Un cube de béton avec une porte sur laquelle est écrit « Ascenseur ». Un autre cube de béton avec une porte sur laquelle est écrit « Toilettes ».
I
ANGELIQUE est installée sur une chaise devant la porte « Toilettes » à côté d’une petite table sur laquelle est posée une soucoupe, bien en évidence. Il y a un grand sac informe à ses pieds. Elle est plongée dans un recueil de mots croisés.
ANTOINE, lui, est installé sur une autre chaise à côté du bloc ascenseur. Il a une casquette sur la tête comme un gardien de musée. Il joue sur son smartphone.
Quelque part, bien en évidence, un grand pot dans lequel végète un petit arbuste minable. A côté, un arrosoir.
ANGELIQUE au bout d’un moment, se détachant de ses mots croisés, songeuse : Je m’emmerde. C’est fou ce que je m’emmerde. Je ne me suis jamais autant emmerdée. Mon travail m’emmerde. Les gens m’emmerdent. Même les mots croisés ça m’emmerde ! C’est très emmerdant de s’emmerder à ce point ! (Elle jette, catégorique) C’est de ma faute. A vingt ans j’aurais dû épouser Alex, qui me l’avait demandé à genoux. Alex aurait fait de moi une vraie femme, lui. Une qu’on respecte ! Une à qui on fait le baise-main. J’aurais mené une autre vie. A vingt ans j’étais une conne. J’ai dit non parce qu’il n’avait pas les yeux bleus et qu’il avait été un peu l’amant de ma mère, et je suis tombée dans les pattes d’un salopard qui m’a fait un gosse en pensant à autre chose et qui m’a chamboulé le cœur avant de me claquer la porte de sa vie en plein dans la figure. C’est bien fait si je m’emmerde. Je paye. Je me souhaite de m’emmerder comme ça jusqu’à ma dernière heure. C’est tout ce que ça mérite une idiote de mon espèce ! (A Antoine) Ne te balance pas comme ça sur ta chaise, Antoine ! Tu es trop concentré sur ton jeu, tu ne maîtrises plus tes mouvements, tu vas tomber et te faire mal. Et ce n’est pas ton père qui te soignera !
ANTOINE : Je sais. Mon père s’est barré le jour de ma naissance avec la sage-femme qui t’a délivrée. Tu me l’as déjà dit cent fois.
ANGELIQUE : C’est pour que tu n’oublies pas, mon chéri. Ton père était un beau salaud, comme tous les hommes sans exception. Sauf toi, mon baigneur.
ANTOINE : Je veux être un beau salaud !
ANGELIQUE : Impossible. Tu tiens de ta mère.
ANTOINE : Dommage.
ANGELIQUE : Ne dis pas ça. C’est une sacrée chance.
ANTOINE : Pour qui ?
ANGELIQUE : Pour nous deux. (Un temps. Elle se replonge dans ses mots croisés, puis…) Qu’est-ce que tu as fait cette nuit ?
ANTOINE : J’ai dormi.
ANGELIQUE : Pas seulement. Ne mens pas à ta maman. C’est moi qui ai retapé ton lit ce matin. On ne t’a jamais dit que ça rendait sourd de se tripoter comme ça pendant des heures ?
ANTOINE on ne sait pas s’il le fait exprès ou pas : Hein ?
ANGELIQUE lui crie : Je ne veux pas que tu y touches !
ANTOINE : A quoi ?
ANGELIQUE : A ton morceau !
ANTOINE : Tu n’avais qu’à pas me le fabriquer.
ANGELIQUE : C’est ma faute si tu n’es pas une fille ?
ANTOINE : Oui.
ANGELIQUE catégorique : Non. C’est la faute à ton père ! On va changer nos habitudes. Je te prendrai avec moi dans mon lit dès ce soir ! Je t’aurai à l’œil ! Et si tu touches à ton morceau… couic ! Demain je te conduis chez le vétérinaire. Après tu seras délivré, mon oiseau. Comme Pompon. Tu verras si ça doit t’arriver, ce n’est pas un boucher le vétérinaire. Il fait un travail soigné et tu ne sentiras rien du tout. Tu peux demander à Pompon, justement. Après tu ne seras plus qu’à maman. Et je t’appellerai Juliette.
