Les Bateaux Echoues

Peintre déchu, Marceau Dolival noie dans l’alcool son dégoût de lui-même. Volontairement coupé du monde, il n’a plus de contact qu’avec Lisa, la jeune épicière éperdument amoureuse. Arrive une inconnue, Jeanne Blonville, qui prétend ranimer en lui la flamme de son génie d’antan. Malheureusement, il n’y a pas que le génie qui ressurgisse du passé…
Dans une tension croissante, la pièce évoque le mystère de la création artistique, la fascination qu’elle suscite et la volatilité du talent. Sans oublier la puissance destructrice de la lâcheté…

Liste des personnages (3)

Marceau DolivalHomme • Adulte
Dégaine négligée
Jeanne BLONVILLEFemme • Adulte
Très classe
LISAFemme • Jeune adulte
Tonique

Décor (1)

L'atelierLa pièce à vivre d’une vieille ferme, transformée en un atelier de peintre en grand désordre : des chevalets, des tabourets hauts, un buffet bas croulant sous des journaux, des revues et des bouteilles, un vieux fauteuil recouvert d’un drap taché de peinture, une table couverte de pots, de tubes, de pinceaux, de couteaux, de chiffons. Par terre un broc d’eau, d’autres pots, d’autres pinceaux, d’autres chiffons. Au pied du fauteuil, deux bouteilles vides, couchées, un journal ouvert, une chaussure. Et, partout, des toiles entassées et retournées, face contre mur. Au fond, la porte d’entrée ouverte.

