Clarice et Maria, vieillesse comique

Clarice et Maria, qui ne sont pas sans évoquer Les Vamps, vivent leur train-train quotidien et conversent en se lançant des piques. On comprend que Maria domine Clarice. Dans l’acte II, cette dernière devient plus détachée et donc moins soumise. L’acte III décrit un souper au cours duquel Clarice va livrer une information inattendue : les deux vieilles sont demi-sœurs. Dans l’acte IV, Maria n’a pas de souvenir de la veille, son rôle s’affaiblit et Clarice dirige. Dans le dernier acte, c’est la réconciliation, car comme le pense Clarice, des relations apaisées sont plus agréables que des rapports conflictuels.

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ACTE I

 

Nous sommes chez Clarice, dont l’intérieur est du plus mauvais goût. Tandis que la vieille a l’air très occupée à son train-train, son amie Maria est assise à table, détendue mais visiblement désœuvrée.

 

 

CLARICE

Si ça ne vous dérange pas, comme il est dix heures et demie, je vais donner un petit coup de balai.

 

MARIA

Ne vous gênez pas pour moi. (Elle s’installe encore plus confortablement, les bras croisés derrière la tête et regarde autour d’elle.) On n’est pas si mal chez vous (Elle le dit en prenant un air sensiblement dégoûté tout de même.) Bon, c’est plutôt sombre. Comment se fait-il qu’il n’y ait qu’une fenêtre ?

 

CLARICE

Il y en a trois, mais deux sont cachées par mes buffets.

 

 

MARIA

Ah ! Il fallait y penser… On pourrait peut-être le suggérer par courrier à la présentatrice de Déco sur M6, celle qui ressemble à Marine Le Pen.

 

CLARICE, poursuivant sa réponse

Ben sinon… où je les mettais donc mes buffets ? Ils me viennent de ma mère quand même.

 

MARIA

(Un peu dans sa barbe) C’est sûr que c’eût été dommage de vous en séparer. (En grimaçant et en regardant le public.) De si belles pièces…  Il vaudrait le coup de tenter de les vendre aux enchères, pour vous débarrasser. (Prenant le ton d’un commissaire-priseur et faisant avec ses mains un porte-voix.) « Et maintenant ce superbe buffet en Formica. Admirez comme il est rafistolé avec du papier Vénilia tout décoloré. (Plus fort.) Il vous est proposé garni de vieilles bonbonnières en bleu de four qui donneront à votre intérieur un aspect moderne et contemporain. On commence les enchères à quatre euros pour le tout ! La livraison est naturellement offerte, elle sera de bon cœur assurée par la venderesse…»

 

CLARICE, lui tournant alors le dos, manifestement vexée

Moi je préfère mon intérieur au vôtre. Avec votre goût pour les peaux de bête à même le sol ; pour une femme de votre âge…

 

MARIA, se ruant sauvagement vers Clarice, telle une furie

Quoi mon âge ? J’ai deux mois de moins que vous !

 

CLARICE

Là n’est pas la question. À notre âge, l’on doit bien se tenir. (Elle l’a dit de manière un peu ridicule, trop appliquée.)

 

MARIA, imitant alors la voix de Clarice

… Mettre un fichu sur la tête, aller à l’église, bien plier sa serviette…

 

CLARICE

Parfaitement. (Convaincue.) Toutes mes amies du parc sont bien d’accord avec moi.

 

MARIA

Pff… Il faut voir cette assemblée de vieilles chouettes. On s’amuserait plus avec des bonnes sœurs. (S’apaisant après un court silence.) Tenez en parlant de s’amuser, que faites-vous cette après-midi ?

 

CLARICE

Mon programme habituel, évidemment.

 

MARIA, ne comprenant pas de quoi il peut s’agir, mais déjà comme répugnée par la réponse

C’est-à-dire ?

 

CLARICE

J’ai d’abord Les Feux de l’amour. Les Newman et les Abbott me font tellement rêver…

 

MARIA, dans sa barbe, en se tournant vers le public

Moi, tellement vomir !

 

CLARICE, très solennelle

Puis je fais une petite sieste.

 

MARIA

Après de telles inepties, il faut bien se reposer un peu.

 

CLARICE, prenant un air appliqué

Ensuite, je regarde Les chiffres et les lettres…

 

MARIA, la coupant aussitôt

À quoi cela peut-il bien vous servir ? Vous n’avez même pas le temps de noter les chiffres ou les lettres, qu’ils donnent déjà la réponse !

 

CLARICE, ne souhaitant manifestement pas relever

… et enfin Questions pour un champion.

 

MARIA, articulant pour mieux insister

Avez-vous déjà seulement trouvé la moindre bonne réponse ? (Elle sourit à la fin, visiblement réjouie de blesser.)

 

CLARICE

Oh ! mais je ne cherche pas les solutions, je regarde seulement pour Julien Lepers. Quel bel homme !

 

MARIA

Ma pauvre Clarice ! Les bras m’en tombent. (Elle exécute le geste bruyamment.)

 

CLARICE, poursuivant

Il est si bien habillé, si bien peigné. Le gendre idéal comme on dit. (Elle a gloussé comme une collégienne.)

 

MARIA

Faudrait peut-être voir à faire une fille, avant de vous chercher un gendre.

 

CLARICE

Une fille ? Hélas, Dieu n’a pas voulu me faire ce cadeau…

 

MARIA, la regardant plusieurs fois de haut en bas et se tournant vers le public d’un air entendu

C’est certainement à Dieu qu’il faut vous en prendre ! (Puis, après une pause.) Julien Lepers ! (S’approchant de Clarice, et lui chuchotant à l’oreille.) Moi, ce qui m’attire voyez, c’est plutôt le style blouson en cuir, tatouages partout, chaîne dans les mains…

 

CLARICE

Pas du tout le style Julien Lepers !

 

MARIA

J’vous l’fais pas dire. Quoiqu’avec les gens du show-biz, on ne sait jamais. Voyez Roch Voisine…

 

CLARICE

? ?

 

MARIA

Laissez tomber. (S’éloigne, puis finalement revient) Pour en revenir à mes fantasmes, moi j’imagine souvent que plusieurs gars en cuir, tatouages et chaînes, me suivent sauvagement pendant que je rentre à la maison. La ruelle est sombre… (Elle a pris sur la fin un ton théâtral et a fait pivoter ses bras, tout en écartant légèrement les jambes. Elle est à présent à l’arrêt.)

 

CLARICE

Moi pareil ! J’imagine plusieurs beaux Julien Lepers assis amoureusement à mes côtés, sur le canapé… (Elle a prononcé les trois derniers mots sur le même ton que la dernière phrase de MARIA.)

 

MARIA, regardant le public d’un air entendu

Ça me fait nettement moins d’effet là tout de suite. J’en ai la gorge qui se dessèche.

 

CLARICE, avec un empressement ridicule

Voulez-vous un petit verre d’eau minérale ? J’ai de la Vittel rouge. (MARIA prend rapidement un air consterné, secoue la tête puis elle sort de la poche de sa robe un gigantesque flacon en acier) Qu’est-ce que vous avez là dites-moi ? Pas du whisky quand même ? À votre âge et à cette heure-ci…

 

MARIA, sans relever

Pas du tout, c’est un mélange de ma création : un tiers infusion de tilleul, un tiers jus de chou, un tiers vodka, un tiers café. Ça me donne un léger coup de fouet quand j’ai besoin. (Elle en boit une gorgée et s’en extasie de façon tonitruante avec une expression quasi effrayante)

 

CLARICE, se dirigeant vers la table

Oh ! j’allais oublier. Faut que je vérifie ma liste pour la pharmacie, votre potion m’y fait penser.

 

MARIA

Vous n’y êtes pas déjà allée hier ?

 

CLARICE

Ah sûrement pas ! J’y vais seulement le premier de chaque mois. (MARIA marque un signe de désintérêt.) Cela me permet de racheter mes crèmes et médicaments qui se sont périmés le mois précédent. (MARIA, qui a fermé les yeux, secoue légèrement la tête comme face à une ineptie) Alors, il me faut du tilleul justement, de la gentiane, des pansements et de la vaseline.

 

MARIA, a tourné brusquement la tête vers Clarice, les yeux exorbités

Pour quoi faire de la vaseline ? À votre âge et à cette heure-ci… (Reprenant cette remarque sur le ton de Clarice.)

 

CLARICE

C’est pour ma peau. (Elle se caresse gauchement le visage.) Il s’agit d’une astuce beauté qu’a donnée Sophie Favier dans une émission télé au milieu des années 80.

 

MARIA, souriant au public

Alors, si c’est Sophie Favier qui conseille la vaseline…

 

CLARICE

Et vous, vous n’allez pas aux commissions aujourd’hui ?

 

MARIA

Oh non ! moi j’y vais le samedi.

 

CLARICE

Alors qu’il y a tant de monde ?

 

MARIA

Justement, c’est mon plaisir. J’adore toute cette affluence aux caisses, les gens énervés qui disent : « elle ne peut pas faire ses courses en semaine cette jeune et belle retraitée ? » (Regardant attentivement et avec autorité si Clarice ose contester.) J’en profite chaque samedi pour faire mes provisions de la semaine : papier toilette, essuie-tout, fromage blanc (10 kilos), farine (5 kilos), huile (3 bouteilles), pruneaux (2 kilos), et cetera. Il me faut deux caddies (Fièrement). Croyez-moi, j’en écrase des chevilles chaque samedi ! (Elle l’a souligné avec un réel plaisir.)

 

CLARICE

Mais en semaine, vous allez bien au Franprix pour vos petites courses ?

 

MARIA

Bien sûr, j’y ai mes habitudes. (Après une pause, prenant un air mystérieux et supérieur à la fois.) J’y fais aussi de bien charmantes rencontres… L’autre jour, un beau moustachu idéalement charpenté m’a plaquée contre le rayon des fromages. (Après une brève hésitation, faussement gênée.) Puis il m’a reniflée.

 

CLARICE

Il pensait que vous sentiez quelque chose ?

 

MARIA

Je ne vois pas bien. Le Pont-l’évêque peut-être, j’en avais terminé un la veille.

 

CLARICE

Ça me donnerait presque faim, vos aventures au Franprix !

 

MARIA

Qu’est-ce que vous faites à midi ?

 

CLARICE

Un petit gratin de nouilles.

 

MARIA

Oui, ça vous ressemble bien. (Elle ricane en regardant le public.)

 

CLARICE

Et vous, qu’est-ce que vous mitonnez ?

 

MARIA, du tac au tac

J’ai un reste de daube à finir, avec des haricots blancs, rouges et verts.

 

CLARICE, exagérément enjouée

Ah ! c’est bon les haricots blancs, surtout les cocos.

 

MARIA, sans entrain

Oui. (Puis, paraissant dubitative après un long silence.) Faudrait pas en manger tous les jours quand même. Sinon faut pas espérer se faire serrer au rayon des fromages. (Puis après une pause.) Dites Clarice, ça me fait penser, vous n’auriez pas récemment renouvelé votre stock de Stopaugaz à la pharmacie ?

 

CLARICE

Non, je n’en prends plus du tout. J’ai un truc maintenant : manger du persil frais.

 

MARIA

Encore une brillante astuce de Sophie Favier !

 

CLARICE

Non, je l’ai lue dans Ici Paris.

 

MARIA

De mieux en mieux… (Puis, comme si de rien n’était.) À ce sujet, faudrait peut-être voir à vous enlever le morceau de persil que vous avez coincé entre les dents.

