Du paillasson considéré du point de vue des hérissons

Une vieille dame seule dans un restaurant de bord de mer ; un piano mystérieux qui perturbe le quotidien des résidents d’une rue piétonne ; un commissaire, timide et maladroit, l’assassin et ses victimes qui parlent sereinement, comme s’ils étaient tous complices de quelque chose qui les dépassent ; des rencontres, des oublis, des interrogatoires, la guerre, les paillassons, l’herbe, les barbelés, bref, l’humanité tout entière, vue par les hérissons.

“Les textes réunis dans ce recueil pourraient avoir comme sous-titre “Scènes de folie et de tendresse dans le monde d’aujourd’hui et depuis toujours”.
Avec toute la finesse de son écriture, Matéi Visniec nous encourage à explorer ce qu’il nomme lui-même le « théâtre vague », au travers d’une suite de tableaux, de « miroirs humains brisés ». Ce sont autant de scènes du quotidien qui repoussent les limites du réel en jouant d’un absurde aux ambiances oniriques.
Avec bienveillance et une certaine curiosité sociale, Matéi Visniec interroge le monde d’aujourd’hui au
travers de situations dont la puissance révélatrice se dégage de leur caractère anodin en apparence.”




Du paillasson considéré du point de vue des hérissons

Du paillasson considéré du point de vue des hérissons

Du point de vue des hérissons, la forêt est une divinité avec des piquants gigantesques. Les prés pleins d’herbe sont des dieux un peu moins puissants, en période de croissance, dont les piquants tardent à se raffermir. Les cactus sont les lieux où vont se cacher les esprits des hérissons après leur mort. Et les clôtures de barbelés sont des monuments funéraires érigés pour les hérissons écrasés sur les routes sous les roues des voitures et des camions. Quant aux feux d’artifice, ils ne peuvent être que la projection visuelle de ce que les hérissons ressentent en période de rut.

Il reste l’énigme des couteaux. Ils sont peut-être des piquants arrachés à des corps qui, terrassés par la honte, se cachent ensuite pour l’éternité dans des endroits impossibles à identifier.

Du point de vue des hérissons, les tonde.uses à gazon sont des sortes de sorcières impitoyables et maléfiques. Impossible pour un hérisson de comprendre pourquoi est nécessaire dans l’univers l’existence des tondeuses à gazon. Qui a pu inventer de tels monstres dont la raison d’être est, justement, d’effrayer les hérissons, de les chasser de leurs cachettes vitales ? Les mères hérissons et les pères hérissons, à travers les contes et les légendes, préviennent leurs rejetons hérissons, depuis leur plus tendre enfance, que tôt ou tard ils rencontreront des monstres éradicateurs de hérissons qui représentent le mal absolu.

Lorsqu’un hérisson tombe sur un paillasson (qui ressemble toujours à une petite forêt composée de piquants extra-courts), il verse automatiquement une larme. Il va ressentir aussi un nœud dans l’estomac. Pour les hérissons, les paillassons sont les peaux de leurs ancêtres étalées avec cruauté devant des portes par lesquelles il n’est pas bon de passer. Du point de vue des hérissons, le fait que les hommes s’essuient les pieds sur des peaux de hérissons représente le comble de la barbarie. Un rituel blasphématoire. De toute façon, l’homme ne fait jamais attention où il met les pieds. C’est dans sa nature. A-t-on jamais vu des hérissons se rouler toute la journée dans l’herbe rien que pour le plaisir d’embrocher avec leurs piquants des papillons, des vers, des cafards ou des escargots ? Non. Mais l’homme, lui, marche sans cesse pour l’unique plaisir d’écraser sous ses bottes les formes de vie plus petites que lui.

Les roses et leurs épines. Cela ne peut être qu’un hommage rendu par le créateur du monde aux hérissons, une reconnaissance de leur perfection. Cela explique pourquoi les hérissons, dès qu’ils s’approchent d’un rosier tige, entrent dans un état extatique et ressentent ce qu’on pourrait appeler l’épanouissement. C’est comme si l’homme, dans son errance sur la terre, tombait de temps en temps sur des petits monuments sculptés par la main de Dieu et destinés à rendre hommage à la beauté humaine. Mais l’homme ne les voit jamais, ces hommages divins. C’est pour cela d’ailleurs que le hérisson est supérieur à l’homme : il sait reconnaître la main de Dieu dans la nature.

