Jeanne et le Feu

Dans “Jeanne et le Feu”, la fiction tient place de document historique irréfutable.
Vous allez apprendre ce qu’aucun manuel, aucun traité d’histoire et aucun témoin oculaire ne vous ont jamais dit. Saviez-vous que l’irruption de Jeanne d’Arc sur la scène historique de la France et de l’Europe a été précédée par un concile des bouffons représentant toutes les cours royales de l’époque ? Ce qui a été gardé jusqu’à maintenant comme un terrible secret de l’histoire est enfin ici dévoilé…
Vous n’assisterez pas tant au procès de Jeanne d’Arc, qu’à celui qu’elle fait à ceux qui ont écrit son histoire et ont essayé de manipuler son image à d’autres fins que la vérité…
“Jeanne et le Feu” c’est d’abord une pièce sur la manière dont on écrit et réécrit l’histoire. Entre la vérité et l’écriture de l’histoire s’interposent toujours les ambitions des gens de pouvoir et les fantasmes de la société, le mensonge au service de l’état mais aussi le désir naïf de la foule d’être manipulée.

“Avec sa plume si truculente, Matéi Visniec nous conte l’histoire de Jeanne, où succède à la subtilité des bouffons royaux, savamment cachée derrière leur grotesque d’apparat, la grâce toute naïve de la Bergère qui dissimule une résolution ferme et chevaleresque que rien ne peut arrêter.”




Jeanne et le Feu

Scène 1

(Prologue)

Entre la troupe de comédiens avec, à sa tête, le Conteur. Les comédiens portent plusieurs malles pleines de costumes et d’accessoires, ainsi que plusieurs paravents.

Le Conteur

Bonsoir à tous ! Nous vous remercions de tout notre cœur de nous avoir accueillis chez vous pour vous faire part de notre humble art. Nous venons de loin, comme vous le savez. Nous sommes une troupe de comédiens errants, amoureux des arts de la scène. Nous sommes à la fois comédiens et clowns, jongleurs et chanteurs, conteurs et mimes, marionnettistes et danseurs… Le théâtre est notre vie, vous faire rire et pleurer à la fois, c’est notre métier… (Vers les autres membres de la troupe.) Vous êtes prêts, mes amis ?

Tous, explosion de joie, ils agitent tous leurs chapeaux, leurs mouchoirs, leurs masques et d’autres accessoires.

Oui ! C’est parti ! Allons-y !

Le Conteur

Allez, allez, soyons sérieux. Parce que ce soir on va raconter à nos amis réunis ici une triste histoire. L’histoire de Jeanne d’Arc… (Un comédien sort un luth, un autre sort une flûte, un autre sort un pipeau, etc. Ils se mettent à jouer de la musique médiévale.) Donc… préparez-vous… Enfilez vos costumes… (Les comédiens ouvrent les malles et installent les paravents. Ils se mettent à fouiller dans les tas de costumes, à s’habiller et à se maquiller.) Que le spectacle commence !
Donc, quels sont les personnages… (Il lit une liste.)
Il nous faut un roi et un chevalier… (Entrent un comédien habillé en roi et un autre habillé en chevalier.)
Voilà, c’est ça… Il nous faut aussi un moine, un général, un soldat… (Entrent les comédiens qui incarnent les personnages respectifs du Moyen Age.) Un évêque,
un bouffon, un bourreau… (Apparitions et disparitions rapides de personnages. Le metteur en scène peut aussi opter pour une présentation de marionnettes qui portent les costumes respectifs.) Une reine, une dame d’honneur, un troubadour,
un professeur d’université, un paysan, une paysanne, un bourgeois, un mercenaire… (Les apparitions
et les disparitions de personnages s’accélèrent.)
Un messager,
un gardien de prison, un alchimiste, une illuminée, une sorcière, un inquisiteur…

Acteur 1

Maître…

Le Conteur, emballé.

Une religieuse, un cardinal, un mendiant…

Acteur 2

Maître Conteur…

Le Conteur, toujours emballé.

Un capitaine, un amiral, un brigand…

Acteurs 1 et 2

Maître !

Le Conteur

Une licorne…

Acteurs 1, 2, 3 et 4

Maître Conteur !!

