Antigone à Pékin,
ou la Performance interdite
Une fiction librement inspirée
de l’œuvre de l’artiste performeuse
Marina Abramovic
Acte I – The artist is…
Elle trône face au public.
Assise sur une chaise.
Drapée dans une grande robe blanche (ou noire ou rouge)…
Marina
Toute vie n’est affaire que de rendez-vous réussis.
Ou ratés.
Et rien ne se passe jamais comme prévu.
…
J’ai fait pipi.
Oui.
Très peu bu ce matin.
Oui.
Important, ça. Contrôle de la vessie. Du ventre. C’est le ventre qui tient le dos. Contrôle des muscles. De la colonne vertébrale. De la respiration.
Ce qui verticalise.
Ce qui dresse.
Être droite même assise.
Hhou. Hhou. (Elle souffle.)
Essentiel.
Tout est une question de concentration.
De tenue.
Surtout aujourd’hui, nous sommes dimanche, le long jour, le plus dur, mais quelle idée j’ai eue.
Sur le papier ça paraissait simple.
Facile.
Mais rien n’est jamais simple.
Ni facile.
Car les idées s’imposent. Elles dirigent. Elles arrivent.
Elles exigent.
Elles sont contraintes, protocole, écriture préalable à la performance, art du risque immédiat, en interaction avec le public, mon art, mon travail.
J’obéis aux contraintes que je me suis moi-même imposées et je bouscule le monde et ses codes et trouble la perception qu’on en a.
C’est si postmoderne, ahahah !
La contrainte arrive et je ne sais pas d’où.
Je sais juste qu’elle est juste et juste j’obéis toujours jusqu’à presque en mourir ce qui a peu d’importance.
Michel-Ange a dit : « L’art vit de contraintes et meurt de liberté. »
Bon, c’était Michel-Ange et il s’y connaissait en matière de contraintes, le pédé.
Et il taillait la pierre avec certitude.
Moi, je suis une modeleuse aléatoire.
Mon matériau est le public.
Mon corps est l’outil.
Mais suivre la contrainte n’empêche pas la peur car oui j’ai peur, chaque fois j’ai peur, enfin au début, et puis j’accepte et tout bascule et c’est le monde qui se révèle.
Je fais des choses bizarres qui l’éclairent de manière bizarre.
Et oui on peut en mourir, un jour j’ai compris ça.
Le corps des femmes rend fou.
Le corps des femmes absolues rend absolument fou.
(Ne vous demandez pas ce que signifie le concept, inadmissible et dévastateur, de femme absolue.
Il tient en un mot : libre.)
On peut en mourir, je l’ai compris quand j’ai réalisé Rhythm Zero au Morra Arte Studio de Naples.
Risquer de mourir, ahah, ça, ça ne risque pas d’arriver à la Française… Mais si, l’artiste française, là…
Je ne me souviens jamais de son nom…
Celle qui est si intelligente…
Sylvie…
Sophie…
Rhythm Zero, j’adore ce titre.
Cette performance fascinait Hank.
Il disait : « C’est ma préférée, j’aime quand tu ne fais rien. »
Rien, tu parles.
J’ai dit : « Tu devrais la réaliser. »
Il n’a pas répondu.
J’avais installé sur une table 72 objets que l’on pouvait utiliser sur moi comme on voulait :
un marteau, une scie, une plume, un flacon de parfum, un chapeau, des feutres, des ciseaux, des aiguilles, un stylo, du miel, un miroir, un châle, du rouge à lèvres, un couteau, un appareil photo polaroïd, etc.
Et une rose.
Ah oui.
Un révolver et une balle.
Je les ai ajoutés au dernier moment, en me disant, bon, on verra bien.
Rhythm Zero, la performance :
Je suis l’objet.
Durée : 6 heures (de 20 heures à 2 heures du matin).
Entrée libre.
Pendant cette période, j’assume l’entière responsabilité de ce qui peut se passer.
De ce qu’on peut me faire subir.
Tout.
C’était la contrainte.
Je n’ai fait Rhythm Zero qu’une fois.
Ahahah !
Mais je l’ai fait.
Il ne s’est pas passé grand-chose pendant les trois premières heures.
C’est après que tout s’est compliqué…
Alors ?
Personne pour s’asseoir ?
Personne ?
Ils sont là, entrés depuis déjà un quart d’heure, un quart d’heure au moins, oui un quart d’heure, un quart d’heure disons, j’ai encore une certaine conscience du temps, je sais que ça ne va pas durer.
Un quart d’heure.
La perte de conscience du temps est la marque des grandes performances.
Comme les méditations.
Comme les transes.
D’ailleurs elles sont la même chose.
Quand le MoMA (Museum of Modern Art de New York) – le MoMA, c’est dingue ! – m’a proposé la plus grande rétrospective offerte à une artiste performeuse, j’ai tout mis, tout montré, mes installations, mes objets transitoires, les films, les photos.
Même la vieille camionnette !
Citroën !
Toute pourrie !
Mais il fallait du neuf !
Inventer une performance à l’échelle de l’évènement.
Je suis une artiste au présent.
Le reste n’est que mémoire et la mémoire c’est bon pour les morts.
J’ai fait une proposition aux instances dirigeantes du MoMA.
J’ai bien noté leur inquiétude lorsque j’ai dit :
Alors voilà.
(Elle compte sur ses doigts levés.)
1. Je vais m’asseoir sur une chaise et je resterai immobile tous les jours pendant le temps de l’exposition, 8 heures par jour la semaine et 10 heures le week-end.
2. Devant moi il y aura une autre chaise et les gens qui le voudront pourront s’asseoir dessus.
Le public, oui.
Celui qui a payé l’entrée.
Et…
3. … nous allons nous regarder dans les yeux, eux et moi, sans rien nous dire, le temps qu’ils voudront.
On ne se regarde jamais dans les yeux, vous avez remarqué ?
L’œil fuit quasi immédiatement.
Parce que c’est vite agressivement sexuel ou agressivement agressif ou simplement intrusif et révélateur.
Donc gênant.
Et puis regarder dans les yeux responsabilise vis-à-vis de l’autre alors que l’autre a priori on s’en fout c’est plus commode.
Se regarder dans les yeux oblige, du coup on a tendance à moins se tuer.
Ce qui ne marche pas pour les vrais pervers qui se nourrissent de la peur, motivation supplémentaire au regard.
La peur s’avale par les yeux.
Le petit homme de Rhythm Zero me regardait dans les yeux.
Là j’ai eu peur.
J’entends encore le clic du révolver sur mon cou.
Où en étais-je ?
(Elle regarde ses trois doigts levés.)
Ah oui : numéro 4, il y aura des caméras – 4.
Et je serai filmée tout le temps, vous pensez, ça fait 5.
6. Les gens qui s’assiéront seront filmés eux aussi, donc oui, au moins 4 caméras, une pour eux, 2 pour moi, 1 pour l’ensemble.
Il faudra...