Les hérissons savent que dans l’univers il y a d’autres formes de vie qui ne sont jamais arrivées à la perfection du hérisson. Parfois les hérissons se demandent comment les autres créatures font l’amour. Une créature sans piquants est-elle capable de comprendre ce qui se passe dans l’âme de deux hérissons en pleins ébats amoureux, quand le hérisson femelle plie ses cinq ou six mille piquants pour que le hérisson mâle puisse se coller contre elle ? Quel sens peut avoir l’amour lorsqu’on est dépourvu de piquants et que l’on ne peut pas les transformer en un lit doux au moment de l’accouplement ?

Du point de vue des hérissons, les êtres qui n’ont pas de piquants ne sauront jamais ce que signifie se donner à fond, ce que signifie la communion profonde quand deux vies se fondent jusqu’au bout l’une dans l’autre.

Du point de vue des hérissons, les matinées, les levers de soleil et la lumière du jour en général sont en quelque sorte des concessions faites à l’inutile. Car ce ne sont pas les jours qui sont propices à la vie mais bien les nuits. Le jour est comme un corps sans piquants, exposé à tous les dangers. Heureusement que la nuit offre au jour un abri temporaire de piquants, sous lequel la vie peut éclore.

Depuis quelque temps, chaque fois qu’ils mangent un ver, les hérissons grondent. « Hum, ça n’a pas le même goût » se dit le hérisson. L’escargot non plus n’a pas le même goût, ni les coléoptères, les cafards et les araignées. Les hérissons commencent à être de plus en plus inquiets car ils ont de plus en plus souvent mal au ventre, ils étouffent, leurs yeux piquent. « Mes petits vont grandir sans jamais savoir quel est le vrai goût d’une pomme ou d’un champignon » se dit une mère hérisson en crachant du sang. « Oui, quelqu’un nous met du poison dans la nourriture » disent les hérissons.

Bizarre, très bizarre, vraiment bizarre, se disent les hérissons. Nous allons tous mourir bientôt car les vers, les larves, les coccinelles, les sauterelles et les libellules n’ont plus le même goût. Pareil pour les fruits. Les pommes, les prunes et les groseilles ont de plus en plus un goût de brûlé. Même l’eau n’est plus comme autrefois, l’eau de pluie est devenue acide, amère et fumante. Et même le lait que les petits hérissons tètent de leurs mères hérissons n’a pas la même saveur, il est saumâtre, il est faisandé, il fait vomir les petits hérissons.

Bizarre, très bizarre, vraiment bizarre, se disent les hérissons. Si l’on calcule le temps en années solaires, comme le fait l’homme, nous sommes ici sur la Terre depuis quatorze millions d’années. Et pendant tout ce temps les vers, les cafards, les escargots et les rats ont eu le même goût savoureux. Comme d’ailleurs l’eau et le lait des mamans hérissons. Mais pourquoi, pourquoi aujourd’hui les vers, les coccinelles, les escargots, les rats, les pommes et l’eau ont le même goût que les paillassons sur lesquels les hommes essuient leurs pieds ?

Et vous ne pouvez pas faire baisser un peu le bruit des vagues ?

Le garçon de café

Non, madame, on ne sert pas, pour l’instant, à manger. Le déjeuner c’est après onze heures trente.

La vieille dame

Et maintenant il se fait quelle heure ?

Le garçon de café

Il est dix heures trente.

La vieille dame

Ce n’est pas grave. Je peux attendre.

Le garçon de café

Mais si vous voulez autre chose… Un café, un verre d’eau…

La vieille dame

Un café, alors. Et un verre d’eau.

Le garçon de café

Très bien, madame. Je vous les apporte… Vous voulez aussi le journal ?

La vieille dame

Oui, s’il vous plaît. Apportez-moi aussi le journal. Mais pas celui d’aujourd’hui.

Le garçon de café

Très bien. Je vous apporte celui d’hier.

La vieille dame

Un autre, encore plus ancien, vous n’en avez pas ?

Le garçon de café

Mais si, je peux vous apporter le journal d’il y a deux jours.

La vieille dame

Les journaux de la semaine passée, vous les avez tous jetés ?

Le garçon de café

Oui, on les a jetés.

La vieille dame

Dommage… (Pause.) Garçon, soyez gentil…

Le garçon de café

Oui ?

