Les 4 ouvriers entrent sur le plateau avec un char et enlèvent les barrières séparant le gradin du plateau. Tout en travaillant, ils parlent… entre eux et pour eux.
Dès les ouvriers hors du site, on entend une voix off, posée, énergique et chaleureuse, celle du Monsieur Loyal.
- Loyal: Madame, Mademoiselle, Monsieur, Bonsoir ! Bienvenue à Echallens… Bienvenue dans le Gros-de-Vaud* pour la xxème représentation de CHANTIER – LE SPECTACLE ! *Il apparaît au-dessus des gradins et descend devant les spectateurs.
- Loyal: Ma bétonnière et moi-même sommes heureux de vous accueillir dans notre Nous espérons que vous passerez une belle soirée dans notre univers grâce à toute notre troupe. Mais avant de vous conter notre histoire, nous allons procéder au tirage au sort du jour. Dans ma chère bétonnière se trouve le nom de toutes les personnes qui nous ont fait l’amitié de réserver des places ce soir. Chère bétonnière, tirage au sort, c’est à vous !
La bétonnière s’enclenche et tourne afin de mélanger les papiers.
- Loyal : Merci ! (La bétonnière s’immobilise) Voyons qui est l’heureuse ou heureux élu de la soirée… (il plonge la main dans la bétonnière, tire un papier et lit) Le/la gagnant/e du jour est Madame/Monsieur xxxxx. Que cette personne veuille bien se lever afin que je l’aperçoive. Vous êtes là ! Félicitations Madame/Monsieur XXX, on vous applaudit ! Je suppose que vous n’êtes pas venue/venu seule/seul ce soir, est-ce que la/les personne/s qui vous accompagne/ent peuvent également se lever ? Merci, bravo à vous également.
Je me doute qu’à cet instant, vous vous demandez ce que vous avez gagné ? Et bien, Madame/Monsieur, vous avez gagné ce que vous venez de voir. A l’entracte, et vous serez les seuls à pouvoir le faire, vous monterez dans une nacelle à près de 25 mètres de haut afin d’admirer notre site, Echallens, le Gros-de-Vaud et le pied du Jura au crépuscule ! A l’entracte, merci de suivre notre hôtesse Virginie qui vous conduira à l’embarquement.
Sans plus attendre, Madame, Mademoiselle, Monsieur, pour vous ce soir… voici CHANTIER – LE SPECTACLE ! Bonne soirée !
Justine sort de chez elle en chantonnant « Colchique dans les prés » ; elle arrose ses fleurs.
- Justine …encore une belle journée ! Si tu voyais ça Louis…un magnifique soleil pour mes Viens, viens regarder… mhmm oui, évidemment…
Elle entre à nouveau chez elle.
- Justine Mon pauvre Louis, viens avec moi…voilà…
Elle ressort avec un cadre photo.
- Justine Tiens regarde comme il fait beau. Cette année le jardin est magnifique ! Regarde- moi ces tomates, on en a jamais eu de si belles. Et ces fraises, tu as vu cette quantité ? Le curé va encore pouvoir s’empiffrer avec mes confitures. Et ce calme, ah, ce calme…mais qu’est-ce que j’aime les dimanches ! Ah, mon Louis…tu me manques, tu sais. C’est dommage de profiter de ce beau jardin toute seule. Quelle idée tu as eu de partir si vite. Seule, ce n’est pas pareil… non… c’est pas pareil. Enfin…en attendant que l’on se retrouve il faut vivre, s’occuper ! Tiens, je te mets là, hein… tu aimais bien être là, tu te souviens ? (exclamation nostalgique)
Polo ouvre les volets de sa roulotte ; quelques instants plus tard, il en sort sans être vu par Justine, lui aussi arrose ses fleurs et arrange les alentours.
- Polo (voir s’il parle) Bonjour les fleurs ! Qu’est-ce qu’on est belles ce matin…
Bicod débarque à jardin dans sa voiture ; Justine l’entend et le voit.
- Justine Oh non, pas lui ! Louis, ça va chauffer ! Vlà le bonimenteur immobilier !
Bicod sort de sa voiture avec un bouquet de fleurs. Toute la scène va être suivie de loin par Polo.
