I
Une pièce vide. Deux chaises. Iels sont face à face.
Larsène
Est-ce que vous avez envie de m’expliquer ce qu’il s’est passé ?
Carla
J’aimerais mieux parler à une femme, si c’est possible.
Larsène
Ce soir, c’est moi qui suis de garde. Demain, vous pourrez vous entretenir avec ma collègue.
Carla
Mais demain je serai partie.
Larsène
Ça, nous allons le décider ensemble.
Carla
Comment ça ?
Larsène
Racontez-moi ce qu’il s’est passé.
Carla
Mais il ne s’est rien passé. Rien que des choses très banales. Minuscules. Des choses sans importance. Je ne comprends pas bien ce que je fais là.
Larsène
Vous êtes là parce que vous vous êtes retrouvée dans un état d’agitation important.
Carla
Je peux vous demander votre nom ?
Larsène
Audran.
Carla
Et votre prénom ?
Larsène
Je m’appelle Larsène.
Carla
Larsène Audran.
Larsène
Et vous ?
Carla
Carla Daumare.
Larsène
Alors, Carla, vous voulez bien me raconter ce qu’il s’est passé ce soir ?
Carla
Eh bien, j’étais à une terrasse.
Larsène
Toute seule ?
Carla
Oui, j’aime bien être seule, boire un petit verre de prosecco et regarder le monde vivre autour de moi. Donc j’étais là, je fumais une cigarette. J’étais pas mal. Et puis il est venu me parler.
Larsène
Qui ça ?
Carla
Le type, là. Le sale type. Le sale type, là. Ce type, là. Et moi, je ne sais pas ce qu’il me veut. J’étais dans mes pensées et lui. Il me surprend. Et il commence à me parler.
Larsène
Et de quoi il vous parle ?
Carla
De rien, je ne sais pas, je n’écoute pas, je ne le regarde pas. Je fais comme si je ne le voyais pas. Mais je le vois. Il continue, il me parle, il me tutoie. Et ça, je n’ai pas supporté. Il y a des gens qui n’ont pas de notion de leur corps dans l’espace, vous avez remarqué ? Moi je suis très sensible à ça. C’est aussi parce que j’ai fait beaucoup de danse. Donc j’ai ça. Pour moi. Une conscience aiguë de l’espace. Et des autres aussi. Et en fait ça va de pair. Puisque nous sommes avec les autres dans l’espace. Et il y a des gens qui n’ont pas ça. Mais pas un gramme. Pas une once de cette conscience-là. Alors ça, je trouve, c’est dramatique. Pour eux et pour nous. Nous qui devons subir ce manque-là. Et donc lui, ce type, il en était dépourvu. Et il était très près. Vraiment très près de moi. Et il me sort des trucs… Que je suis jolie… Des choses comme ça… Alors, sans le regarder, je lève mon majeur dans sa direction. Et là il commence à me demander pour qui je me prends. Alors qu’est-ce que je pouvais bien faire d’autre ? Qu’est-ce qu’on peut répondre à ça ? Pour qui je me prends ? C’est vaste. C’est un sujet en soi. Donc je me suis levée et je lui ai éclaté le cendrier dans la gueule. Voilà. Rien de plus. Et je ne comprends pas ce que je fais là. Vous n’avez pas chaud ? Il fait chaud ici. Non ?
Larsène
Un peu.
Carla
Vous pourriez ouvrir une fenêtre, peut-être ? Qu’en pensez-vous ?
Larsène
Ça risque d’être pire. Il fait plus chaud à l’extérieur qu’à l’intérieur.
Carla
C’est pour ça que les gens deviennent fous.
Larsène
Ah oui ?
Carla
Oui, les gens sont fous, les hommes sont fous, complètement cinglés, là, depuis quelques jours. Évidemment, vous, vous ne vous en rendez pas compte. Mais les mecs sont à enfermer passé trente degrés.
Larsène
C’est pour ça que vous avez réagi ainsi ?