La vieille dame

Vous pouvez baisser un peu la musique ?

Le garçon de café

C’est déjà fait, madame.

La vieille dame

Mais j’entends quand même quelque chose…

Le garçon de café

La musique est totalement arrêtée.

La vieille dame

Et alors qu’est-ce qu’on entend ?

Le garçon de café

On entend les vagues de la mer…

La vieille dame

Ah ! Et vous ne pouvez pas faire baisser un peu le bruit des vagues ?

Le garçon de café

Non.

La vieille dame

Ce n’est pas grave. J’espère que je ne vous agace pas trop.

Le garçon de café

Non, madame.

La vieille dame

Quelle heure est-il ?

Le garçon de café

Onze heures moins le quart.

La vieille dame

Déjà ?

Le garçon de café

On n’y peut rien, madame, le temps passe…

Pause.

La vieille dame

Garçon !

Le garçon de café

Oui ?

La vieille dame

Pardonnez-moi, j’ai voulu vous demander quelque chose mais j’ai oublié.

Le garçon de café

Ce n’est pas grave.

La vieille dame

Ah ! je me rappelle !

Le garçon de café

Je vous écoute.

La vieille dame

Je me le suis rappelé, mais je n’en ai plus besoin. Vous m’avez dit qu’à onze heures on peut déjà dîner, c’est ça ?

Le garçon de café

À partir de onze heures trente.

La vieille dame

Il y a quoi dans le menu aujourd’hui ?

Le garçon de café

Nous avons du lapin à la sauce moutarde et de la dorade à la plancha.

La vieille dame

Et hier, vous avez eu quoi ?

Le garçon de café

Nous avons eu de la moussaka et des boulettes d’agneau.

La vieille dame

Bon, je me laisse faire, vous pouvez m’apporter ce que vous pensez que je n’ai pas mangé depuis longtemps. D’accord ?

Le garçon de café

D’accord.

La vieille dame

Je suis désolée si je vous embête.

Le garçon de café

Il n’y a pas de souci.

La vieille dame

Je vous prie seulement de m’aider à le noter dans mon carnet, pour que je sache ce que je dois prendre demain.

Le garçon de café

Je vais vous dicter ce qu’il faut noter, c’est sans problème.

La vieille dame

Je suis navrée d’être si insistante.

Le garçon de café

Vous n’êtes pas du tout insistante. Et de toute façon, aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de monde.

La vieille dame

On a annoncé de la pluie, n’est-ce pas ?

Le garçon de café

Oui, madame.

Pause.

La vieille dame

Virgile !

Le garçon de café

Oui ?

La vieille dame

Vous vous appelez Virgile, n’est-ce pas ?

Le garçon de café

Oui, madame, c’est vrai.

La vieille dame

Vous voyez que je me suis quand même rappelé que vous vous appelez Virgile !

Le garçon de café

Oui, et j’apprécie. Vous voulez que je vous apporte quoi ?

La vieille dame

Je ne veux rien. Mais je suis contente de m’être rappelé votre nom. C’est pour ça, en effet, que je vous ai appelé, pour vous dire que je me suis rappelé que vous vous appelez Virgile.

Le garçon de café

C’est bien ce que vous faites, madame. C’est très bien.

La vieille dame

Mais hier ce n’est pas vous qui m’avez servie, n’est-ce pas ?

Le garçon de café

Vous avez parfaitement raison. Hier c’est Paul qui était de service.

La vieille dame

Et pourquoi vous ne savez pas faire baisser le bruit de la mer ?

Le garçon de café

C’est que…

La vieille dame

Parce que Paul a su le faire…

Le garçon de café

Paul a su le faire ? Il a fait baisser le bruit de la mer ?

La vieille dame

Oui, il l’a fait baisser.

Le garçon de café

Ben alors je vais lui demander comment il a fait.

La vieille dame

Oui, posez-lui la question. Posez-lui la question. Qu’il vous montre où est la manette.

Le garçon de café

Il l’a fait avec une manette ?

La vieille dame

Oui, avec une manette…

Le garçon de café

Ben alors je vais lui demander de me prêter sa manette.

La vieille dame

Je sais que je suis impossible… Parfois ça me fait même rire… Merci, mon garçon, d’avoir autant de patience avec moi.

Le garçon de café

C’est normal, madame.

