Les Uns sur les autres

Une mère, un père, deux adolescents et un grand-père cohabitent mal dans un pavillon fonctionnel.
Ils mangent vite, dorment vite, respirent vite, s’insultent vite. La mère s’épuise à vouloir être une « bonne mère », le fils réalise des opérations chirurgicales sur le chien, la fille rêve d’un anneau gastrique pour son anniversaire, le père ressemble à un courant d’air et le grand-père, lui, se réjouit d’être un poids au milieu du salon.

À sa mort, les racines de cette famille dysfonctionnelle vont éclater au grand jour et peut-être offrir une chance à ses membres de se ressouder…




Les Uns sur les autres

Intérieur d’une maison Phénix : grande pièce avec salon, table à manger et cuisine ouverte. Mobilier Ikea.

Mère

À table ! À table ! À taaable ! Attention. À table une fois. À table deux fois. À table trois fois. Parfait. Tupperware.

Robin, traversant la pièce, un téléphone greffé à l’oreille.

Viens de finir mon petit-déj’. Boufferai plus tard.

La mère vide l’assiette de Robin dans un tupperware.

Mère

À table !

Père, entrant.

Très en retard. Fioulah. Record. Mon directeur va me. Vite. Tupperware. Rapidos sur le pouce. Oublie pas la fourchette sinon. Hop hop hop. Serviette. Du pain. Non. Pas le quignon. C’est bon si c’est froid ? Qu’est-ce que ? Hum. Mais dis donc qu’est-ce que c’est ?

Mère

Oh, un peu de. Ça me semblait… Avec, tu sais. Le paprika. Pas trop quand même. Tu aimes ?

Père

Vendu. Vite vite vite. Je t’aime. Vite vite vite. (La mère vide l’assiette du père dans un tupperware.) À ce soir. J’achèterai un peu des trucs du traiteur. Chacun mange ce qu’il aime. Ambiance buffet mezze tapas cocktail dînatoire. Bécot ?

Mère

Bécot mon am… Bonne journée. À table ! Jane ? Jane ! Jane ! Jane ! Jane ! Hé ! ho ! Hé ! ho ! Jane ! Jane ! Jaaaaane ! Jaaaaaaaaaaaane ! (Elle vide l’assiette de Jane dans un tupperware.) À table ! Papa ! C’est prêt !

Grand-père, off, coincé dans sa chambre.

Suis pas sourd. À table à table. Rchia. Coincé. Roue qui couic dans le trou. Pfffff. Haaaaaaan. J’arrive pas. Les handicapés, ça, ah ça la société. Handisport mon cul. Pffffff. Haaaaaan.

Mère

Attends. Là. Je. Une chose après l’autre. J’arrive.

Grand-père, off.

T’arrives, t’arrives, t’arrives comme les Américains. Tu débarqueras, je serai mort. Cric pan. Deux trous. (Il imite le clairon.) Rchia. Normandie mon fion.

Elle sort et revient en poussant le grand-père dans le fauteuil. Elle l’installe à table.

Mère

Ta serviette. Sinon. Sinon. Qu’est-ce qu’on s’était dit ? On en a parlé. Sinon ?

Grand-père

Sinon… La maison de… Je sais. Je sais. Je suis pas sourd. C’est. Ça sent. C’est quoi ?

Mère

Oh, un peu de. Ça me semblait… Avec tu sais. Paprika. Doux. Une pointe. Raisonnable. Paprika tu connais. Ne dis pas non. Ça te va ?

Grand-père

Weurf.

Mère

Goûte. Ah ça, tu goûtes. Au minimum. Parce que moi. Toute la matinée. Intermarché. Embouteillages. Conforama. Sans compter. En reposant le caddie voilà ma pièce d’un euro qui se coince. Pas se laisser faire. Plainte. File d’attente. « Mais madaaaame, le matériel, l’usure, c’est la vie, on ne peut pas contrôler toutes les feeeeentes etsssétéra etsssétéra. » Une demi-heure dans le compteur. Sans compter Midas. Vidange. Ostéopathe. J’ai ma vie aussi. Une femme. Ne tourne pas la tête bourrique, on a un contrat tous les deux. On goûte avant de dire « j’aime pas ».

Grand-père

Tut. Chut. Suis ton père. Tout de même. Hé ho bon. Hop. À l’attaque. J’ai goûté. Bourk, t’as trop mixé, j’ai encore des dents, merde ! Robin ! Robin mon petit, Robin mon grand, commande une pizza pepperoni.

Mère

Mais…

Grand-père

J’ai goûté tu pourras pas dire.

Robin, off.

Pepperoni gorgonzola ?