- Bicod (regarde autour de lui) Trop calme ce chantier ! Beaucoup trop calme. Une perte de temps ces dimanches ! (il regarde ses chaussures) Cette poussière ! Ils pourraient nettoyer ! (arrivé au portail de Justine) Bonjour Madame Sauvageat ! On est déjà dans son jardin ? Remarquez quand on a une maison comme la vôtre, autant être dehors ! (sourire commercial et hypocrite)
- Justine Quand on a votre délicatesse, autant rester dans sa voiture ! Au revoir…
- Bicod (sur le même ton) Allons, allons ! C’était de l’humour…tenez, je vous ai apporté ces quelques fleurs qui seront plus heureuses dans un vase que dans ma main.
- Justine Les fleurs s’épanouissent dans un jardin Monsieur Bicod, une fois déracinées elles se meurent… comme nous.
- Bicod Mouais, bon ben prenez-les. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un jardin.
- Justine Moi oui…
- Bicod (off) Pour l’instant… (A Justine) Tout de même Madame Sauvageat, à votre âge ce n’est pas judicieux de jardiner si tôt ! On se fatigue, et puis le soir on se retrouve avec plein de douleurs.
- Justine Les douleurs du corps sont moins graves que celles de l’âme.
- Bicod Vous avez regardé la brochure que je vous ai donnée ?
- Justine
- Bicod Vous devez la lire. Je vous assure que c’est ce qu’il se fait de mieux à notre époque pour heu… des gens comme vous.
- Justine (le regardant méchamment) M’intéresse pas.
- Bicod Mais enfin soyez raisonnable, je ne vais pas venir tous les dimanches pour vous convaincre d’avoir du bon sens… votre parcelle, votre micro-parcelle de 50m2, je vous en ai donné 15'000 mille francs et pour votre maison 200'000.- alors que ça n’en vaut pas la moitié ! Vous savez ce que ce quartier de villas me coûte ?
- Justine M’intéresse pas.
- Bicod Evidemment à part les tomates et les fraises, rien ne vous intéresse ! Des millions, vous m’entendez des millions ! Et juste à cause de votre parcelle, je suis bloqué !
- Justine Je suis censée m’excuser ?
- Bicod Non, vendre !
- Justine M’intéresse pas.
- Bicod Mais à la Résidence, ils ont un énorme jardin ! (il lui tourne autour, ne tient pas en place)
- Justine Mon petit me va très bien.
- Bicod Là-bas on vous fera votre lessive !
- Justine J’aime bien faire la mienne.
- Bicod Tous les jours vous avez cinq menus à choix.
- Justine A quoi ça sert, j’en mange qu’un, et encore !
- Bicod Sans compter les activités, le loto, les films, les jeux de sociétés, les promenades, les concerts, les visites de musée…
- Justine Si j’en avais besoin, je ne vivrais pas là.
- Bicod C’est le nec plus ultra, une résidence cinq étoiles ! Croyez-moi, ils sont nombreux ceux qui aimeraient habiter à la Résidence des Chrysanthèmes.
- Justine (un temps en le regardant) Le nom donne envie ! S’il y en a tellement, offrez-leur un appartement.
- Bicod Madame Sauvageat, va falloir trouver une solution parce que moi je ne vais pas tenir longtemps ! J’ai un projet à terminer rapidement!
- Justine Et moi une vie à finir… tranquillement !
Justine lui tend un râteau qu’il ne peut faite autrement que de prendre.
- Justine Tenez ça ! Vous n’avez pas l’habitude qu’on vous dise non, hein ?
- Bicod C’est vrai, ce que je veux, je l’ai !
- Justine Et bien cher Monsieur Gérard Bicod aujourd’hui est un grand jour, vous venez de vous prendre votre premier râteau ! Et voilà le deuxième, pour ma parcelle c’est non ! Et pour ma maison c’est encore non ! Avec mon Louis, on a travaillé dur pour nous offrir cette « micro-parcelle » comme vous dites ! Mais je suis heureuse avec ma micro-parcelle ! Mon jardin et ma maison c’est tout ce qu’il me reste et je compte bien les garder ! Alors, construisez tout ce que vous voulez, où vous voulez mais sur cette parcelle, y a moi ! Un point c’est tout ! Bon dimanche ! Et merci de fermer le portail en sortant !
Justine rentre chez elle…
- Bicod Très bien, Madame Sauvageat, ah vous portez bien votre nom ! Sauvage ! Tronchue ! Caractérielle ! Vous voulez la guerre ? Et bien vous l’aurez ! Vous venez de refuser le raisonnable ! (en partant) Je déteste les vieilles ! Je les déteste depuis toujours… Un pied dans la tombe et ce n’est même pas reconnaissante devant la bonté, la générosité. On veut jouer….et bien vous allez apprendre à jouer, avec mes règles !