ANTOINE : Je ne veux pas m’appeler Juliette !
ANGELIQUE : Sois sage alors. Pense à moi en t’endormant.
ANTOINE : Je ne peux pas.
ANGELIQUE : Pourquoi ça ?
ANTOINE : J’ai plein d’autres idées qui me viennent.
ANGELIQUE : Chasse les ! Pense à ta mère je te dis ! Tu n’es pas une bête , Antoine. Tu es un être humain comme moi. Tu es très au-dessus des bêtes. Tu ne l’aimes pas ta maman ?
ANTOINE : Si, je l’aime.
ANGELIQUE : Ah bon. Parce qu’autrement…
ANTOINE : Autrement quoi ?
ANGELIQUE : Je me jette du haut de cette tour qui fait soixante-trois étages ! Sous tes yeux. Et tu iras pointer au chômage. Ça te plait comme perspective ?
ANTOINE : Non.
ANGELIQUE : Pourquoi ?
ANTOINE : Je ne veux pas pointer au chômage.
ANGELIQUE : Tu ne pointeras pas, mon bébé. Je ferai en sorte.
ANTOINE : Tu ne te jetteras pas, alors ?
ANGELIQUE : Non.
ANTOINE : Pourquoi ?
ANGELIQUE : J’ai le vertige.
ANTOINE : Ah ! Bah tant mieux ! (Il tend l’oreille) J’entends l’ascenseur.
ANGELIQUE : Il monte ?
ANTOINE : Oui.
ANGELIQUE : Il ne faut pas rêver mon chéri. Il va s’arrêter avant la terrasse. Personne ne vient plus jusqu’ici, même avec un beau soleil comme aujourd’hui. Avant, quand il y avait toute une forêt autour de nous alors là oui, ça attirait du monde.
ANTOINE : Ce n’était pas vraiment une forêt.
ANGELIQUE : Ah bon qu’est-ce que c’était alors ?
ANTOINE : Un jardin suspendu.
ANGELIQUE : En tout cas c’était plein d’arbres et plein de plantes de toutes les formes. Et c’était vert.
ANTOINE : Oui mais ce n’était pas une forêt.
ANGELIQUE : De toute façon tout a crevé. (Elle désigne le petit arbuste) Sauf lui. Mais il n’intéresse plus personne. La nature, tout le monde s’en fout. Comme ton père qui s’est toujours foutu de tout. Surtout de moi. Tu veux savoir ce qu’il a fait, ton père, quelques mois seulement après ta naissance ?
ANTOINE : Tu me l’as déjà dit au moins un million de fois.
ANGELIQUE : C’est ça, dis-moi que je radote !
ANTOINE sur un ton de lassitude : Il a fait des jumelles de six kilos chacune à la sage-femme qui m’a mis au monde.
ANGELIQUE : Parfaitement. Et cette andouille a explosé en accouchant. Et tu sais ce qu’il a fait ton père, après ça ?
ANTOINE même ton : Il a filé avec sa sœur qui était encore plus moche qu’elle et pourtant qu’est-ce qu’elle était moche !
ANGELIQUE : Qui ça ?
ANTOINE : La sage-femme qui m’a mis au monde.
ANGELIQUE : Comment tu sais ça, toi ?
ANTOINE : C’est toi qui me l’a dit Mamita, au moins un milliard de fois.
ANGELIQUE : Un milliard, tu exagères. En tout cas c’est la vérité. Si tu n’avais pas ta maman tu crèverais de faim, mon poussin.
ANTOINE : Pourquoi ? J’ai mon salaire !
ANGELIQUE : Encore heureux ! Mais qui c’est qui est allé trouver le patron, un jour entre cinq et sept, quand tu as été en âge de travailler, et qui a réussi à le convaincre de t’engager ? C’est ta maman.