Le Conteur, toujours emballé.

Enfin, il nous faut… Jeanne d’Arc, Charles VII
roi de France, le duc de Bedford régent d’Angleterre, Philippe le Bon duc de Bourgogne, Pierre Cauchon évêque de Beauvais, Isabeau de Bavière mère de Charles VII…

Tous les acteurs

Maître !!!

Le Conteur

Qu’est-ce qu’il y a ?

Acteur 1

Maître, on commence mal…

Le Conteur

Comment ?!

Acteur 1

On commence mal, Maître. Nos hôtes ne comprennent rien.

Acteur 2

Il y a trop de personnages… Il y a trop de noms…

Le Conteur

Mais c’est ça l’histoire, c’est toujours compliqué…

Acteur 3

Maître, commençons avec le début…

Le Conteur

Ah, oui… (Vers le public.) Pardonnez-moi, mes amis. J’avais oublié. Toute histoire commence avec un conteur. (Musique. Le Conteur se munit d’une mandoline. Son récit peut être illustré par un jeu de marionnettes.) Il y avait une fois un pays qui s’appelait la France. Et longtemps ce pays fut le plus beau, le plus fort, le plus heureux de tous les pays qui l’entouraient… Mais voilà qu’un jour la noblesse de ce pays se mit à s’entredévorer…
Et les nobles entraînèrent après eux dans la bataille les autres… Les bourgeois, les prélats, les universitaires, les soldats, les paysans se séparent en deux camps… Les Armagnacs d’un côté, les Bourguignons de l’autre… Et la guerre dura cent ans. Aidés par les Anglais, les Bourguignons chassèrent le roi de Paris et occupèrent la moitié du pays… La France n’était plus qu’une blessure, un champ de la mort, un tas de ruines… À cause de la famine et de la peste, les paysans mourraient comme les mouches… (Trois paysans s’effondrent.) Les brigands étaient les maîtres de routes… (Trois brigands se jettent sur un voyageur et le dépouillent de tous ses bagages et de tous ses vêtements.) Les mercenaires, mal payés, s’entretuaient pour une bouchée de pain. (Un mercenaire en tue un autre pour lui prendre un morceau de pain, il est tué tout de suite par un troisième, etc.) Il n’y avait plus d’espoir… Le peuple, effrayé, demandait l’aide de Dieu…

La troupe joue la procession. Un moine porteur d’une croix énorme ouvre la procession, suivi par plusieurs flagellants. Certains se traînent à genoux, etc. Tout le monde chante Ave Maria. Ils tournent tous autour d’une grosse malle. La malle s’ouvre. Jeanne d’Arc sort de l’intérieur de la malle.

Jeanne d’Arc

Écoutez-moi, tous ! La France n’est pas morte.
Dieu m’envoie pour sauver le roi et la France !

Le Moine

Qui es-tu, jeune fille ?

Jeanne d’Arc

Je suis Jeanne d’Arc, et Dieu m’a choisie pour sauver notre roi et pour bouter les Anglais hors de France.

Tout le monde se met à rire.

Paysan 1

Tiens, encore une folle… Encore une illuminée…

Paysan 2

Tous les jours, tous les jours surgissent des illuminés et des fous qui prétendent être envoyés par Dieu pour ramener la paix dans ce pays…

Paysan 3

J’en ai marre de ces charlatans…

Paysan 4

Allez, va-t’en, petite sorcière… Laisse-nous tranquille…

Jeanne d’Arc

Et pourtant c’est vrai. Je suis Jeanne la Pucelle et je vais sauver la France…

Le Conteur interrompt la scène.

Le Conteur

Attendez, attendez… Ce n’est pas comme ça que je voulais raconter cette histoire… Elle est qui, cette fille ? Elle ne fait pas partie de la troupe…

Les Comédiens

Comment ? Que se passe-t-il ?

Le Conteur

Cette fille, elle ne fait pas partie de la troupe. Elle tombe d’où, cette gamine ?

Comédien 1

C’est vrai, elle ne fait pas partie de la troupe. Qu’est-ce que tu fabriques ici, fillette ?

Jeanne d’Arc

Je suis Jeanne la Pucelle et je suis venue raconter la vraie histoire de Jeanne d’Arc.