 

CLARICE, s’exécutant promptement

Vous faites bien de me le dire. Moi qui attends la visite du neveu de ma cousine d’un instant à l’autre. Il doit m’apporter des timbres pour ma collection. (Elle l’a dit sur un ton important.)

 

MARIA, réfléchissant

Le neveu de votre cousine, ce serait pas aussi votre cousin ?

 

CLARICE

Eh non ! (Et, comme si elle avait l’habitude de préciser la chose.) C’est son neveu par alliance à ma cousine.

 

MARIA

Je croyais qu’elle n’était pas mariée.

 

CLARICE

Oui, mais c’est tout comme. Elle est en union libre, comme on dit.

 

MARIA

J’y comprends plus rien. Sans alliance, pas de neveu par alliance ! (Puis, après une pause.) Au fait, votre neveu, il serait pas un peu… (Elle remue un peu le derrière, en regardant le public.)

 

CLARICE, comme offensée

Ah non ! Il fréquente beaucoup (L’a dit avec fierté.) et des jolies filles…

 

MARIA

Je ne voulais pas dire ça. Il serait pas un peu simplet, gogol ?

 

CLARICE, avec force

En aucune manière ! Il a un brevet de technicien supérieur…

 

MARIA, la coupant

Un BTS quoi !

 

CLARICE, poursuivant sa phrase

… en économie…

 

MARIA, sincèrement admirative

Ah oui ! dans ce cas…

 

CLARICE, poursuivant laborieusement

… sociale et familiale.

 

MARIA, éclatant de rire triomphalement

Le truc où on apprend à coudre et à repasser ?

 

CLARICE, naïvement contente d’être comprise

Exactement ! Vous connaissez ?

 

MARIA

Pour sûr que je connais. Je m’y attelle tous les dimanches ! (Puis secouant la tête, comme dépitée.) C’est pas comme ça que votre cousin va développer son QI. Il est pas près de gagner sa vie ! Il faudrait qu’il crée une invention, qu’il la commercialise… Un ouvre-boîte radioréveil par exemple.

 

CLARICE, se prenant très sérieusement au jeu

Ou des pantoufles-fusée !

 

MARIA, consternée, se tournant vers le public comme pour le prendre à témoin

Ma pauvre Clarice ! Je ne sais pas comment chaque matin vos quelques neurones vous commandent suffisamment pour enfiler les vôtres, de pantoufles.

 

CLARICE, qui n’a manifestement pas entendu

Bon, c’est pas tout ça, mais faudrait que je pense à râper mon fromage pour mon petit gratin.

 

MARIA

Enfilez donc vos chaussons-fusée, ça ira nettement plus vite ! (clin d’œil complice au public. Puis, après avoir observé les gestes de Clarice.) Elle serait pas toute rouillée votre râpe à fromage ?

 

CLARICE

Oh, ça me fait des oligo-éléments, c’est bon pour mes artères. Ils en ont parlé dans le magazine de la santé sur la Cinq.

 

MARIA

Ils ont causé de votre râpe à fromage ? Je crois ma pauvre Clarice que voilà encore un programme qui n’est pas intellectuellement à votre portée. (Elle sourit rapidement, contente d’elle.)

On frappe soudain à la porte. Un jeune homme en pull-over angora bleu vif et pantalon orange entre. Il adresse un « bonjour Taty » à Clarice. Il s’avère aussi voûté et dégingandé que Gaston Lagaffe.

 

CLARICE

Ah, Éponin ! mon petit ! Tu m’amènes des timbres ?

 

ÉPONIN

Oui ma Tante.

 

MARIA, imitant la voix d’Éponin en le dénigrant

Oui ma Tante !

 

CLARICE, examinant les timbres avec le plus grand sérieux

Oh ! Un timbre avec un coucher de soleil ! Et celui-ci : une tulipe ! Et celui-là : un petit chat !

 

MARIA, consternée

Clarice ! Regardez je vous prie votre cadre au-dessus de l’évier. Eh oui, un petit chat qui mange une tulipe devant un coucher de soleil ! Vraiment, tout ceci manque cruellement d’originalité, de fantaisie, d’inspiration. (Puis après un court instant pour mesurer l’effet de sa remarque, elle sort un sac plastique de dessous la table.) Si vous voulez prendre du plaisir dans la vie, prenez plutôt exemple sur cette petite folie que j’ai faite (Elle déballe et sort d’une boîte des chaussures manifestement pour homme, très pointues. Elle les enfile. Avec sa tenue, et son physique, c’est ridicule). Ne sont-elles pas somptueuses ?

CLARICE, enthousiaste

Ça vous affine le pied !

 

MARIA, regardant Éponin

Un peu, mon neveu ! (Puis après réflexion, se dirigeant vers Clarice en faisant claquer violemment ses chaussures.) Attendez une minute, mes pieds auraient besoin d’être affinés ?

 

CLARICE, manifestement désolée

Je disais ça machinalement, sans réfléchir.

 

MARIA

Comme à votre habitude. Revenons à nos chaussons.

 

ÉPONIN, qui n’avait pas bougé jusque là

Je crois bien qu’elles m’iraient ces chaussures. (L’a dit avec une voix très faible pour finir sa phrase.)

 

MARIA, presque violemment et mimant une prise de karaté

Pas touche, l’éponyme ! Qui vous a demandé de croire quelque chose ?

 

ÉPONIN

Je disais ça machinalement, sans réfléchir.

 

MARIA

C’est sans doute de famille. (Puis, après une pause.) Je vous donne seulement le droit, mon cher poney, de me les lustrer. Vous avez dû apprendre ça lors de votre BTS ! (Elle a fortement insisté sur chacune les trois lettres. Éponin ne réagit pas. Clarice se dirige quant à elle vers le frigo.)

 

CLARICE

Tiens Éponin, je t’ai acheté une religieuse à la pistache pour te remercier de ta visite.

 

ÉPONIN

Merci ma Tante. (Il prend le gâteau puis quitte l’appartement.)

 

MARIA

C’est ce qui s’appelle une visite éclair ! (Puis, se tournant vers le public.) Religieuse, éclair… (Puis, faisant face à Clarice.) Et moi, vous ne m’avez pas prévu une petite douceur pour vous avoir rendu visite ce matin ?

 

CLARICE

Vous, vous n’en avez pas besoin.

 

MARIA, stupéfaite

Comment ça ? J’aurais besoin d’un régime ?

 

CLARICE

Là n’est pas la question. C’est bientôt l’heure du déjeuner ; vous n’allez pas commencer par un dessert !

 

MARIA, se dirigeant vers la porte

C’est juste. Ma daube m’appelle. À plus tard ma Tante !

 

Elle quitte l’appartement de Clarice. Le rideau tombe.

 

 

 

ACTE II

 

 

 

Le rideau se lève. C’est à présent l’appartement de Maria, reconnaissable aux peaux de bêtes qui jonchent le sol à peu près partout. Une couleur panthère, vulgaire, domine. Maria est allongée sur un transat de plage, les pieds relevés, chaussés comme précédemment. Elle lit Télé Z en ricanant. Une grande feuille de bananier, actionnée par une machine, lui ventile le visage. On frappe.

 

 

MARIA, immédiatement et méchamment

Y’a personne !

 

CLARICE, qui est entrée quand même

Ah ! merci de m’ouvrir. (Elle enlève son imperméable trempé, cherche où elle pourrait le mettre et, faute de mieux, le met dans l’évier. Maria n’a toujours pas levé le nez de son magazine et continue de ricaner.) Vous lisez les blagues ?

 

MARIA

Non. Je lis les résumés de vos Incendies de l’amour (Elle l’a dit en grimaçant.)

 

CLARICE

Oh ! vous les avez ? J’étais pas venue pour ça, mais puisque vous insistez…

 

MARIA, retenant fermement son Télé Z

Vous pouvez pas vous l’acheter ? pour quarante-cinq centimes…

 

CLARICE, sceptique

Ça fait quand même le prix d’un kiwi.

 

MARIA

C’est pas le même usage.

 

CLARICE, réfléchissant avec application

Remarquez, c’est vite mangé un kiwi, alors que le Télé Z, j’en profiterais toute la semaine.

 

MARIA

Vous pouvez aussi le faire durer toute la semaine, votre kiwi !

 

CLARICE, sur un ton soudain très sarcastique qui ne lui ressemble absolument pas

Tout ceci est réellement passionnant. J’ai bien fait de venir…

 

MARIA, visiblement surprise

Vous avez encore mis du cognac dans votre café ?

 

CLARICE

Oh ! une larme, ainsi qu’une goutte d’huile essentielle de lentisque pistachier, pour faire couler.

 

MARIA

Des lentilles à la pistache dans du café ? Pourquoi pas un peu de votre vaseline, pour faire couler comme vous dites ?

 

CLARICE, toujours sur le même ton qui ne lui ressemble pas

Vous êtes particulièrement en forme cet après-midi Maria ; c’est votre sieste sous les cocotiers qui vous a éclairci l’esprit ?

 

MARIA, se levant en manquant de tomber

Non mais qu’est-ce qui vous arrive ? Vous voulez que j’appelle votre médecin ? (Puis, sur un ton caustique.) Votre ami le Docteur Groin…

 

CLARICE

Je vais plutôt m’asseoir. (Elle cherche où. Faute de mieux, elle s’installe par terre, en évitant soigneusement les peaux de bêtes.) Que lui reprochez-vous au juste à mon médecin ?

 

MARIA

Hormis son patronyme ? Sa fausse connivence avec vous.

 

CLARICE, affirmative

Vous êtes jalouse ma parole ! Comme c’est risible d’envier des relations ouvertement tarifées… (Indifférente, elle sort un livre de sa poche. La couverture indique : « un grand roman d’amour offert par votre Magazine Nous Deux ». Maria s’est contorsionnée pour la lire.)

 

MARIA, narquoise

Voilà de la grande littérature ! Cet opus a dû rafler tous les prix…

 

CLARICE, presque blessante

C’est en tout cas au moins aussi intéressant que votre Télé Z. (Elle repose alors son roman et prend une pose de méditation, les yeux fermés.)

 

MARIA

Charmante votre compagnie ! Puisque c’est comme ça… (D’un pas exagérément déterminé, révélant son agacement, elle se dirige vers le vélo d’appartement situé dans un coin de la pièce et se met à pédaler.) Il y a les feignantes, et les autres…

 

CLARICE

Il y a les bien proportionnées, et les autres… (Maria pédale alors plus violemment, comme pour intimider Clarice.) Vous savez que le vélo développe les cuisses, donc les fait grossir ? (Maria descend du vélo, excédée, et se remet dans son transat. Elle prend une barre au chocolat sur la table située juste à côté.) Ah ! vous voilà déjà plus dans votre élément ! (Clarice se met alors à faire la chandelle.)

 

MARIA

Vous savez chère Clarice qu’il faut tout de même vous méfier ; un accident de yoga est très vite arrivé. Si quelqu’un passe près de vous et vous bouscule par inadvertance, c’est le coma assuré. Surtout si la personne est un peu forte au niveau des cuisses, à force de faire du vélo…

 

CLARICE

La détente aussi c’est dangereux ; un transat peut malencontreusement se refermer sur son occupante…

 

MARIA

Mais pourquoi diable les accidents se multiplieraient-ils dans mon appartement ?

On entend alors un grand bruit venant du lave-vaisselle. De l’eau noire gicle devant celui-ci. Maria se lève précipitamment et cherche manifestement quelque chose pour éponger. Ne trouvant rien, elle prend l’imperméable de Clarice dans l’évier et s’en sert vigoureusement comme serpillière. Après quoi, elle rejette le vêtement dans l’évier. Clarice n’a rien vu, puisqu’elle fait toujours la chandelle, tournée vers le public. Maria essaie de prendre une contenance, l’air détaché, quand Clarice se remet sur pied.