ANTOINE : Tu as fait comment ?
ANGELIQUE : Hein ?
ANTOINE : Pour le convaincre, le Big Boss, tu as fait comment ?
ANGELIQUE : J’ai été convaincante, c’est tout. Et arrête de dire « le Big Boss », ça m’agace !
ANTOINE : Tu as touché à son morceau ?
ANGELIQUE : Antoine ! Tais toi ! Je suis ta mère !
ANTOINE : Je suis sûr que tu l’as touché, son morceau, autrement il aurait dit non. (Un temps puis il ajoute) Un jour je serai un Big Boss, moi aussi !
ANGELIQUE : Alors il faudra « big-bosser », mon lapin.
ANTOINE : Je big-bosserai.
ANGELIQUE : Et il faudra que tu prennes des cours si tu veux y arriver. Obligé. Tes années passées à l’école ça ne te servira pas à grand-chose. Tu devras creuser un peu plus. Et qui c’est qui te les paiera, tes cours ? Moi je me saigne déjà aux quatre veines pour qu’on subsiste.
ANTOINE fermé : Je serai un Big Boss, c’est tout ! (Il tend encore l’oreille) J’entends l’ascenseur. Il monte ! Il se rapproche ! Il va venir jusqu’ici !
ANGELIQUE : Tu te fais encore des illusions. Les gens n’ont plus le temps de monter. Admirer un espace vert parfaitement entretenu comme celui qu’on présente ici… (Elle désigne le petit arbuste) … ça ne leur chatouille pas l’esprit ! Pourtant ils sont tous des humains, comme nous. Ils devraient en avoir, comme nous.
ANTOINE : Mais quoi ? Nous on n’a rien.
ANGELIQUE : Si, on a des sentiments, biens cachés dans nos intérieurs. Pas eux. (Un silence et elle ajoute) Un de ces jours, Antoine, tu verras, le patron nous congédiera tous les deux…
ANTOINE : Même si tu touches à son morceau ?
ANGELIQUE fait comme si elle n’avait pas entendu : Il mettra la clef sous la porte.
ANTOINE désignant le petit arbuste : Qu’est-ce qu’il fera de lui alors ?
ANGELIQUE : Des cure-dents. Ça ne va pas être gai, tu sais.
ANTOINE se met à crier, excité : Il vient ! Il est à l’étage en dessous et il continue à monter ! Il vient !
ANGELIQUE : Qui ça ?
ANTOINE : L’ascenseur !
ANGELIQUE tendant l’oreille : Nom de Dieu, c’est pourtant vrai ! Ils pourraient nous prévenir, en bas, quand ils vendent un billet ! Trouver un truc pour qu’on le sache dans la minute, on n’est plus au moyen-âge, merde alors ! On cause, on cause, et puis les visiteurs nous tombent sur le dos, comme ça, sans qu’on s’y attende ! Je ne suis même pas coiffée ! (Elle arrange un peu ses cheveux) C’est peut-être des asiatiques qui vont me prendre en photo sous toutes les coutures, ou bien des américains.
ANTOINE l’oreille collée contre la porte de l’ascenseur : Attention ! Il est presque là !
ANGELIQUE : Je mets la musique.
(Elle sort son portable de son sac et fait rapidement une manip. Immédiatement retentissent des gazouillis d’oiseaux)
ANGELIQUE : La nature, ça attire encore des curieux, finalement ! J’avais tort de dire le contraire. Surtout veille au grain, mon Antoine. N’oublie pas de scanner les billets. Qu’ils n’aillent pas passer sans payer. Il y a des resquilleurs partout.
(L’ascenseur s’est arrêté. La porte s’ouvre et parait Anémone, une belle femme chic et branchée. Angélique se contorsionne pour voir s’il n’y a pas quelqu’un d’autre dans l’ascenseur.)
ANGELIQUE déçue : C’est tout ? Eh ben ce n’est pas encore avec ça qu’on va couvrir les frais !
ANTOINE à Anémone : Billet !