Pause.

La vieille dame

Virgile…

Le garçon de café

Oui ?

La vieille dame

Aujourd’hui, la pluie commence à quelle heure ?

Le garçon de café

À onze heures trente.

La vieille dame

Et vous pouvez me placer plus près pour que je la voie mieux ?

Le garçon de café

Oui, madame, je vais vous placer au premier rang.

La vieille dame

Bien… Et éventuellement vous m’apportez un parapluie.

Le garçon de café

Je vais vous l’apporter, bien évidemment.

La vieille dame

Voilà, je vous rends le journal. Je vois que tous les jours il se passe exactement les mêmes choses. Les mêmes bêtises. C’est comme si le monde avait perdu la mémoire.

Le garçon de café

Je peux vous le garder pour demain, si vous voulez.

La vieille dame

Oui, jeune homme. Vous pouvez me le garder pour demain.

Le garçon de café

Marché conclu.

La vieille dame

Ah ! encore une chose ! Vous m’avez dit quoi, hier, à l’oreille, qui m’a fait éclater de rire ?

Le garçon de café

Voulez-vous que je vous redise ce que je vous ai dit hier ?

La vieille dame

Oui, redites-le-moi. Redites-le. Ça m’a fait rire aux larmes.

Le garçon de café se penche à l’oreille de la vieille dame et lui chuchote quelque chose. La vieille dame rit.

La vague et le trépied

— Je peux vous dire sans hésitation que la mer était calme et que le ciel était clair. Tous ceux qui se trouvaient sur la falaise (une trentaine de personnes) peuvent vous confirmer cela. Le vent ne soufflait plus, on ne sentait plus la moindre brise, mais il faisait assez froid. Tout le monde s’était agglutiné là pour contempler le coucher du soleil. Certains étaient munis d’appareils photo et attendaient au comble de l’excitation le moment où le disque rouge du soleil allait toucher la ligne de l’horizon… Il y avait aussi un peintre devant un chevalet monté sur un trépied. Il était assez ridicule, avec la palette de couleurs dans la main gauche et le pinceau dans la main droite. Absolument personne ne s’attendait à ce qu’une vague si puissante puisse se précipiter brusquement sur la falaise. D’ailleurs, quand la vague s’est abattue sur nous, nous avons presque tous éclaté de rire. En fait, la vague nous a un peu arrosés, c’est tout. Un enfant qui avait grimpé sur la balustrade, au bord de la falaise, a eu peur et a poussé un cri, mais finalement lui aussi s’est mis à rire, tout mouillé qu’il était… Ensuite nous avons tous contemplé le coucher du soleil. Il ne s’est rien passé de spécial, seulement certains, par prudence, avaient reculé de quelques pas pour éviter le bord du précipice. Et, bien sûr, le tableau du peintre a été totalement ruiné.

— Ce que je peux vous dire, c’est que la mer me paraissait un peu bizarre ce soir-là. Le ciel était clair, mais la mer n’était pas calme. En fait, j’avais l’impression que les vagues roulaient plutôt vers le large au lieu de venir vers nous, vers la falaise où nous attendions, environ vingt-cinq personnes. Mais personne ne s’est alarmé à cause de cela. Nous attentions tous le coucher du soleil et nous étions fascinés par la forme et la couleur de certains nuages, on avait l’impression qu’ils étaient en flammes. Nous regardions tous dans la même direction, personne ne disait rien comme si les mots auraient perturbé la magie du moment. Seul un garçon d’environ dix ans, très mal élevé, avait enfourché la balustrade, ce qui m’a paru assez dangereux, car de l’autre côté s’ouvrait le gouffre ; s’il avait chuté, il se serait brisé contre les rochers en bas de la falaise. Et c’est alors que la vague est arrivée, d’un coup. Et probablement que le gosse aurait été aspiré par la vague si au dernier moment un peintre qui était là en train d’installer son chevalet ne l’avait attrapé par le col.