 

CLARICE

On n’a pas entendu un bruit ?

 

MARIA, le plus naturellement possible

Non ; ça devait être dans vos oreilles, des acouphènes. Quand on a la tête en bas… (On entend alors distinctement frapper, puis : « c’est le facteur ! »)

 

CLARICE, à MARIA

Ah ! j’avais bien entendu quelque chose… Le facteur ? À cette heure-ci ? C’est louche. N’ouvrez peut-être pas.

 

MARIA, se dirigeant vers la porte

Mais non ! Je reconnais la voix de Monsieur Alfred. (Elle ouvre. Il entre.)

 

ALFRED

Du courrier pour vous, Madame Maria. (Il est très grand, en uniforme de facteur.) Votre Canard enchaîné, votre catalogue Daxon et… (Hésitant, la voix plus basse.) votre calendrier sportif. (Il lui fait un clin d’œil. Maria attrape le tout, avec une rapidité manifeste.)

 

CLARICE

C’est un calendrier de cyclisme ?

 

MARIA

Non, de rugby ; cherchez pas. (Puis, poussant le facteur dehors.) À bientôt, Alfred !

 

CLARICE

Dites donc, vous êtes polie avec les travailleurs… Vous auriez pu lui offrir un petit verre de jus de chou !

 

MARIA

Décoré d’une tige de persil récolté par Sophie Favier ? Je ne veux pas le retarder. Il est bien temps qu’il finisse sa tournée, à l’heure qu’il est…

 

CLARICE

Si c’est pour me dire qu’il est temps que je rentre chez moi, ce n’est pas très délicat. Je commençais à m’ennuyer cela dit… (Elle se dirige vers l’évier et attrape son imperméable. Surprise de le trouver si trempé, elle le soulève lentement, un peu éberluée.)

 

MARIA, s’avançant à petits pas

Oui, pendant que vous méditiez, nous avons eu comme un dégât des eaux, une vidange inopinée de mon lave-vaisselle…

 

CLARICE

Je vais difficilement pouvoir l’enfiler ! J’attraperais sûrement une broncho-pneumonie…

 

MARIA, se dirigeant vers son placard et mettant les mains sur ses hanches

Je vais bien vous dégotter quelque chose. Moi, quand il s’agit de dépanner… (Elle farfouille. On entend un bruit d’effondrement.) Ça y est ! Je l’ai ! Je l’avais mise de côté pour le Secours populaire ; elle était tout derrière mon fourbi. (Elle sort une immonde robe de chambre marron en éponge, toute déchiquetée comme si elle avait été lacérée par quelque chien.)

 

CLARICE, dégoûtée

Une de vos peaux de bêtes ? Ce n’est pas carnaval quand même !

 

MARIA, presque outrée

Vous qui évoquiez le savoir-vivre, tout à l’heure à propos du facteur, faudrait voir à balayer devant votre porte !

 

CLARICE

Avec votre vieux peignoir en guise de balayette alors ! (Après une pause.) Non vraiment, je préférerais encore partir toute nue, comme vos rugbymen… (Maria ouvre la bouche comme pour dire quelque chose, mais rien ne sort. Elle se détourne, manifestement piquée et honteuse.) Je vous dis bien le bonsoir !

 

MARIA

On ne peut pas se quitter ainsi ! Mangeons ensemble pour souper, pour me faire pardonner, rapport à votre défunt pardessus…

 

CLARICE

C’est une idée… Disons à dix-neuf heures ?

 

MARIA

Je serai chez vous à dix-huit heures trente ! Cuisinez bien !

Le rideau tombe.

 

 

ACTE III

 

Le rideau s’ouvre sur l’appartement de Clarice. Les buffets sont à présent à moitié peints en blanc. Le chantier semble en cours. La table a été mise, avec des chandeliers baroques et raffinés. Clarice se tient de dos devant son évier. Le Boléro de Ravel est en musique d’ambiance. On frappe à la porte. Clarice lève la tête vers sa pendule. Il est dix-huit heures quinze.

 

 

CLARICE, amicalement

Le restaurant gratuit est ouvert !

 

MARIA, entrant bruyamment, chargée d’un paquet

Ça sent le cassoulet dans votre cage d’escalier ! J’espère que ça vient pas de chez vous… J’avais caressé l’espoir de déguster des mets plus raffinés.

 

CLARICE, un peu dans sa barbe

C’est commode, les gueuletons chez les autres.

 

MARIA, regardant autour d’elle

En parlant de commodes, qu’avez-vous fait de vos buffets ? C’est de l’art nouveau ?

 

CLARICE, sèchement

Vous les avez jugés assombrissants pour ma pièce ; je les ai donc peints en blanc, pour éclaircir. Si vous étiez arrivée à dix-neuf heures, comme convenu et en bon savoir-vivre, j’aurais pu avancer un peu plus. (Puis, regardant le paquet de Maria.) Vous m’avez acheté un nouvel imper ?

 

MARIA, feignant la surprise

Ah non, pas du tout ! Ça c’est pour le dessert. Des boudoirs trempés dans un mélange d’eau et de lait. J’en ai amené essentiellement pour moi ; je sais que vous n’aimez pas trop ça… Je dois n’en avoir que trente-deux, une boîte quoi. Comme du fait de l’imbibage, ils ont tendance à ramollir, faudrait voir à les maintenir au frigidaire.

 

CLARICE, avec un sérieux comique

Ce serait dommage de les faire gâcher…

 

MARIA, ouvrant le réfrigérateur

Houlà ! Faut faire de la place ! (Elle pousse sans vergogne un certain nombre de choses. Un œuf tombe par terre et se casse.) Maria 1, l’œuf 0 ! (Ricanant.) De toute façon, je suis bien sûre qu’il n’était plus très frais, comme beaucoup de choses ici…

 

CLARICE

Vous êtes vraiment sans gêne. Je ne sais pas comment je peux tolérer ça.

 

MARIA, haussant les épaules, montrant qu’elle n’en sait rien

Votre âme d’esclave sans doute, les sermons du curé qui vous enseignent la bonté, que sais-je encore… (Puis après une pause, tenant toujours la porte du réfrigérateur ouverte.) Moi, ce sont vos victuailles qui me donnent faim.

 

CLARICE, peu amène

Fermez cette porte ! Le froid s’échappe, en même temps que mes économies.

 

MARIA

Quelle rabat-joie alors ! Vous nous ferez un ulcère un de ces jours, mais vous l’aurez cherché…

 

CLARICE

Au moins, je n’aurai plus à supporter vos diatribes et votre occupation permanente. Vous vous ennuyez tant que ça toute seule chez vous ?

 

MARIA

Je vous rappelle que j’ai daigné venir ce soir pour vous faire plaisir. J’avais sinon tout un programme…

 

CLARICE, pouffant de manière inattendue

Un bouillon cube et une rediff d’un spectacle de Bigard certainement…

 

MARIA, ne relevant pas

Et de votre côté, avez-vous prévu des animations ?

 

CLARICE, du tac au tac

Hélas, les rugbymen en string n’étaient pas disponibles ce soir, pas plus que les Village People enchaînés les uns aux autres.

 

MARIA, souriant longuement au public en montrant qu’elle encaisse cette plaisanterie facile

Votre musique n’annonce rien de bon en tout cas (Elle éteint la chaîne hi-fi.) Ah ! Ça repose ! (Immédiatement, Clarice met en route un mixeur qui fait un bruit assourdissant. Maria regarde à nouveau le public, faisant comprendre qu’elle n’est pas dupe de la réaction de Clarice. Puis, criant pour se faire entendre.) Je comprends que tout à l’heure vous soyez venue chez moi pour méditer, c’est plus propice !

 

CLARICE, criant elle aussi pour se faire entendre

Qui est-ce qui pisse ? (Puis, en maugréant.) Il va encore falloir éponger avec mes affaires sans doute… (Elle arrête le mixeur.)

 

MARIA

Ah ! quand même ! (Après une pause.) Qu’est-ce que vous faites, au fait ?

 

CLARICE

Je mixe des girolles et des figues.

 

MARIA

Ah ! ça part bien.

 

CLARICE

Ne vous réjouissez pas, c’est pour faire des barquettes pour congeler… J’ai prévu pour vous des champignons beaucoup moins comestibles…

 

MARIA

Vous en mangerez aussi, ne l’oubliez pas quand même ! À moins qu’on ait dans l’après-midi légalisé l’euthanasie !

 

CLARICE

Vous en connaissez des mots savants ! La lecture de Télé Z, sans aucun doute… Bon, je vous abandonne une minute, je dois finir de me préparer, puisque vous ne m’en avez pas laissé le temps en débarquant si tôt… (Elle ouvre une porte, qui semble donner sur sa chambre, et sort alors de la scène.)

 

MARIA, alors qu’elle est à présent toute seule

Oh ! ne vous embêtez pas pour moi… Je vais m’occuper (Elle a déjà les doigts dans les barquettes de girolles et s’en gave. Puis, elle ouvre les placards. Elle y trouve une plaque de chocolat.) Pff ! cette petite douceur, elle n’en fera rien (Elle la met dans la poche de sa robe, sur son ventre, puis se dirige vers un des buffets, qu’elle regarde en grimaçant. Elle y attrape des enveloppes, qu’elle décachette à la hâte.) Pff ! vraiment inintéressant son courrier… (Elle expédie les documents derrière le buffet, juste quand Clarice réapparaît.)

 

CLARICE

Je ne vous ai pas fait trop attendre ? Je voulais quand même me débarbouiller…

 

MARIA, les mains derrière le dos pour paraître innocente

Vous pensez ! (Après une pause.) C’était du rapide vos ablutions ! Et vous avez même eu le temps d’enfiler une robe ? (Elle s’est approchée de Clarice et se met à tâter sa tenue.) C’est du crêpe ?

 

CLARICE

Vous pensez ! (Après une pause.) C’est de l’éponge, vous savez, comme votre peignoir pour les nécessiteux ou les sinistrés des inondations… Ce tissu absorbant sera parfait si j’échappe un de vos délicieux boudoirs sur mes cuisses.

 

MARIA, boudant

Je constate en tout cas que vous ne m’avez même pas complimentée sur ma tenue. J’ai tout de même investi. (Elle porte une robe noire qui la boudine incroyablement, et toujours ses chaussures d’homme.)

 

CLARICE, faisant laborieusement le tour de MARIA

Elle vous serrerait pas un peu ?

 

MARIA

Pour le moment, oui, mais ça va se détendre m’a dit la vendeuse. Suffit d’attendre. (Elle se plante devant l’évier, les bras croisés. Puis, après une pause.) Mais, vous avez changé de cadre ?

 

CLARICE

C’est plus à votre goût ? Vous êtes tellement difficile…

 

MARIA, sceptique devant le cadre

Un orang-outan qui mange un téléphone portable devant une cascade... Encore une référence à trois timbres donnés par votre cousin ? Il ne peut pas plutôt vous amener des Mariannes ? Ça vous donnerait des idées de coiffures… (Elle regarde avec consternation le chignon de Clarice, qui est il faut dire tout à fait raté.)

 

CLARICE, inspectant de nouveau la robe de MARIA

Malgré l’attente, elle ne se détend pas. On pourrait peut-être y donner un grand coup de ciseau ? (Elle se dirige avec entrain vers un des buffets.)

 

MARIA

Pourquoi pas aussi m’infliger un bon coup de scalpel, tant que vous y êtes ?