Carla
Bien sûr. Je me suis défendue. C’est normal. Il a pris pour les autres de la journée. Ça lui servira de leçon. (Au public : ) Ne me dites pas merci. (Silence.) En plus il avait un chien.
Larsène
Ah oui ?
Carla
Oui, il avait un chien. Un de ces grands chiens, je ne sais plus le nom, comme un braque, un peu… Et il tirait sur sa laisse comme un taré. Je n’ai pas aimé ça non plus. C’est lui qui devrait être là, non ? À ma place. Non ? Je ne comprends pas ce que je fais là.
Larsène
Vous étiez très agitée. Vous ne vous rappelez pas ?
Carla
Évidemment, j’étais agitée, évidemment, il y avait pas mal de sang, comment ça s’appelle ? Décidément, les mots m’échappent… Arcane ? Arcade ? Comment on dit ? Enfin, ça pissait fort. Ça giclait. Et puis voilà, j’étais quand même stressée parce que je n’étais pas sûre de parvenir à bien le frapper. Il y a toujours de l’appréhension dans ces cas-là. Je ne fais pas non plus ça tous les jours, même si, entre nous, j’aurais des clients sans problème… Faudrait peut-être vous y mettre un peu, vous aussi. Sinon ça va dégénérer. La preuve. Vous allez devoir en enfermer, des filles, si vous continuez à ne rien faire. Faut vous y mettre un peu, aussi.
Larsène
Me mettre à quoi ?
Carla
À vous remettre en question. Mais en profondeur. Je veux dire… C’est un vrai chantier que vous avez devant vous. Mais je ne sais pas, c’est comme si vous ne vous sentiez pas concernés. C’est con. Pardon mais c’est très con. Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais ça. Jamais. Nan, vraiment jamais. Jamais. Mais bon, c’est comme tout, le terrorisme et tout ça. On enterre, on enterre, on met des couches et des couches, et vas-y que je t’en rajoute une, et puis un jour ça nous explose à la gueule. Et on fait les étonnés. Ça va vous exploser à la gueule, un jour, Larsène, et je ne pense pas que vous soyez bien préparés à ça. Enfin je dis « vous », mais c’est un « vous » large. Un « vous » englobant. Quoique vous ayez aussi votre rôle à tenir dans tout ce chaos.
Larsène
Ah oui ? Et quel rôle, selon vous ?
Carla
Eh bien, qu’est-ce qu’on demande à quelqu’un qui prétend être humain ? Je veux dire, pour ceux que ça intéresse encore. D’être un vrai être humain. Qu’est-ce qu’on demande ? J’aimerais beaucoup avoir votre avis sur la question, Larsène.
Larsène
Est-ce que vous avez bu ?
Carla
C’est interdit de boire, maintenant ? Alors, après, ça va être quoi ? On n’a plus le droit de manifester, de se réunir, de s’opposer, de planter des graines, on doit tous se faire vacciner et quand on veut danser : allez, zou ! dans le canal, mon gars. Magnifique. C’est magnifique. Bravo à vous ! Ouh là là ! Vous vous promettez de beaux jours. De beaux jours. Enfin, c’est vous que ça regarde. Alors ? Hein ? Hein ? Qu’est-ce que vous en dites, vous ?
Larsène
De quoi ?
Carla
Vous n’êtes pas très concentré, je vais finir par me vexer. Larsène. Vous êtes avec moi, là ?
Larsène
Oui.
Carla
Larsène ? Vous n’avez pas bu, rassurez-moi ? Vous ne vous en êtes pas jeté un petit derrière la cravate avant de prendre votre service, rassurez-moi ?
Larsène
Posez-moi votre question.
Carla
Mais la question, c’est la même depuis le début de tout. Qu’est-ce qu’on demande à un humain qui prétend appartenir à la catégorie des êtres humains ?
Larsène
De la compassion.
Carla
Nan. De se positionner. De se positionner. Et c’est quoi, alors, votre position à vous ? Si on prend tout ça d’une manière très objective. À quoi sont en train d’assister les spectateurs ? Je vais vous le...