Mère

Tout ce travail pour… et ma pièce dans la fente. Un euro c’est. Bon. Pas le Pérou. Mais tout de même… un euro c’est…

Grand-père

Minute Robin ! Pas Pizza Hut. J’aime pas la
croûte…

Mère

… Une canette d’Orangina, un petit vernis à ongles Maybelline, une demi-place de parking…

Grand-père

Commande chez la Traviata. Pâte fine. Fchier, ma roue. Bourbier. Tranchée. Louise !

Mère

… Un euro c’est un dixième de place de cinéma, un millième de voyage tout inclus, un dix-millième de…

Grand-père

Louise ! Haaaaannnn !

Mère

J’arrive. (Elle désembourbe le vieil homme du parquet et le sort. Elle reste seule. Mange quelques cuillérées. Vide le contenu de son assiette dans une boîte en plastique. La range dans le frigo au milieu d’une cinquantaine d’autres boîtes du même type. Puis, hurlant.) Jaaaane ?! Si par miracle tu n’as pas ton casque sur les oreilles : ton repas t’attend au frigo. (Elle prépare la gamelle du chien qu’elle pose à terre.) Smoothie, à table ! Tssss tssss tssss Smoothie ! Hmmm la bonne pâtée. Smoothie ? Où sont-ils, tous ? Se rendent pas compte. Sans moi, le bateau coule. Parce que qui c’est qui ? Han ? La maison. Les fondations. Le cerveau. La boîte noire. C’est qui ? Pas de temps pour moi. Respire. Sudoku. Où est mon sudoku ? Quelqu’un a-t-il vu mon sudoku ? Une fois ! Deux fois… Ha !

Elle se rue vers la porte du frigo et récupère son livre de sudoku à l’intérieur. Elle ouvre son cahier. Calmée.

Robin s’affale dans le canapé du salon. Un Mars en bouche.

Robin, au téléphone.

Toi aussi ? Moi aussi. Et tu sais, quand elle monte au dernier étage avec le caméraman et qu’elle ferme à clef pour empêcher les contaminés d’entrer et que l’ampoule explose et qu’ils sont dans le noir et qu’ils sentent une présence et qu’ils hurlent. Trop peur. Toi aussi ? Moi aussi. Et quand elle allume son phone portable pour éclairer et qu’ils voient qu’en fait ils sont dans le laboratoire de la tarée qui a créé le virus et qu’elle est sûrement pas loin et qu’au moment où ils entendent un petit bruit et qu’ils veulent voir ce qu’il se passe le portable a plus de batterie du coup c’est dark du coup ils savent qu’ils vont crever ils le sentent pour eux c’est sûr. Toi aussi ? Ah ouais, moi aussi. Ils tournent la suite je l’ai lu tu sais dans FX Magazine par contre ils ont changé l’acteur principal, il est en cure de je sais pas quoi exactement paraît qu’il a pris dix kilos et que ça les producteurs lui ont dit cash : « soit tu maigris soit on prend Andy Summer » je trouve ça dommage de prendre Andy Summer parce qu’on l’a trop identifié à Bloody Shame. Trop. Toi aussi ? Ouais moi aussi.

Jane

Rob. Le tél. Je te rappelle que c’est moite-moite. T’es en train de me carotter là.

Robin

’Tends. J’ai pas fini. Pogrom212 ? Ouais. Relou. Ma mère elle veut encore qu’on partage le phone genre démocratie mes couilles. Et la prison en Syrie t’as maté ? T’as maté le lien ? Et encore, à mon avis, ils ont pas tout mis. Ils ont retiré celles avec les gars empilés qu’on dirait du cirque. Ouais. Trop. Trop. Ouais, trop…

Jane

Rob. T’abuses. Rob. T’abuses ptain. En plus t’as laissé ton Quick au micro-ondes ça chlingue. Va le tej à la poubelle. Allez. Ptain.

Robin, toujours au téléphone.

Et quand ils sont à poil t’as maté ? Quand les gardiens ils leur mettent une laisse pour bouffer par terre où c’est plein de pisse plein de trucs dégueus partout. Heurk.

Jane

Lâche le phone.

Robin

Lâche-moi. (Au téléphone.) N’empêche, ils sont célèbres. Ils font le buzz… c’est pas rien.

Mère

Vous ne voyez pas que. Sudoku. Ma minute de calme. J’ai droit aussi. Une pause. Pitié.

Jane, ignorant sa mère.

C’est qui ?

Robin

Un ami. Va astiquer tes posters, toi…

Jane

T’as pas d’amis. C’est qui ?

Robin

Pogrom212 ? On se recapte.

Il raccroche.

Jane

Pogrom212 ? Connais pas.

Robin

Moi non plus. C’est un gamer sur War Cash.

Jane

Sérieux ? Tu me niques mon temps avec un gamer ?

Robin

Et alors ? C’est aussi un être humain.

Mère, jetant son sudoku.

Ne commencez pas. Cinquante-cinquante c’est cinquante-cinquante. Et attention, vous commencez pas à acheter des applis. Parce...

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