 

CLARICE, très enthousiaste

Oh oui ! comme dans l’émission de télé-réalité sur la chirurgie esthétique !

 

MARIA

Vous regardez ça ? Mon Dieu… Avec mon argent en plus !

 

CLARICE

Comment ça ?

 

MARIA

Je paye bien la redevance, non ? (Après une pause.) Au moins, pour vous faire pardonner votre train de vie ruineux, offrez-moi donc un apéritif !

 

CLARICE

Vous n’avez pas votre fiole personnelle ce soir ?

 

MARIA, tâtant dans sa robe, à l’endroit où se trouve la plaque de chocolat

Je ne l’ai pas jugée indispensable, comme vous m’invitiez… Il va vous falloir me ravitailler si vous ne voulez pas me voir me dessécher.

 

CLARICE, essayant d’être spontanée et faisant porter sa voix

Qui veut un apéritif ?

 

MARIA

Qu’avez-vous de buvable sur votre chariot doré Lidl ?

 

CLARICE, sur un air important

Alors… d’entamés, j’ai un reste de Suze et du muscat. Il y a aussi du Porto non ouvert.

 

MARIA

Allons-y pour le Porto. Ça me rappellera nos vacances au Portugal. Qu’est-ce qu’on avait ri !

 

CLARICE, sur la réserve

Vous, plus que moi…

 

MARIA

Vous n’allez pas encore nous ressasser cet épisode anodin ?

 

CLARICE

Parlez pour vous ! Mes genoux en souffrent encore. Quand je pense que vous m’aviez convaincue de gravir cette montagne sans vous, que je ne pouvais pas passer à côté d’un tel paysage…

 

MARIA

Ce n’était pas vrai ? Ce n’était pas grandiose ?

 

CLARICE

Si, mais j’ai mis plus de trois heures à redescendre. Il faisait nuit quand je suis revenue à l’hôtel. J’avais froid à mes articulations.

 

MARIA, niant absolument

Pensez donc ! À une telle latitude, c’est impossible ! (Après une pause.) Ça me fait penser… je n’ai jamais vu les photos que vous avez prises cette année-là avec votre ridicule appareil jetable, qui me faisait un peu honte soit dit en passant…

 

CLARICE

C’est bien possible. Elles doivent être quelque part par-là. (Elle se dirige vers un des buffets et cherche dans un des tiroirs, d’où elle sort des enveloppes.) Alors… "natures mortes", "étangs", "bouquets", "gâteaux"… ah ! c’est là ! "vacances au Portugal". Tenez.

 

MARIA, les passant en revue sans aucune précaution

Mais il n’y a que moi sur ces clichés !

 

CLARICE

C’est logique, il n’y avait que moi qui prenais les photos.

 

MARIA

C’est d’une logique implacable, je dois bien l’admettre. Je suis pas mal sur celle-là. On pourrait peut-être la mettre sur le web, avec votre machine. (Elle désigne l’ordinateur posé sur une petite table.)

 

CLARICE

C’est que ça dépasse mes compétences.

 

MARIA

Oui bien sûr, faut pas trop vous en demander. Déjà que vous n’offrez rien à grignoter avec le Porto…

 

CLARICE, se dirigeant vers un des placards

Je dois bien avoir un vieux fond de cacahuètes… Elles doivent être encore bonnes.

 

MARIA

Bonnes à jeter, oui ! Vous n’auriez pas quelques amuse-bouche un peu moins rances ? Même si le rance caractérise beaucoup de choses ici… (Elle a dit cette dernière remarque dans sa barbe.)

 

CLARICE, hésitant

J’ai bien des petits roulés au Boursin…

 

MARIA

Faites donc péter vos boulettes ! (Après un long silence et des soupirs.) Y’a pas à dire, ça manque d’animation dans votre boui-boui !

 

CLARICE

On peut allumer la télévision.

 

MARIA

Ah non ! À cette heure-ci, c’est les infos, vous parlez d’un programme réjouissant. Ils vont encore nous bassiner avec ce qui se passe en Syrie ou au Rwanda. On sait même pas où c’est, alors c’est pas demain qu’on ira… Et bien sûr, toujours avec ma redevance !

 

CLARICE

C’est une obsession…

 

MARIA

Plutôt une constatation récurrente d’une contribuable éclairée et perspicace. Vous y réfléchiriez si vous n’étiez pas exonérée ! (Elle l’a dit un peu avec dégoût.)

 

CLARICE

C’est ça les petites retraites. Ce n’est quand même pas moi qui peux payer !

 

MARIA

C’est donc moi ! Non vraiment, je songe à l’exil fiscal, en Floride par exemple.

 

CLARICE

Vous pourrez y manger des oranges…

 

MARIA

Quel cliché ma pauvre Clarice ! C’est un peu comme si les Américains colportaient que les Français mangent exclusivement du boudin !

 

CLARICE

Le boudin ! Faut que je sorte le boudin du frigidaire !

 

MARIA

Ça s’annonce léger notre souper…. Vous le servez avec des haricots blancs pour que le tableau soit complet ? Je crois que je vais ralentir sur les petits roulés au fromage.

 

CLARICE, s’approchant de la table

Mais vous les avez quasiment tous dévorés ma parole ! Quelle goinfre…

 

MARIA

Restez correcte quand même, je pourrais sinon tout vomir sur votre lino…

 

CLARICE

Oh je m’en doute ! Je sais de quelles vacheries vous êtes capable envers moi.

 

MARIA

Encore l’épisode de la montagne portugaise ?

 

CLARICE

J’ai en tête bien d’autres exemples. Comme la fois où vous m’aviez persuadée d’aller jouer de la flûte à bec pour la fête de la musique.

 

MARIA

Vous aviez eu un certain public…

 

CLARICE, véhémente

Oui, des gens qui me filmaient pour me mettre sur internet ! Ils se moquaient de mes chaussettes qui me montaient aux genoux, juste au-dessous de ma jupe. Vous m’aviez pourtant garanti que c’était la nouvelle tenue à la mode !

 

MARIA, doctement

C’était une tendance émergente qui n’avait pas encore pénétré le quartier…

 

CLARICE

Vous n’avez qu’à en mettre, vous !

 

MARIA

Ça m’affine trop les mollets, je ne me reconnais plus dans la glace.

 

CLARICE

Voilà une réponse étonnante qui ne me convainc guère. Je crois surtout que vous vous plaisez depuis toujours à me faire faire des choses ridicules. Ça vous divertit certainement, ça vous valorise aussi en retour.

 

MARIA

Vous philosophez à présent ? Je croyais que vous n’aviez pas fait votre terminale…

 

CLARICE

Je lis, moi ; c’est une différence majeure entre nous deux voyez-vous… Cicéron, Kant, Lavelle…

 

MARIA

Si c’est rond quand la vieille ? J’imprime pas, désolée. Et ce sont donc vos romans « Nous Deux » qui vous cultiveraient ? Quelle farce ! (Puis, regardant les buffets à moitié peints.) C’est un peu comme comparer votre barbouillage de cet après-midi au plafond de la chapelle Sixtine…

 

CLARICE

Sixteen ? Ah non ! erreur classique. C’est sixty, soixante. Nous allons avoir soixante ans. Mais je ne vois pas très bien le rapport avec votre cruauté mentale ni avec mes lectures. Reprenons nos esprits en nous nourrissant ; passons donc à table ! (Elle l’a dit pompeusement. Maria secoue la tête, désabusée.) Ah mais oui, vous y êtes déjà !

 

MARIA

Je ne vais quand même pas mettre le couvert alors que je suis l’invitée…

 

CLARICE

C’est bien moi qui le mets quand je reste chez vous !

 

MARIA

Je ne vais pas vous empêcher de rendre service tout de même…

 

CLARICE

Quand ça vous arrange, vous ne vous gênez pourtant pas pour critiquer ma conduite. Passons… Voici le boudin, et pour la purée (Elle balance sur la table un sachet entamé de flocons de pomme de terre et une bouteille de lait manifestement froid.)

 

MARIA

Vous vous êtes sacrément donné du mal pour cette petite réception de réconciliation ! On va se régaler…

 

CLARICE

Mais pourquoi diable me serais-je décarcassée au juste ? Pour votre vieille carcasse ?

 

MARIA, secouant gravement la tête

Je crains que vous ne vous remettiez à délirer dans vos propos. N’avez-vous pas quelque comprimé à prendre pour vous apaiser ?

 

CLARICE, criant presque et courant vers un des buffets

Mes médicaments ! Alors… ma gélule d’onagre pour ma vitamine E, ma gélule de prêle pour mes articulations, ma gélule d’ortie pour mes cheveux…

 

MARIA, la coupant et prenant la même voix

Ma gélule de cervelle de ouistiti pour mes neurones…

 

CLARICE, sèchement

Ironisez autant qu’il vous siéra. Nous verrons bien qui de nous deux…

 

MARIA, la coupant

Qui, de nous deux ! (Elle s’est levée et a chanté sa réplique sur l’air du tube de M. Elle esquisse un ridicule pas de danse.)

 

CLARICE, reprenant sévèrement

Qui de nous deux vivra le plus longtemps, qui de nous deux aura Alzheimer la première…

 

MARIA, visiblement choquée

Mais ma parole, vous me voulez du mal ! Vous vouliez déjà m’enfermer dans mon transat… Je ne sais pas qui fait preuve de cruauté envers l’autre…

 

CLARICE

Je dois bien me défendre sans doute. Je n’en puis plus d’encaisser. C’est très mauvais, du reste… (Après une pause.) Tenez, prenez du boudin, il est bio.

 

MARIA

Du sang, c’est pas toujours bio ?

 

CLARICE

Ça dépend du cochon.

 

MARIA

Bien sûr. (Elle essaye de préparer sa purée avec le lait froid.) Ça aurait vraiment été plus approprié de faire chauffer le lait.

 

CLARICE

Ça m’évite de salir une casserole, c’est dur à récurer même avec un gratton.

 

MARIA

Si vous aviez un micro-ondes…

 

CLARICE

Pas de ça chez moi, ça tue les aliments.

 

MARIA, regardant son boudin

Ne me dites pas que le cochon n’est pas mort ! Est-ce qu’il bougerait encore ?

 

CLARICE, dans sa barbe

C’est bien votre cas…

 

MARIA

Vous savez, chère amie, même sans complément alimentaire journalier, je comprends parfaitement le sens des phrases que vous prononcez !

 

CLARICE, sur un ton étrange

Croyez-vous que sinon, Madame, je m’embarrasserais de votre compagnie ? Rien ne m’oblige en vérité, je vous l’assure, à faire de vous ma bonne amie.

 

MARIA

Vous parlez en vers à présent ?

 

CLARICE, en insistant sur chaque syllabe et sur un ton cadencé

C’est venu tout seul ; ça doit être inné.

 

MARIA

Et voilà donc que vous recommencez !

 

CLARICE

Je persévère un peu, si vous le désirez…

 

MARIA

Stoppez net, ou je commets un forfait. (Silence. Maria regarde avec satisfaction le public, contente d’avoir fait plier Clarice.) Histoire de passer à du plus raffiné, vous pourriez à présent nous servir le dessert.

 

CLARICE, avec empressement

Ne vous mouvez pas, j’y vais de ce pas ! (Maria souffle, montrant qu’elle apprécie peu ce nouveau double pentasyllabe. Clarice a déjà ouvert le réfrigérateur, et tandis qu’elle tourne le dos à Maria, elle pétrit avec une certaine rage les gâteaux emballés.) Je vais sortir un beau plat pour ce bon dessert ! (Elle attrape une gigantesque structure dorée spéciale pièce montée.) Dressez donc vous-même votre création. (Elle l’a encore dit en rythme.)

