1. « J’ai laissé que les paysages »
Nour
Je m’appelle Nour Selaatin
J’ai beaucoup hésité avant d’accepter
J’ai d’abord dit non pour plein de raisons différentes quand Julie m’a demandé de raconter mon histoire, on ne savait pas par où commencer
Quand j’étais petite je crois que ça allait
Et puis le collège le passage du collège ça m’a rendue
Je sais pas
Triste
En colère
Je saurai pas vraiment nommer…
Et un jour ça a pété, la prof d’histoire elle nous parlait des inégalités sur le continent africain, elle nous a demandé de colorier des cartes, de mettre là où y a de l’eau – des infrastructures – là où la mortalité infantile crève le plafond et là où ça va – ça passe
Je me suis levée, j’ai dit que nous on coloriait des cartes mais qu’en vrai personne n’en avait rien à foutre, qu’on laissait crever les gens en Afrique, les bébés avec des ventres gonflés, et qu’y avait pas de médecins, et qu’il était pas question que je continue à colorier cette putain de carte parce que c’était une carte de Blanc, désolée, à l’époque je parlais mal, on m’a envoyée à la CPE
Et à cette époque j’ai commencé à publier régulièrement sur mon mur Facebook pour parler de ce sentiment que j’avais très fort à l’époque et des fois encore maintenant mais plus rarement
Le sentiment que rien n’est juste
Qu’on nous élève dans un mensonge euh mais qu’en fait y a rien
Sur mon mur, je racontais tout. Ma tristesse. Ma honte
(Temps.)
Et puis un jour, j’ai reçu le premier message de Hassan,
À 14 h 42
Et après j’en ai eu plein de messages
Huit cent quarante-sept
Tous de Hassan
J’ai jamais autant parlé avec quelqu’un de toute ma vie
Il me répondait des petits poèmes, des choses douces et belles – dont personne autour de moi n’aurait été capable de comprendre le sens – mais moi je comprenais
On se comprenait toujours avec Hassan
On sortait pas ensemble mais on se parlait tout le temps
Au début sur FB ensuite sur WhatsApp de plus en plus souvent comme si on était branchés l’un à l’autre par la pensée
Même la nuit je pensais à Hassan
Je pensais à mon obsession d’un monde qui serait meilleur
Il a continué à partager plein de films avec moi : Le Cauchemar de Darwin, Black Gold, Une vérité qui dérange, Le Monde selon Monsanto…
Dans un SMS il m’a écrit :
« Quand j’ai regardé cette vidéo, j’ai eu l’impression d’avaler de la lave tellement ça fait mal
Je vais prier pour toi, Nour »
La première fois qu’il m’a parlé de prière, au début, ça m’a fait bizarre
Parce que pour moi, c’était un peu un truc de vieux, comme toutes les traditions
Hassan a continué à me conseiller des livres, des sourates
Il m’a montré que ça pouvait être beau
Et quand c’était des exercices que je faisais à l’intérieur de moi
Je ressentais enfin la paix
Y a une chose que Hassan me disait souvent et que j’aimais beaucoup c’est qu’en Islam il existe une obligation de défendre ses frères, défendre les faibles et les opprimés. On n’abandonne personne derrière soi
Il m’a dit : « Je suis tellement heureux de t’avoir rencontrée »
J’ai dit : « Moi aussi Hassan, je suis trop heureuse. Tu représentes la pureté »
Et il m’a dit : « Nour, je prie pour nous / Tu pries pour toi ? »
J’ai dit : « Je prie pour toi. Et toi aussi tu pries pour moi ? »
(Temps.)
J’ai arrêté les jupes courtes, les pantalons serrés genre slims leggings
J’ai tout trié dans mon armoire
À la fin j’ai repensé à qui j’étais avant, quand je m’habillais en boule à facettes, c’était comme si je me souvenais d’une autre personne
À un moment après plusieurs mois j’ai voulu qu’on s’appelle avec Hassan
Qu’on se parle
Hassan a dit oui
Quand j’ai appuyé sur « appeler », j’avais le cœur qui battait
Sa voix, la voix de Hassan je pourrais pas la décrire
Elle était douce, maîtrisée et en même temps elle me calmait
Je lui ai dit : « Hassan, j’ai décidé de porter le voile »
Il m’a dit : « Bravo ma sœur, mais n’en parle pas à tes parents
Ils ne comprendraient pas
Ils ne voient rien, ni le péché ni la pureté
Ce sont des zombies »
La première fois que j’ai porté le voile et que j’ai choisi le hijab, il glissait sans arrêt, je me prenais les pieds dedans
Je le mettais dans mon sac en partant de la maison et je l’enfilais dans la rue. Après j’ai appris à marcher avec, à voir avec, à être regardée avec. Il y avait un peu de peur dans les yeux des gens
C’était plus moi la sous-merde de la société
J’ai arrêté d’écouter de la musique
J’ai décroché du mur les photographies de mes amis, de ma famille
Même les photos de mon chat
J’ai laissé que les paysages
Mon père, il a juste dit : « Même les photos de ton chat
C’est bizarre
Tu l’adorais ce chat… »
J’ai pleuré en pensant à mon chat
Hassan m’a dit : « Tu dois résister, jusqu’à ce que nous puissions être ensemble »
J’ai menti à toutes les personnes que j’avais en face de moi. Je souriais quand je voulais hurler. J’ai dit « merci », « un film », « une glace », « super », « bisous », alors que je pensais : mes frères t’égorgeront, tu iras en enfer
J’ai haï ceux qui pouvaient pas vivre dans la pureté, mes frères qui sifflaient les filles, mon père qui voulait que ses enfants deviennent de parfaits petits Français
Mais j’en pouvais plus de haïr, il fallait que...