— C’était un après-midi assez venteux, et c’est vraisemblablement à cause du vent qu’il s’est passé ce qu’il s’est passé. Nous tous, qui nous trouvions sur la falaise, environ une vingtaine de personnes, essayions de nous protéger contre le vent qui soufflait du large vers la côte. En même temps, le souffle coupé, nous étions en train d’admirer le coucher du soleil, parce que le tableau était troublant. Le ciel était lourd de nuages, mais à l’horizon il s’était pourtant dégagé et il y avait une sorte de longue bande bleu clair entre la masse de nuages et la mer. Le disque rouge du soleil paraissait immobile juste au-dessus de la ligne d’horizon. Et c’est alors que la grosse vague a fait irruption, il y a eu peut-être la combinaison de certains éléments, les ondes solaires, le vent et la lourdeur du ciel ont peut-être provoqué une explosion marine à la base de la falaise. Une trombe d’eau a surgi comme un geyser et a propulsé dans l’air une fillette qui s’était penchée sur la balustrade. Ce jet projeté d’en bas a été si puissant qu’il a soulevé de deux ou trois mètres la pauvre fillette. Heureusement qu’un peintre qui avait renoncé à installer son chevalet a eu le réflexe de tendre les bras et de cueillir la fillette dans sa chute, comme si elle avait été un ballon…

— Lorsque la vague est arrivée, je me trouvais à côté d’une famille avec deux enfants : un garçon et une fille. D’ailleurs il y avait là plusieurs familles, et tous les enfants s’agitaient joyeusement. Les adultes voulaient regarder le coucher du soleil, mais les enfants n’en avaient pas la patience, ils faisaient un vacarme infernal sur la falaise. Les gosses criaient plus fort que les mouettes, ils couraient les uns après les autres, certains avaient grimpé sur la balustrade. Heureusement que de l’autre côté, en bas de la balustrade, il y avait une longue bande de sable fin ; si les gosses étaient tombés, le sable aurait amorti leur chute. Personne ne s’attendait à une chose pareille, la mer était basse, les vagues roulaient à environ cent mètres plus loin, ou même plus. D’ailleurs je pense que l’eau est arrivée sous la forme d’une mini-tornade. J’ai entendu dire que parfois de telles mini-tornades se forment à cause de la chaleur. La journée avait été caniculaire et, même à ce moment-là, quelques minutes avant que le soleil ne se couche, on pouvait difficilement respirer. Quand la vague s’est écrasée sur nous, d’abord nous avons tous poussé un cri d’approbation, une sorte de « oooooh » car l’eau nous avait rafraîchis. Mais tout de suite quelqu’un a crié « il manque un enfant ! » et tous les parents ont couru pour prendre leurs enfants par la main. Et il manquait, c’est vrai, un enfant d’environ sept ans que la vague avait enlevé et traîné une quarantaine de mètres sur la plage. Mais le garçonnet s’est relevé tout seul et a couru vers nous, les bras ouverts.

— Trois enfants ont été aspirés, hier soir, par la vague. Je vous précise cela parce que j’ai été témoin de toute la scène, j’ai tout filmé, je sais ce qui s’est passé seconde après seconde. J’avais installé mon trépied pour photographier le coucher du soleil. Je croyais que j’allais être tout seul là-bas, sur ce promontoire qui avançait d’une manière spectaculaire dans la mer. Les vagues qui se brisaient au pied du promontoire produisaient un bruit assourdissant, et d’ailleurs j’ai remarqué à un moment donné que les gens arrivés là-bas n’entendaient plus ce qu’ils se disaient. Quelqu’un qui se trouvait à côté de moi m’a questionné en me disant : « Vous êtes peintre ? » Quand je lui ai répondu « je suis photographe », il ne m’a pas entendu et a fait un geste de la main comme s’il avait dit « inutile de continuer la conversation ». C’est sur le fond de ce bruit incessant et infernal que la vague est arrivée, et c’est sans doute à cause du bruit qu’on ne l’a pas entendue venir. Un enfant qui était juché sur les épaules de son père ainsi que deux autres enfants qu’une mère tenait pourtant par la main ont été tout simplement aspirés par la vague. J’ai eu l’incroyable intuition d’appuyer à ce moment même sur la touche d’enregistrement vidéo de mon appareil. Et voilà, vous pouvez tout voir, seconde après seconde, comme la vague se retire, comme sur les épaules du père il n’y a plus personne, comme la mère reste les bras suspendus dans l’air. Mais la partie la plus inexplicable c’est le geyser, le fait que trois secondes plus tard un jet d’eau sorte de je ne sais où et recrache les enfants sur le promontoire.