 

MARIA, commençant à déballer ses gâteaux avec une extrême précaution

Voyons s’ils n’ont pas trop ramolli… Qu’est-ce que… ? (Elle lève vers le ciel l’étrange bouillie, un peu comme Clarice avait contemplé son imperméable dégoulinant.)

 

CLARICE, prenant un air proprement dégoûté

Je crois bien comme prévu, que je n’en prendrai pas… Donnez-moi donc plutôt un peu de chocolat.

 

MARIA, à bout

Cessez vos alexandrins ! Et de quel chocolat me parlez-vous bon sang !

 

CLARICE, le plus naturellement possible

Celui que vous m’avez volé et que vous avez mis dans la poche de votre robe. (Maria paraît confuse.) J’ai tout vu pendant que j’enfilais la mienne…

 

MARIA, faisant l’offensée

Mais vous m’espionnez, ma parole ! Vous regardez trop Derrick et Miss Marple, nos vaillants détectives… (Elle ricane de manière forcée.)

 

CLARICE, sans relever

Je n’avais pas complètement refermé la porte de ma chambre, pour voir comment vous vous comporteriez. Cela a confirmé mes soupçons…

 

MARIA

Mais vous me soupçonnez, ma parole !

 

CLARICE

Après tant d’années passées en votre compagnie, je vois clair dans votre jeu, qui n’est pas des plus raffinés, il faut le reconnaître… J’ai appris à détecter vos moqueries mesquines, vos conseils faussement serviables, tous vos actes calculés…

 

MARIA

Eh bien dites-moi ! Que de rancœurs refoulées toutes ces années. Ça ne pouvait que finir par déborder, comme mon lave-vaisselle tantôt…

 

CLARICE

Encore de l’esprit ? Il ne vous sauvera pas cette fois…

 

MARIA, s’est levée et se déhanche

Cette fois ! Je ne reviendrai plus vers toi, pas de quoi ! (Elle l’a chanté sur l’air du tube de Melissa M.) Mais au fait, j’ai besoin d’être sauvée ? Et par vous ? C’est singulièrement cocasse ! Une puissante panthère secourue par une triste et insignifiante souris grise…

 

CLARICE

Une panthère désinvolte qui finira en immonde carpette dans un appartement comme le vôtre, quand la souris dansera avec ses congénères…

 

MARIA

… sur le Boléro de Ravel sans doute ! Une assemblée de rates shootées aux compléments alimentaires…

 

CLARICE

… et lovées dans votre vieux peignoir !

 

MARIA, repoussant bruyamment son assiette de biscuits

Vous m’avez coupé l’appétit avec vos rongeurs.

 

CLARICE

Vous survivrez sans doute… avec vos réserves de chocolat constituées à bon prix… (Après une pause.) Quand je pense à toutes ces victuailles qui disparaissaient régulièrement de mes placards toutes ces années.

 

MARIA, reprenant le même ton

« Toutes ces années »… N’est-il pas consternant d’en arrière toujours regarder ?

 

CLARICE

Plaît-il ?

 

MARIA

Songez plutôt à notre avenir !

 

CLARICE

Le possessif me semble de trop…

 

MARIA

Plaît-il ?

 

CLARICE

Vous avez qualifié de fausse connivence ma relation avec le Docteur Groin, sachez ma chère que nos rapports à toutes les deux tiennent aussi du factice. Ils se sont établis et développés en omettant une donnée capitale que je m’en vais vous dévoiler.

 

MARIA

Pourriez-vous cesser s’il vous plaît de parler comme au XIXème siècle ? Il se fait tard pour se bien concentrer… (Elle a dit cette dernière phrase de manière forcée et risible.)

 

CLARICE, prononçant très vite

Quel étonnant maniement des dix pieds ! Grâce à vos nouvelles chaussures certainement…

 

MARIA, se ruant sur elle comme pour la taper

Tant de toupet, je n’ai pas l’habitude !

 

CLARICE, courant pour se protéger

C’est que les rôles vont s’inverser sans doute… L’âme d’esclave peut aussi se rebeller. Vous ne pensiez tout de même pas que j’encaisserais tout éternellement, tout servilement. J’ai trop subi, je vous ai trop subie.

 

MARIA

On fait des rimes à présent ?

 

CLARICE

Laissez-moi donc poursuivre ; le meilleur va venir. (Maria met la main devant sa bouche pour se retenir de crier face à ce nouvel alexandrin.) Contrairement à ce que vous avez toujours semblé croire, je n’ai jamais été dupe de vos amusements à mes dépens. J’ai fait mine par égard pour vous, dans le but de vous ménager : comment auriez-vous réagi, si je vous avais résisté ? Déployer tant d’effort pour me nuire, et vous rendre compte que vous avez lamentablement échoué, ça vous eût sûrement achevée.

 

MARIA, presque amusée

Je dois vous remercier de votre tact, en quelque sorte ?

 

CLARICE

Cela vous changerait sans aucun doute !

 

MARIA, réfléchissant sérieusement

Votre démonstration est pour moi théorique, excusez ma bêtise ; auriez-vous des exemples pour me faire mieux comprendre ?

 

CLARICE

Eh bien rassurez-vous, j’en ai plein à revendre. (Puis à part, en gloussant presque.) Qu’est-ce qu’on progresse en versification, mais bon, là n’est pas la question ! (Après une pause et plus sérieusement.) Vous voulez donc des exemples ? Rappelez-vous quand j’avais d’affreux maux de tête et que j’avais émis l’hypothèse réaliste d’une hyperélectrosensibilité aux ondes émises par le wifi de mon voisin du dessus…

 

MARIA, la coupant

Houlà… oui, c’était subtil comme cause de céphalée.

 

CLARICE, poursuivant

… Vous m’aviez alors sérieusement conseillé de porter une demi-heure par jour ma passoire à spaghettis sur la tête pour me protéger des radiations.

 

MARIA

L’écumoire à nouilles avait porté ses fruits si je me rappelle bien.

 

CLARICE

Certes, mais c’était évidemment l’effet placebo.

 

MARIA

Ce groupe de rock vous aurait envoyé des ondes bénéfiques ? (Ricanant.)

 

CLARICE

L’heure n’est vraiment pas à la plaisanterie. La vôtre avec la passoire était grossière, mais j’acceptais le port de ce casque tout simplement pour vous amuser. C’était une espèce de jeu de rôle inavoué, mais le ridicule n’atteignait pas celle que l’on croit ! (Elle l’a dit méchamment. Puis, après une pause.) Me revient également l’épisode où je vous avais imprudemment fait part de mes pires difficultés à mettre ma couette de lit dans sa housse.

 

MARIA

Vous ne pouvez pas utiliser des couvertures en laine et des édredons en plume comme tout le monde ?

 

CLARICE

Mon allergologue Monsieur Foin me l’interdit énergiquement. Toujours est-il que vous m’aviez suggéré de me mettre toute entière dans la housse, comme dans une tente de campement, et d’y positionner ensuite ma couette.

 

MARIA

Ingénieux comme système. Votre cousin pourrait en exploiter le brevet. Je prépare les contrats en double exemplaire !

 

CLARICE, sans vraiment relever

Sauf que j’ai failli plusieurs fois m’étouffer, prisonnière de cette housse cannibale, et sous vos yeux qui plus est ! Le spectacle semblait vous ravir ; je me prêtais donc docilement à ce jeu suicidaire. Mon envie de vous égorger n’en augmentait pas moins !

 

MARIA

Vous dévoilez là votre vraie nature criminelle…

 

CLARICE

On ne peut jamais subir éternellement sans fomenter une riposte, c’est dans les gènes. Ça me rappelle une histoire illustrée que je puis vous compter à titre de parabole. (Maria grimace.) Un scientifique spécialiste des reptiles travaille dans un laboratoire gorgé de serpents monstrueux. Régulièrement, il les attrape avec une pince de contention et les utilise chacun leur tour pour des expériences barbares. Il est, cela va sans dire, détesté par ces animaux, qui ne supportent pas d’être des cobayes et préparent leur vengeance. Un jour, l’un des serpents les plus venimeux réussit à piquer le savant. Celui-ci est contraint d’absorber un antidote encore expérimental. Le breuvage a un effet inattendu : l’homme se mue en serpent. (Maria lève les yeux au ciel.) Il est donc à présent en liberté dans le laboratoire. Lorsque l’un des confrères du scientifique pénètre dans les lieux et voit cet intrus, il pense légitimement qu’il s’est échappé du vivarium et le remet avec les autres. La dernière image du livre illustré montre tous les autres serpents se jeter sur cette proie, qu’ils ont naturellement reconnue et qu’ils s’apprêtent à dévorer.

 

MARIA

Eh bien dites donc, je ne sais si je vais réussir à garder en moi votre modeste repas. Mes viscères dansent le Boléro. Après les rongeurs, les serpents anthropophages !

 

CLARICE, dépitée

Vous ne prenez pas les choses au sérieux. Mon idée était de vous faire comprendre que la roue pouvait tourner, que je pouvais me rebeller, comme les serpents, et sans pitié.

 

MARIA

La petite souris va donc dévorer la panthère ? Votre digestion sera des plus pénibles ! Faudra courir à votre pharmacie, même si l’on n’est pas le premier du mois… (Puis, après une pause.) Pour être sérieuse une minute, puisque vous me le demandez avec insistance, je m’interroge vraiment : pourquoi voudriez-vous être si cruelle ? Ça ne vous ressemble guère.

 

CLARICE, après réflexion

Vous n’avez jamais vu le film « Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? », j’imagine ?

 

MARIA

Une histoire de bébé chimpanzé femelle à présent ? Et non, pour vous répondre.

 

CLARICE

C’est un film dans lequel Bette Davis et Joan Crawford se déchirent violemment. Elles jouent deux sœurs. J’oubliais que vous n’aviez pas Arte. Vous ne l’avez même pas présélectionnée sur votre poste, les chaînes abrutissantes vous convenant parfaitement…

 

MARIA

Mais quel rapport enfin ? Vos propos sont proprement décousus. Et puis nous ne sommes pas sœurs !

 

CLARICE, mystérieusement

Vous n’avez jamais songé que les hommes puissent être infidèles ?

 

MARIA, répondant quand même

Je m’en moque, je ne suis pas en couple !

 

CLARICE, soufflant

Toujours votre intérêt exclusif… Vos parents l’étaient non ?

 

MARIA, comme inquiète

Qu’insinuez-vous ? méchante Gorgone…

 

CLARICE

Quelle culture ! mais passons… Je n’insinue rien, je vous affirme aujourd’hui et à cette heure que je suis la bâtarde de votre ignoble père, de notre ignoble père.

 

MARIA

Ça n’a pas de sens, je n’en crois rien…

 

CLARICE, la coupant

La vérité n’a pas toujours de sens et ne demande nullement à être crue. Elle n’en a pas besoin puisqu’elle est intrinsèquement réelle.

 

MARIA, grimaçant

Mon crâne ! Je vous préférais sotte.

 

CLARICE

Point de métamorphose, car ce n’en est pas une. La mystification a pour moi trop duré. Il est fini le temps où je vous ménageais. (Elle sourit de ses alexandrins.)

 

MARIA

Comment prouverez-vous ce que vous avancez ?

 

CLARICE

Je vous reconnais là, toujours à chicaner… Vous n’avez pas compris ce que j’ai indiqué : je n’établirai rien, je n’en ai pas besoin ! (Elle sourit encore de ses vers.)

