Scène première
PONTCHARRAT, HENRIETTE,
puis la voix de Gindinet dans la coulisse.
pontcharrat, lisant le journal pendant qu’Henriette travaille.
« République française… Décret du Gouvernement provisoire… » (Parlé.) Ah ! très bien ! ah ! très bien ! voyons la rente… ça ne monte pas, j’en ai. (Reprenant le journal.) Encore un décret, deux décrets, quatre décrets, six décrets… (Parlé.) À la bonne heure ! voilà un gouvernement qui fonctionne… oui, mais la rente ne monte pas. (Reprenant le journal.) Ah ! çà, c’est une circulaire… J’en ai entendu parler. Ah ! très bien ! ah ! très bien !
henriette, travaillant.
D’abord, vous, mon oncle, vous approuvez tout, toujours… comme sous l’ancien gouvernement…
pontcharrat.
C’est mon devoir, je suis fonctionnaire. Si, comme moi, tu étais maire… maire de Vitry-le-Brûlé en Champagne…
henriette.
Pour ce que ça vous rapporte.
pontcharrat.
Comment, ce que ça me rapporte !… d’abord je ne paye pas mes ports de lettres quand j’écris à l’autorité ; ensuite je suis le premier magistrat du pays.
AIR : De sommeiller encor, ma chère
Sur ma maison un drapeau se balance,
D’un monument ça lui donne l’aspect,
Je promulgue mainte ordonnance
Pendant l’été contre le chien suspect ;
Sur les murs décrétant l’amende
Contre certaines libertés ;
J’inspire au passant qui s’amende
Le respect aux propriétés.
Qu’est-ce que tu veux ! je suis veuf, j’ai de l’ambition et… il n’y a qu’une chose qui me préoccupe.
henriette.
Quoi donc ?
pontcharrat.
Ce sont les instructions du citoyen Farouchot, le sous-secrétaire du sous-commissaire du canton : il m’invite à ouvrir un club pour propager les idées démocratiques.
henriette.
Eh bien ?
pontcharrat.
Eh bien, ils ne mordent pas au club à Vitry-le-Brûlé. Personne ne vient ! je leur ai pourtant promis les rafraîchissements. Je leur ai loué une salle de bal, celle-ci. Ah bien oui ! la dernière fois, nous étions huit… on bâillait !… et, comme personne ne demandait la parole, j’ai prié Crétinot, le notaire, de nous lire quelques pages de l’Histoire de la grandeur et de la décadence des Romains… Cela fut généralement peu goûté.
henriette.
Alors, il n’y a pas de votre faute.
pontcharrat.
Je le sais bien… mais Farouchot, le secrétaire du commissaire, peut croire que j’y mets de la tiédeur, et, en temps de révolution… C’est plus fort que moi, mais depuis quelque temps, je pense beaucoup aux Girondins… avec ça que je ressemble à André Chénier.
henriette.
Oh ! quelle idée !
pontcharrat.
Une idée de Gindinet… À propos, j’ai une bonne nouvelle à t’apprendre.
henriette, vivement.
Le retour de mon cousin ?
pontcharrat.
Non, je suis sur le point d’obtenir une augmentation de traitement pour Gindinet, notre instituteur primaire et ton fiancé…
henriette.
Une augmentation à lui, mais à quel titre ?
pontcharrat.
À titre de futur neveu, parbleu !… Eh bien, commences-tu un peu à t’y faire ?… C’est un bien bon jeune homme, va.
henriette.
C’est possible, mais il n’est pas spirituel.
pontcharrat.
Il a une si belle écriture… c’est lui qui me copie tous mes arrêtés.
henriette.
Et c’est pour cela que vous le protégez.
pontcharrat.
Je le protège parce qu’il est sobre et continent, et j’aime assez qu’un mari soit… C’est une vraie demoiselle.
henriette.
Et vous voulez me marier avec une demoiselle ; mais ça ne se fait pas.
pontcharrat.
Allons, assez ! vous raisonnez toujours… Est-ce que vous penseriez encore à votre cousin Cassagnol ? un mauvais sujet…
henriette, à part.
Pauvre garçon !
pontcharrat.
Se faire comédien, histrion ! lui, le neveu d’un maire !… Quelle page dans l’histoire !…
henriette.
C’est bien votre faute… vous l’avez chassé de chez vous…
pontcharrat.
Je crois bien !… un garnement qui avait toujours les brais croisés… autour de ton cou.
henriette.
Puisque c’est mon cousin.
pontcharrat.
La belle raison !
gindinet, dans la coulisse.
Au secours ! au secours !
pontcharrat.
Ce bruit… dans la classe de Gindinet.
Scène II
PONTCHARRAT, HENRIETTE, GINDINET.
gindinet, paraissant avec un martinet à la main et parlant à la cantonade.
Oui, vous êtes des anarchistes ! des terroristes ! des communistes !
pontcharrat.
Ah ! mon Dieu ! qu’y a-t-il ?
gindinet.
Père Pontcharrat ! l’hydre de l’anarchie est entrée dans mon école ! ma chaire a été violée !
pontcharrat.
Vous m’effrayez.
gindinet.
C’est encore la faute de Marmadou… c’est toujours la faute de Marmadou !
pontcharrat.
Qui ça ?
gindinet.
Un de mes élèves, le chef de la Montagne, un gueux, un brigand, un scélérat, je ne peux pas le regarder sans frémir !… ah !
pontcharrat.
Quel âge a-t-il ?
gindinet.
Mais il va avoir huit ans…
henriette, à part.
Il ne lui manquait plus que d’être poltron.
gindinet.
Voici le récit de l’attentat. Conformément au 273e décret du Gouvernement provisoire qui nous enjoint de donner aux enfants une éducation civique et militaire, je lui demande avec bienveillance : « Citoyen Marmadou, qu’entendez-vous par venir reconnaître trouille ? » Savez-vous ce qu’il me répond ?
pontcharrat.
Non.
gindinet.
Il me répond : Zut !… Aussitôt je saisis le glaive de la justice, mon martinet, et je lui applique…
pontcharrat.
Une danse ?
gindinet.
Non, un pensum : je lui applique deux fois le verbe : Je réponds zut au bon M. Gindinet qui m’interroge avec bienveillance.
pontcharrat.
Voilà un verbe !
gindinet.
Au même instant, une grêle de dictionnaires, de catéchismes et d’encriers me pleut sur la tête… je proteste avec énergie et je...