Il remonte dans sa voiture et part bruyamment. Justine ressort presque aussitôt avec Louis…
- Justine C’est bon, il est loin. T’as vu Louis, je ne me suis pas laissé faire ! Malotru ! S’il croit que son chéquier va m’impressionner ! Construire, construire, il n’y a que ça qui compte ! Rassure-toi Louis, je ne vais pas mordre à l’hameçon de cet asticot de
Polo se dirige vers Justine avec quelque chose dans la main ; il s’arrête devant le portail.
- Polo Bonjour Madame Justine, vous allez bien ?
- Justine Bonjour Polo, ça va je vous remercie, vous avez dormi dans votre roulotte ?
- Polo Oui, j’aime le dimanche, c’est calme et puis je n’ai personne qui m’attend alors… je suis allé au village et je vous apporté des petits pains au lait.
- Justine Merci Polo ! Pour certaines choses, j’ai la dent dure mais pour le pain, je préfère ceux-là (petit rire). Entrez et servez-vous de tomates.
- Polo (Polo passe le portail et la rejoint) Merci Madame Justine.
- Justine Madame, madame…contentez-vous de Justine !
- Polo Bien…Mad…Justine. Je m’excuse pour monsieur Bicod, ce n’est pas bien ce qu’il fait. Chez moi, on respecte les anciens.
- Justine J’en ai vu d’autres ! S’il croit m’amadouer, il se trompe. Une belle voiture, un beau costume et de belles dents et ça croit régner sur le monde ; mais ça n’en est qu’une particule !
Ils sont au milieu des tomates.
- Justine Vous êtes chez nous depuis longtemps ?
- Polo Ca fait 21 ans que je viens travailler en Suisse. Chez moi en Algarve, il n’y a pas de Il faut bien gagner sa vie…
- Justine Oui, et pour vous durement même. Que faisiez-vous au Portugal ?
- Polo J’ai commencé des études en littérature mais j’ai arrêté, l’état n’avait pas de places pour des professeurs. J’avais une cousine qui travaillait ici qui m’a dit que je trouverais certainement quelque chose. J’ai fait mes valises et cela fait 21 ans que je conduis ma pelle. Je ne pensais pas faire cela.
- Justine Il n’y pas de sot métier Polo, une vie gagnée honnêtement voilà ce qui compte. Bicod gagne plus que vous… il a plus à perdre aussi…
- Polo Vous croyez que vous allez pouvoir garder votre maison ?
- Justine J’en suis sûre ! Ni Bicod, ni son argent vont me faire partir !
- Polo Mais… il est coriace et n’a pas pour habitude de perdre. Il peut être mauvais.
- Justine S’il doit recevoir une leçon et apprendre à perdre à son âge, je serai heureuse d’être celle qui la lui donnera ! Aucun homme n’est mauvais Polo, on ne nait pas mauvais, on le devient…reste à savoir pourquoi.
- Polo Je crois que j’en assez Justine, merci. Vous savez, la semaine je dois faire mon travail et je ne peux pas contredire mes chefs, j’en suis désolé… j’aimerais pouvoir vous défendre.
- Justine Ne vous inquiétez pas, Louis est là.
- Polo Je vais retourner dans ma roulotte, écrire à ma famille…
- Justine Oui, allez Polo, allez…
- Polo Bon dimanche, merci.
Polo retourne dans sa roulotte.
- Justine C’est un bon gaillard ce Polo… hein Louis ? Si on allait goûter ce petit pain ? Oh, il y en a deux, ça tombe bien…
Justine rentre chez elle. On entend des voix au lointain.
- Valérie Yvan, je ne le ferais pas à ta place, tu vas te faire mal.
- Yvan T’inquiètes, je te rappelle qu’à 20 ans je faisais de la gym…
- Valérie Oui…à 20 ans ! (on voit des mains sur les barrières qui cherchent une prise, Yvan apparait puis disparait)
- Yvan Et puis, on a acheté notre maison et j’aimerai bien voir où en est sa construction. Ce n’est pas de ma faute si le portail est fermé !
- Valérie Reviens demain, les ouvriers seront là. Il y a un panneau « Chantier interdit »
- Yvan...