 

MARIA, manifestement à bout et essayant de garder son calme

Vous savez Clarice, cette soirée donne dans l’imprévu, mais une chose est sûre : si vous recommencez une seule fois à vous faire poète, j’attrape ce buffet et vous l’mets sur la tête !

 

CLARICE

Décidément, après la passoire, c’est une obsession de vouloir me coiffer. Est-ce mon chignon qui vous indisposerait ? (Maria se dirige avec aplomb vers un des buffets.) Ne faites pas l’enfant, c’est par trop déplacé ! (Maria attrape les photos du Portugal et les jette par terre.) Adieu nos souvenirs communs ! Ils ne survivront point ! (Maria fait cette fois tomber des médicaments.) D’accord, j’arrête. Après tout, la situation n’est pas si drôle. (Elle se baisse pour ramasser les comprimés, tout près de Maria.)

 

MARIA, d’une voix doucereuse

Sachez qu’en fait, j’ai vu Baby Jane, et je pourrais comme dans le film à cet instant vous infliger quelques coups de pied…

 

CLARICE, s’écartant

Il est bien connu qu’un animal blessé peut devenir violent. La règle s’applique à vous, nulle surprise là-dedans.

 

MARIA

Je crois qu’il me faut un verre, là, tout de suite afin de me calmer. (Clarice se dirige vers le chariot et remplit un grand verre de muscat, qu’elle pose sur la table. Maria s’approche et le boit d’un trait.) Ah ! on va pouvoir causer, éclaircir ce tissu d’absurdités et de calomnies. Elle s’assoit et ne dit plus rien. On l’entend respirer fortement. D’un coup, elle s’affaisse sur la table, se cognant presque la tête. Clarice observe avec attention et attend. Elle ne paraît nullement surprise que Maria ne bouge plus. Elle marche en faisant précautionneusement glisser ses pantoufles au sol, vers la petite table où il y a l’ordinateur. Elle s’installe avec application et le met en marche.

 

CLARICE, doucement mais de manière audible

Qu’est ce qu’on va rire ! Mais qu’est ce qu’on va rire !

 

Le rideau tombe.

 

ACTE IV

 

 

Le rideau se lève. C’est l’appartement de Maria. La vieille est étendue sur son transat. Des chaussettes oranges lui montent jusqu’aux genoux. Elle a la passoire de Clarice vissée sur le crâne, retenue par du scotch marron. Elle semble dormir. La pendule indique neuf heures trente. On entend frapper.

 

 

MARIA, sursautant

Y’a personne !

 

UN HOMME, entrant

C’était c’est vrai le code convenu… (Puis, voyant Maria.) Mais quel est donc cet accoutrement ? Ça ne colle guère avec l’annonce…

 

MARIA, réellement effrayée

Que faites-vous chez moi ? Ressortez immédiatement ou je crie. (Le téléphone sonne. Maria se déplace pour décrocher.) C’est le bouquet ! J’espère que c’est la police. Allô ? … oui c’est moi… (Elle écarquille les yeux.) J’ai tout ce qu’il me faut chez moi, du moins depuis quelques secondes… Non, je ne pratique pas ce genre de choses, je suis très conventionnelle, au revoir. (Elle raccroche, puis elle s’évente.) Il fait une chaleur ! Encore ce maudit chauffage collectif ! (Puis elle se tourne vers l’homme.) Quant à vous… (On frappe alors à la porte.)

 

L’HOMME et MARIA, en chœur

C’est complet !

 

CLARICE, entrant

Merci de m’ouvrir, je suis frigorifiée ; vous comprenez que je n’emmène plus de pardessus chez vous… (Puis, découvrant l’homme.) Oh ! mais vous êtes en compagnie ! À cette heure du matin, déjà un moustachu…

 

MARIA, attrapant l’homme par un bras et le poussant dehors tant que la porte est encore ouverte

Monsieur allait partir, il s’est trompé d’adresse. (Elle le met dehors tandis qu’il marmonne « mais pas du tout ! »)

 

CLARICE

Un alexandrin ?

 

MARIA

Je n’sais pas son prénom ; cela m’importe peu. Alexandre ou Grégoire, ça n’y changera rien.

 

CLARICE

Je vois que vous allez bien mieux qu’hier au soir et que vous vous mettez à la poésie. Votre tenue par contre…

 

MARIA, se regardant

C’est à n’y rien comprendre, je n’me souviens de rien.

 

CLARICE

Ah bon ? comment cela ? (Maria montre son désarroi.) Il est vrai que nous avons beaucoup bu, surtout vous. Moi, avec mes médicaments… J’ai à peine goûté ce Château Lafite 97.

 

MARIA

C’est le trou noir en ce qui me concerne, comme au fond d’un vieux fût.

 

CLARICE

Et le repas, vous vous en souvenez quand même ? (Maria fait non de la tête.) Un festin incroyable : saumon sauvage d’Alaska, terrine d’écrevisses au champagne, médaillons de chapon aux morilles sauce anis… J’ai d’ailleurs amené quelques restes pour midi, je ne peux pas tout finir seule (Elle montre le sac qu’elle tient à la main. Puis s’approchant de Maria et lui parlant doucement.) Pardon d’insister, mais vous n’avez toujours pas payé votre part, et avec ma petite retraite…

 

MARIA

Je vous dois combien exactement ?

 

CLARICE

Cinq cents euros, vin compris naturellement !

 

MARIA, cherchant son porte-monnaie

C’est tout de même dommage, à ce tarif, que je n’en garde pas la moindre miette en tête. (Puis, se grattant le crâne.) Mais qu’est-ce donc ? (Elle se dirige vers la glace.) Par exemple, votre passoire !

 

CLARICE

Vous avez tenu à l’emporter hier au soir. Je n’ai pas compris, mais j’ai laissé faire. Je ne pensais pas que c’était pour une telle utilisation…

 

MARIA, enlevant le scotch

C’est que ça m’arrache les cheveux ; ce n’est vraiment pas mon jour ! (Puis regardant ses jambes.) Et ces chaussettes, on n’a pas idée…

 

CLARICE

Vous me vexez, je vous les ai offertes hier en guise d’amitié. C’était la moindre des choses, vu comme vous m’avez ouvert votre cœur. (Maria fait l’ébahie.) Vous avez donc oublié toutes les choses profondes que vous m’avez confiées ? L’alcool avait dû vous désinhiber et vous avez pu sans gêne me dire à quel point vous teniez à notre amitié.

 

MARIA

Vous m’avez mise sous hypnose, ma parole !

 

CLARICE, rigolant

J’en suis bien incapable, mais c’eût été divertissant ! Cela dit, les événements d’hier au soir ont été suffisamment décoiffants ! (Gloussant.) Quand je pense à ce que vous m’avez demandé de faire pour vous !

 

MARIA

Je n’ose vous demander de quoi il retourne, vu comme vous présentez la chose…

 

CLARICE

Pas la moindre idée là encore ?

 

MARIA

Hélas non, j’ai l’impression de sortir d’un coma…

 

CLARICE, très rapidement

… éthylique ?

 

MARIA

Pourquoi ethnique ? Drôle d’épithète pour un coma !

 

CLARICE

Vous voulez un appui-tête pour vos bras ? Je vous comprends, vous semblez avoir dormi dans votre transat, c’est tout sauf confortable… Pourquoi ne pas avoir dormi dans votre lit ?

 

MARIA

Comme je voudrais avoir des explications. L’amnésie a quelque chose d’effrayant. Qui sait si je n’ai pas commis quelque meurtre pour couronner le tout ? Vous êtes encore vivante, c’est rassurant en un sens…

 

CLARICE

C’est charmant ! Qui pourrait bien avoir envie de vous fréquenter avec de tels sous-entendus ? (Maria fait montre de son incompréhension.) Oui, car s’il faut vous rafraîchir la mémoire, vous avez souhaité que je mette en ligne, sur mon internet, une annonce de vous pour rencontrer des messieurs.

 

MARIA

Et vous avez obtempéré ? On ne peut vraiment pas compter sur vous…

 

CLARICE

On pourrait pourtant dire exactement le contraire ! Je n’allais pas vous contredire et risquer quelque soufflet…

 

MARIA

Ne me parlez plus de manger… (Après une pause.) Cette annonce explique en tous cas le Monsieur de ce matin et le coup de fil qui a suivi.

 

CLARICE

Le commencement d’une grande série sans aucun doute. Vous n’avez définitivement plus besoin d’aller au Franprix !

 

MARIA

Certes… (Après une pause.) Mais comment se fait-il que ces importuns aient mon adresse et mon téléphone ?

 

CLARICE

C’est que vous avez tenu à ce qu’on les mette dans l’annonce. Vous n’êtes pas prudente avec vos données personnelles.

 

MARIA

Et pourquoi cet intrus est-il entré en parlant d’un code ; je n’ai pas d’interphone…

 

CLARICE

C’est tout simple, vous indiquez dans l’annonce à tous ceux qui sont intéressés de venir frapper chez vous, et d’entrer directement si vous criez « y’a personne ! ». C’est le mot de passe pour pénétrer votre cœur et votre alcôve.

 

MARIA

Quelle idée !

 

CLARICE

Je suis bien d’accord, vu que c’est toujours ce que vous criez quand on frappe. Autant faire des portes ouvertes !

 

MARIA, sévèrement

Mon corps n’est tout de même pas à la disposition de tous. Quitte à profiter de ce que vous m’avez honteusement laissé faire, j’entends bien pouvoir choisir de bons partis.

 

CLARICE

Faudra certainement écrémer…

 

MARIA

Je vous ai déjà dit de ne plus me parler de nourriture, au moins pendant quelques heures. (Après une pause.) Même sans crème, il me faut en tout cas un café sur-le-champ. Je ne vous en propose pas, avec vos médicaments…

 

CLARICE

En fait, j’en veux bien un, mais je le sucrerai avec du miel. C’est bon pour mon métabolisme le miel, car ça contient des antibiotiques naturels.

 

MARIA

Comme mon miel est bio, ça vous fera des antibio bio ; on n’arrête pas le progrès grès.

 

CLARICE

Boire mon café dans une tasse en grès ? Si vous voulez… je crois que ça possède des vertus magnétiques, potentialisant tout ce qu’on absorbe.

 

MARIA

Faudrait veiller à ce que l’ustensile ne potentialise pas la bêtise de son utilisatrice… Vous faites fausse route en tout état de cause, je vous servirai votre café dans un gobelet en plastique. Et je plaisantais évidemment, je n’ai nullement de miel… Pourquoi pas des sucreries, tant que vous y êtes ! Nous ne sommes pas à la fête foraine… (Elle se met à préparer le café.)

 

CLARICE

On ne dirait pas que votre nouveau succès auprès de la gent masculine vous ait rendue plus plaisante. Toujours aussi acariâtre… (Puis, attrapant son café.) Puis-je tout de même vous demander une petite cuillère ?

 

MARIA

Je n’en ai plus de propres, vous n’avez qu’à prendre une louche ! (Clarice hausse les épaules. On entend alors frapper. Maria regarde son amie, un peu désemparée. Elle chuchote.) Qu’est-ce qu’on fait ?

 

CLARICE, s’approchant de MARIA et chuchotant elle aussi

En tous cas, ne criez pas « y’a personne ! » à ce troisième prétendant de la journée… Si vous aviez un judas, on pourrait regarder pour voir…

 

MARIA, toujours en chuchotant

Ou écouter pour entendre… De toute façon, nous ne pourrons nous en remettre ni à Juda ni à Joseph. (On frappe de nouveau avec insistance et une voix dit : « c’est M’sieur Alfred, le facteur ! »)

 

MARIA et CLARICE, en chœur et se regardant

Ouf ! (Maria lui ouvre.)