Le Conteur

Attends, attends… T’es venue nous gâcher le spectacle ? Tu ne peux pas être Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc est morte depuis bientôt six siècles.

Jeanne d’Arc

Mais non, ce n’est pas vrai. Jeanne d’Arc est un mythe, je suis un mythe et les mythes ne meurent jamais. Et parce que vous racontez mal mon histoire, je suis venue moi-même pour raconter ma vraie histoire…

Le Conteur

Je ne comprends plus rien. Qui a laissé cette fille entrer dans le théâtre ? Elle n’était pas censée nous importuner… C’est moi le conteur, et c’est moi seul qui vais raconter l’histoire de Jeanne d’Arc.

Jeanne d’Arc

Non, monsieur le Conteur. Vous ne pouvez pas raconter la vraie histoire de Jeanne d’Arc sans la vraie Jeanne d’Arc.

Le Conteur

Écoutez, mademoiselle, vous n’allez quand même pas prétendre être la vraie Jeanne d’Arc. C’est vrai qu’au théâtre on peut imaginer beaucoup de choses, mais il ne faut quand même pas prétendre n’importe quoi. Être envoyé par Dieu, par exemple…

Jeanne d’Arc

Mais si ! Vous me ressortez, là, les mêmes arguments qu’il y a six cents ans. Vous êtes aujourd’hui aussi aveugles qu’il y a six siècles. Je vous le dis et je vous le répète, je suis envoyée par Dieu. J’ai entendu la voix de sainte Marguerite et de sainte Catherine qui me demandent d’être prête… Ce sont elles, sainte Marguerite et sainte Catherine, qui m’ont demandé de quitter mon village, ma maison et les miens pour aller à la rencontre du roi… Ce sont elles qui m’ont demandé de prendre les armes, de chasser les Anglais et de faire couronner le roi à Reims… Ce sont elles…

Le Conteur

Assez ! D’accord… Pourquoi pas, finalement…
Moi, je vous crois, mademoiselle. Le théâtre n’est-il pas un lieu où se produisent des miracles ? Si vous êtes vraiment Jeanne d’Arc et si vous voulez vraiment jouer le rôle de la vraie Jeanne d’Arc, je n’ai rien contre. Mais n’oubliez pas que nous sommes au théâtre. Nous avons déjà un conteur, et il faut lui laisser, à lui aussi, la parole. Alors, voilà ce qu’on va faire. Nous allons raconter, chacun à notre manière, l’histoire de la vraie Jeanne d’Arc. En alternance, chacun, une scène. Car le temps presse et au théâtre le spectacle doit finir à l’heure… Ce n’est pas comme les mauvais spectacles de l’histoire qui durent parfois des années et des années… (Il tire au sort avec une pièce de monnaie.) Voilà, on verra qui racontera la scène suivante. Pile ou face, mademoiselle Jeanne ?

Jeanne d’Arc

Pile.

Le Conteur, après avoir jeté la pièce de monnaie.

Voilà ! Vous avez perdu, mademoiselle Jeanne d’Arc la vraie. Je ne sais pas comment ça se fait, mais les conteurs gagnent toujours face à l’histoire. Que je commence donc et que je vous raconte comment Jeanne d’Arc est arrivée chez notre roi Charles VII,
et qui a vraiment aidé Jeanne d’Arc à traverser la moitié de la France pour aller dans la ville de Chinon, où se trouvait le roi.

Trois coups de gong.

Scène 2

(Le champ de bataille)

La nuit, un champ de bataille éclairé par la lune. Un détrousseur de cadavres passe parmi les corps des soldats morts. Il enlève les tuniques, les ceintures, les bottes, etc., des soldats morts. Il fouille aussi dans les poches et dans les bagages des morts.

Deux ombres s’approchent. C’est un moine et une jeune fille très sale, habillée en haillons.

Le Détrousseur

Qui est là ?

Le Moine

On est des pauvres gens… On s’est égaré dans la nuit.

Le Détrousseur

De nos jours les pauvres gens peuvent être aussi dangereux que les mercenaires et les bandits.

Le Moine

Je sais, monsieur. Mais moi, je ne suis qu’un moine mendiant…

Le Détrousseur

Et la môme, là ?