— Normalement on n’aurait pas dû s’agglutiner tous sur ce rocher, mais nous étions, je pense, hypnotisés par le coucher du soleil. D’abord c’est un photographe qui s’est installé sur le rocher, avec un trépied. Ensuite il y a eu encore une dizaine de personnes qui ont grimpé sur ce bout de roche volcanique. Je les ai comptées parce que j’ai eu une sorte de prémonition, je me suis dit : « Tiens, on ne se connaît pas mais on se serre les uns contre les autres sur ce rocher comme si on était dans une rame de métro. » Et à la fin il y a eu encore une famille avec deux enfants qui a voulu y monter, mais le photographe leur a dit : « Ne venez pas, il n’y a plus de place, on se met tous en danger. » Quand la vague est arrivée, comme une pieuvre géante avec des dizaines de tentacules, nous étions effectivement collés les uns contre les autres, nous formions une sorte de paquet humain, je ne trouve pas d’autre mot pour décrire la situation. La vague s’est jetée sur nous avec une très grande force. C’est alors que je me suis rendu compte à quel point l’eau pouvait être lourde. Instinctivement, on s’est tous donné la main car on avait pris conscience du péril, et quelqu’un a crié : « Les enfants au milieu ! » Bien sûr que l’eau nous a mouillés jusqu’à l’os. Quand la vague s’est retirée, quelqu’un a posé une question qui a sonné assez bêtement : « Il ne manque personne ? » Mais nul n’avait envie qu’on commence à se compter, on s’est tous empressés de descendre du rocher. Le cadavre du photographe n’a été trouvé que le lendemain matin. Chose étrange, son corps sans vie était resté sur le rocher, sur ce maudit rocher que nous avions vite quitté en étant sûrs de n’avoir laissé personne derrière, ou au moins nous avons tous eu cette impression…

— Je le sais depuis toujours, la mer est perfide et c’est pour cette raison que je ne m’approche jamais du bord d’une falaise au moment de la marée haute. J’ai vu les deux familles avec enfants se diriger vers le promontoire pour admirer le coucher du soleil, mais je suis resté à une distance appréciable du bord du précipice. La mer était calme, mais le vent soufflait un tout petit peu. Je ne peux vraiment pas m’expliquer comment la vague de brume a pu arriver si vite. En seulement quelques secondes, le groupe qui se trouvait là, sur le promontoire, a été enveloppé par le brouillard, ce qui m’a stupéfié. J’ai voulu crier « faites attention où vous mettez les pieds » mais je n’ai pas eu le temps. Après la brusque vague de brume, il y a eu une brusque trombe d’eau qui les a tous balayés. C’est moi qui ai donné ensuite l’alarme, et j’ai eu du mal à trouver une cabine téléphonique. Plus étrange encore : j’ai trouvé un trépied dans la cabine téléphonique, mais je ne sais pas qui l’a oublié là.

Moi, je ne crois pas que ce soit normal d’abandonner un piano comme ça, comme s’il était tombé du ciel, dans la rue…

— À mon avis, ces gens-là, ils n’ont pas de boussole…

— Comment ça ?

— Mais vous ne voyez pas ?

— Voir quoi ?

— Mais… le piano…

— Ah…

— Ils l’ont laissé au milieu de la rue. Carrément.

— Mais comment est-il arrivé ici ?

— C’est probablement un piano à jeter…

— Moi, j’ai l’impression qu’il est plutôt flambant neuf.

— Il ne peut pas être flambant neuf. Il est sûrement désaccordé.

— C’est à qui ce piano ? À vous ?

— Non, madame, il n’est pas à nous. On ne fait que regarder.

— C’est un piano de collectionneur.

— Comment le savez-vous ?

— Ben, parce que c’est une grande marque. Regardez cette petite plaque. Friedrich Ehrbar.

— C’est peut-être le piano de Mme Bardie. C’est elle qui donne des leçons de piano.

— Alors il faudra l’appeler…

— Madame Bardie !… Madame Bardie ! Vous avez commandé un piano ?

— Quelle chance que notre rue soit épargnée par les voitures !

— Alors vous êtes d’accord que j’ai bien fait de bloquer les accès. C’est moi qui ai eu l’idée… Et comme je me suis battu avec les uns et les autres pour que cette rue soit piétonne…

— Oui, mais ce n’est pas une raison pour qu’on nous dépose des ordures au milieu de la rue…

— Allez, vous exagérez. Il...

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