 

MARIA, visiblement enjouée

Entrez donc, cher ami… Un petit café ? Il est tout chaud.

 

ALFRED

Non merci, je ne fais que passer. (Un peu gêné.) En fait, je n’ai pas de courrier pour vous ce matin. Je passais juste causer un peu de votre annonce… (Hésitant.) Je l’ai vue dès que vous l’avez mise en ligne. Vous n’avez pas froid aux yeux !

 

CLARICE

Je l’ai toujours dit !

 

MARIA

C’était une boulette de beuverie. (Puis regardant Clarice sévèrement.) Une complice sobre a tous les torts et méritera sa peine.

 

CLARICE, s’adressant à Alfred

Mais oui, donnez-vous la peine d’entrer ! Ça nous fera une agréable compagnie.

 

ALFRED

Merci du compliment mais je ne peux vraiment pas m’éterniser. (Puis à Maria.) À demain, peut-être avec une brouette !

 

MARIA, à CLARICE

Lui aurais-je confié le jardinage de mon balcon tandis que j’étais saoule ? Quand on perd la raison…

 

ALFRED, pouffant

Mais non ! Une brouette pour charrier votre courrier du cœur ! (Après une pause.) Allez, au revoir mesdemoiselles. (Il sort.)

 

MARIA, se mettant à table

Je m’assoie, la tête me tourne. Mes matinées sont plus calmes à l’accoutumée.

 

CLARICE

Ah bon ? Vous avez pourtant coutume de me dépeindre votre vie comme une succession d’aventures trépidantes et mouvementées. Vous me mentiez donc ? C’était une mise en scène pour vous mettre en valeur ?

 

MARIA

Ne rêvez pas ! C’est juste un effet de la gueule de bois que je vous dois. Il faudra d’ailleurs que je prépare des fers chauds pour vous punir.

 

CLARICE

Assumez donc vos actes et cessez de comploter des châtiments corporels, lesquels sont interdits en droit français je vous l’indique.

 

MARIA

Je n’ose imaginer quelles sont vos sources juridiques… Le courrier des lecteurs d’Ici Paris je présume. (Après avoir soupiré.) Je me sens faible, il me faut un en-cas sur-le-champ. (Elle attrape le sac apporté par Clarice.) Je mets une option sur les restes que vous avez amenés pour vous faire pardonner votre négligence informatique. Votre chapon aux écrevisses me tente, même si je suis sceptique sur une telle association. (Elle déballe et fait une mine stupéfaite.) Mais, ce sont mes boudoirs, et dans quel état ! Vous les avez mixés ma parole…

 

CLARICE

Le transport les aura abîmés certainement. Ce sont là en tous cas les seuls restes. Les autres plats ont eu grand succès, vous n’imaginez pas. Vous avez curé jusqu’à la sauce à l’anis, qui ne contenait pourtant point de pastis… Après ça, votre préparation farineuse a calé tout le monde, allez savoir pourquoi…

 

MARIA, très surprise

Comme je sais que vos dents ne sont plus guère bonnes à broyer, j’avais pourtant veillé à ce qu’ils imbibent longtemps mes biscuits.

 

CLARICE

Comme vous hier au soir ! Et comme eux, vous êtes à ramasser à la petite cuillère…

 

MARIA

À la louche, je vous ai dit. (Puis, un instant après.) Mais que vais-je bien pouvoir manger ?

 

CLARICE

Vous devez bien avoir quelque chose qui traîne dans votre frigo…

 

MARIA, sur un ton presque méprisant

Ne me comparez pas à vous, je vous en supplie. Je ne fais pas moisir des vieilleries, pour ne pas les jeter.

 

CLARICE

Bien sûr, vous engloutissez tout !

 

MARIA

S’il me restait quelque force, je vous donnerais bien un coup de louche.

 

CLARICE

Toujours la violence physique, c’est votre seule réponse. Comme c’est lassant.

 

MARIA

Vos remarques faussement réfléchies n’intéressent personne et n’ont pas d’effet nourrissant. Autant vous en passer. (Se grattant la tête, puis le ventre.) J’ai vraiment de plus en plus faim.

 

CLARICE

Vous devez bien avoir quelque chose qui traîne dans votre frigo…

 

MARIA

Je crois bien que vous radotez ; ça devait arriver un jour, et c’est pour ce matin.

 

CLARICE

Vous deviez bien avoir prévu quelque chose pour ce midi ?

 

MARIA, se grattant encore la tête

Du boudin et de la purée, mais je n’en ai guère envie, sans pouvoir l’expliquer.

 

CLARICE

Je ne sais pas pourquoi, mais je vous comprends parfaitement. (Puis se grattant la tête.) Moi qui voulais m’inviter chez vous ce midi, ce sera pour une autre fois !

 

MARIA

Ou jamais, allez savoir…

 

CLARICE

Sur ces gentilles paroles, je vais y aller. J’ai des courses à faire, et votre gros billet à dépenser.

 

MARIA

Toujours vos achats dispendieux à mes frais… L’assistanat social commence sérieusement à me donner des aigreurs. Je vous l’ai déjà dit, je songe vraiment à l’exil fiscal.

 

CLARICE, sur le départ

Vous radotez donc vous aussi. Je prierai pour que ce ne soit pas trop grave… (Elle sort.)

 

MARIA, faisant porter sa voix

C’est ça ! Invoquez le bon Dieu, ça vous occupera… (Puis, sur une voix normale.) Alors, ce casse-croûte… (Elle se dirige vers le réfrigérateur, dont elle sort un énorme poulet cuit, une quiche, un gratin et un grand plateau de fromages. Elle part dans un grand rire en enfilant un tablier mais très vite, on frappe à la porte. Maria reste interdite et muette.)

 

CLARICE

C’est moi ! J’ai oublié mon pochon, dans lequel j’avais ramené vos boudoirs ! (Maria regarde avec anxiété ses victuailles.)

 

MARIA, se levant précipitamment

Ne bougez pas, je vous l’fais passer sous la porte, ça évitera les courants d’air. (Elle s’exécute en se mettant à genoux très laborieusement.)

 

CLARICE, toujours derrière la porte

Le procédé est curieux, mais merci quand même ! À plus tard.

 

MARIA, dans sa barbe

C’est ça, le plus tard sera le mieux… (Elle colle son oreille à la porte.) Cette vieille bique va-t-elle cette fois déguerpir pour de bon ? (Elle ouvre un tiroir, prend une petite cuillère dont elle contemple l’éclat et mange une bouchée de gratin.) Ah ! enfin seule !

 

Le rideau tombe.

 

ACTE V

 

 

Le rideau se lève. C’est l’appartement de Clarice. Il paraît métamorphosé. La décoration est soignée, les buffets sont terminés. Un énorme bouquet de tulipes blanches et de pivoines bordeaux orne la table. La vieille est au téléphone, lovée sur son canapé. Elle porte une robe blanche et un petit gilet bordeaux.

 

CLARICE

… En tout cas, Éponin, je te remercie de m’avoir aidée à la trimbaler chez elle hier au soir ; je n’y serais pas parvenue toute seule, vu le cachalot ! Et je te félicite pour l’élixir que tu m’avais fourni, il a fonctionné à merveille. Il faut dire que j’en avais versé plus que la dose indiquée et que le muscat a bien camouflé le goût… Oh non, elle n’a pas été suspicieuse, elle a tout avalé d’un coup… Oui, je te rendrai ton scotch marron, pas de problème. Au fait, maintenant que j’ai la photo d’une grosse bonne femme endormie sur une table avec un buffet derrière elle, il me faudrait les trois timbres correspondants. Tu dois bien pouvoir te procurer une série sur les obèses, une sur les tables en chêne rustique et une autre sur les meubles francs-comtois… Oui, je sais, c’est une manie cocasse que j’ai là. Oh, et puis si tu trouvais un timbre avec un bouquet de roses ou de fleurs blanches et bordeaux… Oui, je te laisse noter tout ça… Et maintenant ? Eh bien mon petit, pas grand chose. Je crois que le fait de lui avoir tout déballé va suffire à mon apaisement… Non, j’en resterai là… Oui, tant pis pour la vengeance… En fait, ne crois pas ça Éponin, je le fais pour moi, pas pour la ménager. J’ai réfléchi que j’aimais autant que toutes les deux nous en restions à nos rapports d’antan. Elle trouvera ça normal, puisqu’elle a oublié tout ce que j’ai pu lui dire, et moi seule saurai que j’ai pris le pouvoir, que je maîtrise notre relation… C’est ça, tu comprends parfaitement, à quoi bon créer des conflits, de la rancœur, quand je peux, parce que je le décide, bénéficier de relations amicales, parfois amusantes même si c’est à mes dépens… Oui, je suis comme soulagée à présent, vidée d’un poids si lourd. Je vais mettre en application cette phrase de Voltaire que j’ai lue dans une des papillotes que tu m’avais offertes à Noël dernier : « j’ai décidé d’être heureuse, c’est meilleur pour la santé »… Bon, tu sais quoi, je vais te laisser, car vu l’heure qu’il est, elle pourrait bien débarquer, c’est bien son genre… (On frappe très violemment.) J’en étais sûre, elle arrive. Au revoir Éponin. (Elle raccroche.)

 

MARIA, entrant chargée de deux valises, un hula hoop dépassant de l’une d’elle

Vous ne pouvez pas venir m’aider non ? Vous voulez que je me brise le dos ?

 

CLARICE, se levant

Toujours aussi aimable ! Bonjour quand même… (Elle approche sa joue pour avoir une bise.)

 

MARIA, esquivant, tout en la renversant presque avec l’une de ses valises

Nous nous sommes vues ce matin, je vous le rappelle. C’est à se demander qui de nous deux souffre d’amnésie post-traumatique…

 

CLARICE, se mettant à chanter sur l’air du tube de M

Qui, de nous deux… (Puis, après une pause.) Mais que signifie ce déménagement ? Encore un dégât des eaux chez vous ?

 

MARIA, sévèrement

Non ! Un dégât collatéral d’internet…

 

CLARICE

Un cancer colorectal ? Vous faites bien de vous faire dépister… C’est l’âge…

 

MARIA, secouant la tête

Vous êtes bonne pour l’asile, ma pauvre Clarice. Et je vous rappelle que nous avons le même âge.

 

CLARICE

Mais justement, je suis allée voir le bon Docteur Groin en ce qui me concerne.

 

MARIA

Cessez vos bavardages ! Et par pitié épargnez-moi les détails sordides des pratiques scabreuses auxquelles vous vous adonnez moyennant finance avec ce cochon de docteur. (Après une pause.) Je vous disais que je m’installe chez vous car suite à vos prouesses informatiques, c’est devenu invivable chez moi. Le téléphone sonne continuellement, on frappe sans cesse, on se croirait dans une usine de préservatifs en pleine effervescence…

 

CLARICE

Quel succès inespéré ! Une vraie boîte à partouzes pour moustachus…

 

MARIA, sans relever

… Je n’ai même pas pu manger tranquillement mon gratin de courgettes au brebis.

 

CLARICE

Votre gratin ? Quel gratin ?

 

MARIA

J’ai dit « mon boudin », vous avez mal compris, comme toujours. Vous devriez écouter un peu plus quand on vous appelle pour vous vendre un appareil auditif…

 

CLARICE

Ça ne fonctionne jamais ces appareils, ça bourdonne.

 

MARIA

Toujours est-il que j’ai pensé que vous pouviez m’accueillir le temps que ça se tasse. Vous me devez bien ça.