Scène 1
(Marceau Dolival est avachi sur son fauteuil défoncé. Une lumière vive entre par la porte grande ouverte. Pas un bruit… Soudain, les cloches de l’église voisine sonnent cinq heures. Dolival se réveille en gueulant, sans bouger pour autant.)
DOLIVAL : Nom de Dieu de putains de cloches ! Foutues saloperies ! Toutes les heures… Il faut qu’elles m’emmerdent toutes les heures ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, des heures ? Pour savoir comment je vis ? Pas besoin… Je sais comment je vis… Il y a le temps où je dors, il y a le temps où je bois, le temps où je baise et le temps où je peins. C’est tout ! Le reste… Pas besoin d’heures pour ça… Pas besoin de cloches non plus, cette blague… Tiens… Maintenant, c’est le temps de boire, je le sais, c’est comme ça !
(A tâtons, il cherche la bouteille qui a roulé plus loin.)
Je t’aurai, salope !
(Il parvient à la saisir et la porte à sa bouche. Rien. Il la secoue, il tente de boire. Toujours rien.)
Charogne, elle est vide cette pute !
(Il l’envoie par-dessus lui. Il se penche, tombe à moitié du fauteuil sous lequel il trouve une deuxième bouteille, qu’il attrape et regarde, incrédule.)
Torchée, toi aussi, vérole…
(Péniblement, il se lève et parvient tout juste à trouver un équilibre précaire.)
La vache ! Qu’est-ce que je tiens ! (Un temps.) Il fait encore jour… Trop de lumière, bon Dieu ! Trop de lumière… Et trop de bordel dans ce maudit taudis ! Ça pue !
(Il hurle en lançant la bouteille à l’autre bout de l’atelier, trébuche et se rattrape de justesse au bras du fauteuil.)
Connard… Rond comme une bille… Je vais vomir… Sûr… Faut que je dégueule… Pourtant on dit que la vodka, ça ne fait pas vomir… Quel est le con qui a dit ça ? « On » dit que la vodka, ça fait pas vomir ! Tu parles… Qu’est-ce qu’il y connait ce con de « on » ?… Rien… Rien de rien… Je le sais bien, moi, j’ai envie de dégueuler… Alors, vos gueules les « on » qui savent tout ! Toujours les mêmes conneries ! Gnagnagna, gnagnagna… On ne boit pas quand on ne tient pas l’alcool ! On ne dort pas toute la journée quand il fait si beau dehors, on ne vit pas dans une porcherie quand on a encore un peu de dignité, on ne s’obstine pas à peindre quand on est nul comme une cloche ! Une
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merde de cloche ! Une saleté de merde de cloche ! (Un temps.) Quelle heure ? Cinq heures passées ? Merde, il est déjà cinq heures… Et cette bon Dieu de bonne femme… Il paraît… Une bon Dieu de bonne femme… Je crois… C’est ça, une bonne femme qui doit rappliquer… Je me rappelle… Avec une putain de voix qui m’a fait bander… Bander pour une voix au téléphone… Quel con ! (Rêveur. Il ricane. Un temps.) Elle doit rappliquer je ne sais plus quand… Le papier ! Où je l’ai fourré, ce foutu papier ?
(Toujours peu assuré sur ses jambes, il fouille ses poches, cherche sur le fauteuil, en vain.)
Putain de papelard de merde !
(Il aperçoit une boulette de papier froissé, par terre, au pied d’un chevalet. Il la ramasse.)
Ho, là ! Ho ! Doucement, là. Ho, du bateau…
(Il défroisse le papier.)
Madame Blonville, c’est ça, ça me revient, Madame Jeanne Blonville. Ah ! Sa voix… Ici Jeaaaanne Blonville… Putain de voix quand elle dit Jeaaaanne… Brrr, des frissons partout… Jeanne Blonville, le 19, à dix-huit heures… Le 19… Quel jour on est ?
(Il ramasse le journal.)
C’est écrit quelque part… D’habitude c’est écrit… Là, en haut… Mardi 19… Il me semblait bien, on est le 19… Bordel, elle va arriver !
(Il se précipite vers le buffet, soulève puis repose une, deux bouteilles vides, se saisit de la troisième à moitié pleine, en boit une grande rasade.)
La vache, ça fait du bien. Encore un petit coup et tout rentrera dans l’ordre !
(Deuxième rasade, deuxième soupir, puis il repose la bouteille.)
Et puis d’abord, qu’est-ce qu’elle me veut, déjà, cette gonzesse ? « Allôôôooo ? Ici Jeaaaanne Blonville. Je suis bien chez Maaarceau Dolivaaaal ? ». Non, c’est le pape ! Pauvre tache, c’est mon numéro que tu as composé, pas celui du Vatican… La conne… « Et vous êtes bien aaartiste peintre ? ». Pas difficile, c’est dans l’annuaire : Marceau Dolival, artiste peintre. En toutes lettres !
(Voix enjôleuse la plus mâle, posture virile.)
« C’est bien moi, Marceau Dolival, artiste peintre. A qui ai-je l’honneur ? ».
(Il rigole.)
Ah, tu parles ! Ça ne devait pas rendre aussi bien… J’étais bourré. Je veux dire, vraiment bourré. « Cébenmoaaa, Maceaudoli-al, artissssepeinte, akïjlonneur ? ». Je l’entends encore, vachement classe, avec sa voix canon : « Je vous reçois très maaaal… Allôôôooo… Etes-vous sûr d’aller bien ?». « Paaafaitment, maaaame, toutétokay. ». Alors elle m’a débité son truc. Qu’elle a entendu le plus grand bien de ma peinture, qu’elle veut me commander une toile, quand est-ce qu’elle peut venir… Une commande ! J’aurais dû me méfier ! J’étais trop saoul pour me méfier, c’est ça le problème. Comme un con, je lui ai dit oui, vous pensez bien, mais comment donc, venez vite, on parlera de tout ça, c’est un plaisir, un honneur, le 19, ça vous va le 19 ? Entre six et sept ? Je ne sais pas pourquoi je
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lui ai proposé le 19, je n’étais pas foutu de savoir quel jour on était, alors, pourquoi pas le 19… Une commande ! Au moins un siècle que je n’en reçois plus, des commandes ! Et depuis ce temps-là, je ne peins plus que de la merde… Et elle veut me passer une commande ? J’étais trop bourré… J’aurais dû me méfier !
(Il ramasse le broc près de la porte, attrape un chiffon traînant par terre qu’il secoue pour en chasser la poussière, verse de l’eau dessus et se le passe sur le visage et sur la nuque.)
Saloperie de mal de crâne… Elle a entendu parler de moi ? Et puis quoi encore ! Dans le coin personne ne connaît Marceau Dolival, à part trois ou quatre vieux du hameau qui passent leur vie à guetter par la fenêtre. Ils ne savent peut-être même pas que je suis peintre. Il y a bien Lisa… Mais, Lisa, elle s’amuse pas à raconter ma vie ni à dire qu’elle couche avec moi quand elle me livre mon ravitaillement… De toute façon, elle m’appelle Mado ! Pas Marceau Dolival : Mado… C’est comme ça, Lisa, elle ne pose pas de questions, elle fait bien l’amour et elle m’appelle Mado, seulement Mado…
(Un temps.)
« Ici Jeaaaanne Blonville », ce n’est pas une voix de la région, ça. Paris, sûrement Paris. Et à Paris, il n’y a pas de risque que quelqu’un connaisse Marceau Dolival… Alors, qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
(Il shoote violemment dans la chaussure qui traîne.)
Saleté de godasse ! Saleté de gourbis crasseux ! Saleté de vie à la con !
(Un temps. On entend le bruit d’un moteur mais Dolival n’y prête aucune attention.)
Une commande… Comme s’il n’y avait pas déjà assez de croûtes ici pour satisfaire Maaadaaame…
(Il jette un oeil sur les toiles qu’il décolle une à une du mur et qu’il regarde par-dessus avec une mine dégoûtée. Le moteur s’arrête.)
De la merde… de la merde… de la merde… Que des toiles de merde !
(Il attrape une toile qu’il examine en hochant la tête.)
De la merde !
(Il lève la toile avec rage, prêt à l’abattre contre un tabouret pour la massacrer, lorsque Lisa entre, portant deux paniers remplis de victuailles.)
LISA : Mado ! C’est moi ! Je peux entrer ? Mado ! Que faites-vous ?
DOLIVAL : Tu le vois bien, non ? J’extermine la laideur…
(Elle pose les paniers, se précipite vers lui et lui arrache la toile...

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