côté jardin. Elle tient un dossier à la main.
Camélia - Madame ! Je me présente : Camélia Prigent, responsable de cet établissement. (Elle lui serre la main.) Vous avez réservé ?
Éléonore - Oui, au nom de Morin. (Elle épelle son nom.) M… O… R… I… N…
Camélia se place derrière le comptoir et ouvre son agenda en tournant les pages.
Camélia - Morin, Morin, Morin…
Éléonore (s’impatiente) - M… O… R… I… N…
Camélia - Ah ! voilà ! Morin ! Avec stage de planche à voile. Formule à cent cinquante-trois euros.
Éléonore - Ça, c’est mon mari.
Camélia - Comment ?
Éléonore - Non, je disais c’est mon mari qui a choisi cette formule.
Camélia - Nous avons deux formules pour la réservation.
Éléonore - Oui, tout à fait. Mon mari et moi.
Camélia revient en avant-scène et observe Éléonore de la tête aux pieds.
Camélia - On cherche à se perfectionner pour faire des grandes traversées ?
Éléonore - Non ! Juste tenter d’apprendre à tenir sur cette foutue planche. Enfin, surtout François. Moi je me serais bien contentée de ma planche à repasser !
Camélia (étonnée) - Débutante ! Vous savez nager ? C’est obligatoire !
Éléonore - Et qu’est-ce qui vous fait croire que je ne sais pas nager ? Même si mon mari me dit souvent que j’ai oublié d’enlever ma bouée, je vous assure que je sais parfaitement nager.
Camélia - Je vous crois madame. Je voulais m’assurer que… Chambre cinquante-six madame. Si vous voulez bien me suivre…
Camélia et Éléonore empruntent la porte côté cour pour quitter la scène.
SCÈNE 2
Marjorie, Julien, Camélia
Julien entre en arrière-plan. Il porte une casquette, une vareuse et a quelques tics nerveux. Il se retourne plusieurs fois, scrute la pièce avec insistance et avance en avant-scène. Après plusieurs hésitations, il ose utiliser la cloche pour appeler quelqu’un. Il s’assoit ensuite sur le canapé et tient ses sacs fermement (bandoulière et sac à dos). Marjorie revient par la porte côté jardin. Elle remarque l’homme et s’approche timidement de lui.
Marjorie - C’est vous qui avez sonné ?
Julien - Chut ! (Il se relève brusquement et se retourne plusieurs fois.) Je suis Julien Renard et j’ai pris une option sur la formule détente et relaxation.
Marjorie - Avec les massages bien-être, cuisses, face avant, genoux, fessiers ?
Julien - Non ! Non !
Marjorie - Massages californiens, suédois, australiens ?
Julien - Pas de massages !
Marjorie - Les soins du visage sont proposés cette semaine à prix réduit.
Julien - Non ! Je ne veux pas me faire refaire le visage !
Marjorie - Je vous conseille tout de même un petit gommage aromatique.
Julien - Un gommage !
Marjorie - Un gommage avec des éclats de purée de papaye par exemple.
Julien - Ni purée, ni papaye, s’il vous plaît ! (Il demande à Marjorie de s’approcher.) Je souhaiterais que mon séjour dans votre établissement soit le plus discret possible. Je suis journaliste au journal « Phare-Éclair » et je prépare un article important. Je tiens à ne pas être dérangé.
Camélia revient et traverse la scène pour sortir côté jardin. Elle remarque Julien et lui fait quelques clins d’œil et quelques signes de la main.
Marjorie - J’aurai la joie de vous proposer des cours individuels de qi gong… (Prononcer « tchi gong ».)… dans le cadre de votre formule.
Julien - Si vous voulez mais alors discrets, discrets, les cours !
Marjorie - Bien monsieur ! Puis-je vous servir un verre ?
Julien - Non ! Pas d’alcool ! Jamais d’alcool ! Je peux savoir où je loge ?
Marjorie - Une seconde ! (Elle ouvre la porte côté jardin et hurle.) Madame ! On le met où le Renard ?
Julien (totalement consterné) - Mademoiselle !
Camélia (en coulisse) - Surtout pas dans le poulailler Marjorie ! Non, je plaisante ! Enfermez-le dans la vingt-deux et prenez-en bien soin !
Marjorie revient près de Julien et lui fait un sourire en se trémoussant.
Marjorie - La vingt-deux, ça vous convient ?
Julien - Ça se trouve où ?
Marjorie - Dans les Côtes d’Armor.
Julien - Pardon ?
Marjorie (tente de se faire remarquer) - Dans l’aile gauche de l’hôtel, monsieur Renard. Si vous voulez, je peux vous accompagner…
Julien - Inutile. (Il se retourne plusieurs fois.) Je trouverai bien le chemin tout seul.
Marjorie (le retient par le bras quand il commence à partir) - Dites ! C’est sur quoi votre article ?
Julien - Si je vous le dis, vous me promettez de garder le secret ?
Marjorie - Monsieur ! Secret professionnel, enfin !
Julien (regarde autour de lui) - Je travaille sur le bernard-l’ermite ! Un magnifique et adorable crustacé mais en grand danger malheureusement !
Marjorie (assez fort) - Vous vous intéressez à des bernard-l’ermite ?
Julien - Mademoiselle ! Moins fort !
Marjorie (rigole bêtement) - Ma sœur a un copain qui s’appelle Bernard. Mais qu’est-ce qu’il est con ! Celui-là, il aurait mieux fait de rester dans sa coquille !
Julien - Ils vont bientôt disparaître si personne ne s’en occupe. C’est d’une extrême importance.
Marjorie - Jamais entendu parler de ça, moi. Même ici sur nos côtes ?
Julien - Partout ! Plus de bernard dans cinq ans !
Marjorie - C’est ma sœur qui ne va pas être contente ! Elle l’a dans la peau, comme on dit, son Bernard ! Non, enfin ! Excusez-moi, je vous raconte des bêtises ! Ils vont tous mourir ?
Julien - Si l’on ne fait rien, c’est une espèce qui n’existera plus.
Marjorie - Et qu’est-ce qu’on va devenir ?
Julien - Chaque espèce a son importance, mademoiselle. Il n’y a aucune raison pour que l’on se préoccupe davantage des dauphins que des bernard-l’ermite. C’est comme si on protégeait davantage les beaux que les moches. Tout le monde a sa place sur notre belle planète !
Marjorie - Tout le monde ? Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Pas tout le monde.
Julien - Si ! Toutes les espèces ont un rôle à jouer dans l’écosystème !
Marjorie - Vous ne trouvez pas que nous sommes déjà assez nombreux ?
Julien - Vous savez, quand on est journaliste, il faut s’intéresser à tout. Plus l’actualité est large et plus l’encre coule rapidement.
Marjorie - Comme la seiche ! J’ai appris ça à l’école.
Julien - Justement je commence à sécher. Je dois aller me reposer. Nous aurons peut-être l’occasion de reparler de tous ces sujets une prochaine fois…
Marjorie - Pendant les cours de qi gong, Bernard… enfin je veux dire...