 

CLARICE

Vous insinuez une nouvelle fois que je serais responsable de vos rendez-vous galants oppressants ? Ce n’est pas moi qui frappe et qui sonne chez vous quand même !

 

MARIA

Certes, mais vous avez contribué à mon dommage ; vous êtes donc coupable, relisez la loi Fauchon…

 

CLARICE

Ah non, le saumon d’hier au soir venait de chez Hédiard. Mais il était bon quand même.

 

MARIA, secouant la tête avec désolation, mais sans relever

Quelle est cette forte odeur ? Elle est fort désagréable…

 

CLARICE

Si vous n’êtes pas contente, retournez donc chez vous. Vous n’avez pas été invitée, surtout pas avec tout ce matériel… Et pour votre information, c’est le parfum de mon bouquet.

 

MARIA, très violemment

Acheté avec mes économies dont vous m’avez dépouillée ce matin ! C’est un peu fort un tel gaspillage, comme l’odeur du bouquet. Vous ne pouvez pas cueillir des reines-marguerites au parc, comme tout le monde ?

 

CLARICE

Tout le monde fait ça ? Sûrement pas les chrétiens…

 

MARIA, en ricanant

En réalité, tout le monde ne peut pas en cueillir, puisque je les ramasse toutes !

 

CLARICE

C’est sympathique pour les autres, et pour le cadre de vie collectif !

 

MARIA

Je ne vis pas à l’extérieur, je fleuris donc chez moi !

 

CLARICE

Votre sens logique est imparable ; vous pourriez aussi arracher les lampadaires dans les rues, pour éclairer chez vous…

 

MARIA

Et vous, vous pourriez me montrer mon alcôve au lieu de m’agresser. Ces valises me pèsent vraiment violemment, à mon âge avancé…

 

CLARICE

Cette double allitération labiale vous honore réellement, mais ne me rendra pas plus hospitalière à votre égard. Vous êtes tellement remuante, un peu comme une enfant terrible en vacances chez sa grand-mère.

 

MARIA

Grâce à moi, vous allez contre toute attente expérimenter le rôle de mamie. J’espère que vous me ferez des gaufres entre deux bains de siège !

 

CLARICE

Toujours votre estomac ? Le grand Gargantua était pour sûr moins goinfre !

 

MARIA, haussant les épaules

Quel poncif d’invoquer ce géant, mais comment vous en vouloir d’ignorer que ses parents Grandgousier et Gargamelle n’étaient pas moins mangeurs…

 

CLARICE

De l’argousier dans une gamelle ? L’idée de tisane est bonne, mais je vous la servirai plutôt dans une tasse en faïence ; je sais recevoir moi ! Vous n’êtes quand même pas un doberman ! (Puis à part, dans sa barbe.) Quoique…

 

MARIA

Je voudrais d’abord poser mes valises, ouvrez-moi la chambre d’amis.

 

CLARICE

C’est que le lit n’est pas fait et les volets sont clos.

 

MARIA

Je surmonterai ces montagnes mais vous laisserai mettre la couette dans sa housse, avec votre technique infaillible !

 

CLARICE

On ne m’y reprendra point. Il faudra vous contenter d’un drap.

 

MARIA

Ça commence bien ! Ce n’est pas une pension trois étoiles…

 

CLARICE

Vous n’aviez qu’à réserver, j’eusse fait quelque effort. (Puis, avec une certaine lassitude.) Pourrions-nous s’il vous plaît cesser ces anicroches ? Je m’étais bien promis d’enfin vous mieux traiter, et je fondais l’espoir que vous me copieriez !

 

MARIA

Je n’goûte guère ce quatrain, mais j’accepte le challenge ! Faisons pour cette nuit la paix ma bonne amie…

 

CLARICE, pouffant

Nous sommes je le rappelle en plein après-midi !

 

MARIA

Je fais ce que je peux, la poésie et moi…

 

CLARICE

… sont en étrange compagnie. Ne vous en faites pas, nous tâcherons d’installer une ambiance conviviale, sans chichis.

 

MARIA

Des chichis ! Voilà qui serait festif. Annulons la commande des gaufres.

 

CLARICE

Je pensais plus à des jeux, des activités. J’ai vu que vous aviez amené un cerceau…

 

MARIA

Chère mamie, cela s’appelle un hula hoop. Il s’agit de se déhancher avec grâce en restant dans le cercle. (Elle s’exécute, mais l’engin tombe par terre en une seconde.) Bon, il faut bien sûr de l’entraînement. Essayez donc ! (Elle lance le hula hoop sur Clarice, avec une violence certaine.)

 

CLARICE

Sûrement pas ! Je ne suis point un lombric gigotant dans une espèce de tube tout de même. Je voudrais rester digne.

 

MARIA

Allons, l’on devait se détendre. Montrez l’exemple, puisque vous êtes l’hôte. (Clarice obtempère sans aucun enthousiasme mais maîtrise le cerceau pendant près de vingt secondes, avant de s’en saisir et de le lancer magistralement autour du porte-parapluies posé à l’autre bout de la pièce.)

 

CLARICE, jubilant

J’adore ce jeu d’aérobic !

 

MARIA, manifestement piquée au vif

Cessons ces singeries s’il vous sied ! Nous avons passé l’âge de ces enfantillages !

 

CLARICE, prenant d’abord la voix de MARIA

Allons, l’on devait se détendre ! Soyez donc bonne joueuse… Vous ne pouvez pas exceller en tout : le vélo, les bons mots, le rugby… (Elle se dirige vers la table, prend des ciseaux et coupe une fleur de pivoine, qu’elle accroche à sa boutonnière.) Je me décore pour mes prouesses sportives !

 

MARIA, très sèche

Et cette tisane à la cannelle pour mon gosier, elle chauffe ?

 

CLARICE, se dirigeant vers la gazinière

J’y cours, ne bougez pas !

 

MARIA

Je ne vois pas bien où je pourrais aller, ce n’est quand même pas un loft votre baraquement. Tout est si exigu.

 

CLARICE

Tout doux ma belle ! Rappelez-vous nos bonnes résolutions.

 

MARIA

C’est que je peine à aller contre ma nature.

 

CLARICE

Moi aussi, je vire écologiste. Avec tous ces scandales sanitaires !

 

MARIA

Vos sanitaires sont sales ? Sortez votre canard et allez récurer, je surveillerai votre eau pendant cet intermède. (Clarice hausse les épaules et ne bouge pas de devant la gazinière.) Et offrez des douceurs, pour nous faire collation.

 

CLARICE

J’ai justement acheté des croquants de Cordes avec votre billet. Nous allons les goûter.

 

MARIA

Nous allons surtout nous abîmer les dents, vous n’avez pas idée. Des macarons moelleux eussent été mieux appropriés.

 

CLARICE

J’étais mieux appropriée ? Et on se tutoie à présent ? Je ne comprends pas et je n’y arriverai pas. Pensez ! Quarante ans de vouvoiement ne s’effacent pas d’un trait.

 

MARIA

Un trait de gnôle dans ma tisane ? Pourquoi pas… Ah non ! j’oubliais… Je ne bois plus aucun alcool chez vous. Ils sont de mauvaise qualité, m’assomment et me rendent amnésique. On devrait les interdire, même aux femmes ménopausées.

 

CLARICE, s’asseyant

C’est sûr que se poser ça fait du bien, mais aux hommes comme aux femmes. Point de discrimination là-dedans. (Maria fait une mine consternée.) Mais trempez donc un croquant, c’est ainsi que c’est le meilleur ; ne vous sentez pas gênée. Chez Claricette, c’est à la bonne franquette ! (Elle a timidement tapé du point sur la table pour ponctuer sa remarque.)

 

MARIA, dégustant en souriant avec douceur

En fin de compte, on est bien chez vous, surtout avec ces aménagements de dernière minute. (Elle désigne les buffets repeints, puis s’étend un peu plus sur sa chaise.) Je crois qu’on va follement s’amuser tous ces jours. Et je vous le dis en toute franchise, sans parler cette fois sous l’effet du Château Lafite, cette tisane insipide en témoigne, j’apprécie votre compagnie. J’irais jusqu’à dire que même si nous étions sœurs siamoises, nous ne nous entendrions pas mieux !

 

CLARICE

Ce sera je crois le mot de la fin.

 

MARIA

Votre formule est un peu étrange ! Allons-nous devenir muettes sous quelque effet de votre décoction de sorcière ?

 

CLARICE, se tortillant gauchement sur sa chaise

Il est peut-être temps que je vous avoue quelque chose mais ce n’est pas facile. L’information va vous sembler tellement improbable.

 

MARIA, attrapant la théière

J’ai l’habitude de vos propos saugrenus mais reprenez donc un peu de votre sérum de vérité ! Vous m’inquiétez cela dit…

 

CLARICE, péniblement

Voilà : depuis plusieurs jours, j’enregistre toutes nos conversations. (Maria écarquille les yeux et se remet droite sur sa chaise.) Avec ceci. (Elle sort un petit boîtier de la poche de son gilet.) Ensuite, je mets nos conversations en ligne.

 

MARIA

Vous rangez nos paroles en lignes et en colonnes ? Je ne saisis guère ce nouveau TOC de classement.

 

CLARICE

Mais non ! Je les mets sur internet.

 

MARIA

Et il y a du public pour nos élucubrations de canapé ?

 

CLARICE

Ça augmente régulièrement. Il faut croire que les gens s’ennuient ferme chez eux. Ils sont sans doute au chômage et n’ont pas de jardin ; il ne leur reste que le voyeurisme. Nous en sommes à deux cent cinquante abonnés, dont trente-trois québécois. J’en ressens une réelle fierté, un peu comme un écrivain constatant ses ventes décoller, j’imagine.

 

MARIA

Je comprends mieux pourquoi vous évoquiez ces derniers jours tous nos anciens souvenirs… Et aussi pourquoi vous parliez parfois en alexandrins ; du moins essayiez-vous…

 

CLARICE

Ce n’était évidemment pas pour le plaisir, encore que cela m’ait amusée ; mes gloussements occasionnels n’étaient nullement feints. Je voulais comprenez-moi que nos discours se tiennent. D’ailleurs, vous vous y êtes mise assez spontanément quelquefois, contribuant ainsi à la bonne tenue de cet étonnant programme transcontinental.

 

MARIA

Mais donc, vous gagnez de l’argent avec votre captation clandestine de paroles, retranscrites sur les PC du monde entier ? Rassurez-moi…

 

CLARICE

Comment diable croyez-vous que j’eusse pu payer cette peinture satinée monocouche ? (Elle désigne les buffets à présent peints en blanc et bordeaux.)

 

MARIA

Pardon d’insister mais, et mes droits d’auteurs ? Je n’ai consenti à rien, tout en vous livrant mes formules les mieux choisies. C’est tout bonnement de l’enrichissement sans cause !

 

CLARICE

Tout de suite des formules menaçantes. (Elle se tortille, manifestement mal à l’aise face à cet imprévu.) Nous n’aurons qu’à dire que vos émoluments paieront votre séjour chez moi, par compensation puisque vous vous faites juriste. C’est là me semble-t-il un marché fort honnête.

 

MARIA, après réflexion

Pourquoi pas, puisque l’amabilité est désormais de mise. Mais nous allons commencer notre collaboration en commandant un dîner aussi riche qu’hier au soir, puisque je n’en garde aucun souvenir. Préparez votre chéquier des PTT, je contacte l’épicerie Fauchon. Ça va être quelque chose ! Venez, je vous embrasse !

 

Elles se prennent dans les bras, dans une étreinte qui ne semble plus finir. Le rideau tombe.

 

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