ANEMONE : Mon Dieu ! Où l’ai-je fourré ?
ANGELIQUE marmonne : Tst ! Si c’est un truc pour ne pas payer tu vas te retrouver fissa soixante-trois étages plus bas, ma cocotte !
ANEMONE fouille dans son sac, trouve son billet : Ah ! Le voilà !
(Elle tend son billet à Antoine, qui le scanne)
ANTOINE tout en reluquant Anémone : Passez !
ANEMONE qui aura toujours un ton un peu snob : Merci. (A Angélique) Bonjour chère madame. J’avais peur qu’il y ait un monde fou mais je vois que ce n’est pas le cas !
ANGELIQUE : C’est l’heure creuse.
ANEMONE : Quelle chance ! Je passais dans le coin par hasard et j’avais un peu de temps libre. J’ai vu votre publicité en bas, sur une plaque un peu rouillée. Entre nous, Il serait bon de la changer.
ANGELIQUE : On attend des rentrées d’argent.
ANEMONE : Comme tout le monde. (Et elle poursuit) …Alors je suis montée par curiosité tout en me posant la question suivante : « Mais qu’est-ce que ça peut bien être qu’un jardin suspendu ? » (Elle s’approche du petit arbre) Alors c’est ça !
ANGELIQUE : Oui. C’est de la verdure mais en l’air. Pourquoi ? Ça ne vous plait pas ?
ANEMONE en extase : Oh si ! C’est une merveille ! (Elle s’approche du petit arbuste) On dirait un Glack !
ANGELIQUE : Glack ?
ANEMONE : Oui. Vous ne connaissez pas Glack ?
ANGELIQUE : Non, je n’ai pas l’honneur.
ANEMONE : Alors là vous me sidérez ! On ne parlait que de lui à la dernière foire internationale d’art contemporain !
ANGELIQUE : Ça m’a échappé il faut croire.
ANEMONE : Glack est un sculpteur qui monte ! (Elle regarde le petit arbre) Et c’est tout à fait son style !
ANGELIQUE : Je ne suis pas vraiment connaisseuse.
ANEMONE : Ce garçon est un magicien qui a un parcours étonnant. C’est un argentin d’origine nipponne qui a fait ses études aux beaux-arts de Dublin !
(Elle s’approche encore, veut toucher le petit arbuste)
ANGELIQUE gueule : On ne touche pas, c’est fragile.
ANEMONE retirant sa main: Oh ! Pardon !
ANGELIQUE : Et ça vit.
ANEMONE stupéfaite : Ça vit ?
ANGELIQUE : Oui. Comme vous et moi.
ANEMONE : Alors c’est plus fort que du Glack !
ANGELIQUE : Ça c’est sûr. Il n’y a pas plus fort. !
ANEMONE sur un ton plutôt snob : Et pourtant, vous ne pouvez pas imaginer l’impression que cela me fait quand j’admire une œuvre de cet artiste! Croyez-moi si vous le voulez mais je peux rester plantée devant comme un cactus pendant des heures les yeux écarquillés et la bouche plus-que-bée… Cet homme… cet homme c’est …. Voyez je ne trouve même pas les mots adéquats, c’est…
ANTOINE : Un joli salaud, comme les autres !
ANEMONE : Ah voyez ! Monsieur le connait !
ANGELIQUE stupéfaite, à Antoine : Tu connais ce Glack ?
ANTOINE : Non. J’ai dit ça comme ça, Mamita.
ANEMONE : Un salaud, mais un génie, et ce qui compte c’est le génie et pas ses histoires de famille ! (Elle regarde encore le petit arbuste et s’exclame soudain à l’intention d’Angélique) Mais quelle chance vous avez ! Quelle chance ! Vivre à côté d’un Glack -ou presque- avec cette vue exceptionnelle ! (Elle désigne les spectateur puis elle s’étire, radieuse) Ah ! On respire, ici. On respire ! C’est presque le paradis ! (À Angélique) Vous en êtes consciente au moins ?