Le Moine

Ce n’est qu’une pauvre fille folle que je ramène chez elle.

Le Détrousseur

Vous allez où ?

Le Moine

On cherche le chemin qui mène à Chinon.

Le Détrousseur

Et pourquoi vous voyagez la nuit ?

Le Moine

Mais, pour essayer de rester en vie. Le jour, on se cache car justement la région grouille de soldats, de mercenaires, de voyous, d’écorcheurs et de bandits.

Le Détrousseur

Et pourtant vous êtes en train de traverser un champ de bataille ! Vous n’avez pas vu tous ces cadavres ?

Le Moine

Justement, on trouve ça plus rassurant de passer parmi des cadavres. Ce ne sont pas les morts, mais les vivants qui nous font peur.

Le Détrousseur

Allez, reconnaissez que vous êtes, vous aussi, des dépouilleurs de cadavres. Il ne faut pas en avoir honte. C’est la vie. Je vous ai vus tout à l’heure fouiller dans les poches d’un macchabée.

Le Moine

On cherchait seulement quelque chose à manger. Nous sommes morts de faim, monsieur. Cette gamine n’a rien mangé depuis deux jours.

Le Détrousseur

Venez, alors… Approchez, mon père, si vous dites que vous êtes moine… Ça fait longtemps que je n’ai pas mis le pied dans une église, et que je n’ai pas parlé à un serviteur de Dieu… Asseyez-vous sur ce tas de bottes… Je vais partager avec vous mes maigres provisions, ça rachètera peut-être mes péchés. Viens, fillette, n’aie pas peur. Comment t’appelles-tu ?

La Fille

Je m’appelle Jeanne.

Le Détrousseur

Tiens, elle n’est pas aussi folle que ça. Elle sait quand même dire son nom… Mais, bon Dieu, comment tu es sale… Sale et moche… Prends ça, fillette… C’est du pain, du bon pain… Un peu sec mais je vois que tu as des bonnes dents… Mange, pauvre fille. Aujourd’hui t’as eu de la chance. Tu aurais pu tomber sur un violeur… Quoique, sale comme tu es… je ne crois pas que quelqu’un oserait te toucher. De toute façon, moi, je ne suis qu’un pauvre détrousseur de cadavres. Donc, je ne fais jamais de mal à personne. (Il tend un morceau de pain au moine.) Tenez, mon père…

Le Moine

Merci, que Dieu vous bénisse.

Le Détrousseur

Ah, je voudrais bien qu’il me bénisse. Et qu’il bénisse un peu aussi la France. Mais j’ai comme l’impression que Dieu nous a quittés. Ou peut-être qu’il est mort. Ou peut-être qu’il dort. Ou peut-être qu’il est totalement fâché contre les chrétiens. C’est pour ça qu’il les laisse s’entretuer depuis cent ans. Moi, je m’appelle Jacquot. Et je suis, comme mon père et comme mon grand-père, détrousseur de cadavres. Mais ça ne rapporte plus grand-chose. Au début de la guerre, les soldats et les chevaliers étaient mieux équipés et mieux nourris. Les chevaliers, eh, les chevaliers… leurs armures étaient ciselées et incrustées d’or et d’argent… leurs casques étaient surplombés de panaches de plumes d’autruches aux couleurs vives… et ils portaient au cou des chaînes d’or… et en plus, ils avaient tous des montures somptueuses, des parures et des fourrures, et des bourses toujours pleines… C’était un vrai plaisir de dépouiller le cadavre d’un chevalier… Mais de nos jours, les combattants sont aussi pauvres que ceux qui dépouillent leurs cadavres… Les soldats sont maigres, mal nourris et mal habillés… Dépouiller, aujourd’hui, un cadavre de soldat, ça ne rapporte plus rien… Tout ce qu’ils ont de plus précieux, c’est la nourriture ingurgitée avant de s’entretuer. Mais moi, je déteste leur ouvrir le ventre pour fouiller là-dedans… Il y en a qui le font, mais moi… ça me fait vomir… Allez, je vous laisse… Soyez prudents…

Le Moine

Merci pour ton aide, chrétien… Dieu se souviendra…

La Fille

Merci… (Le moine lui donne un coup de coude pour qu’elle se taise.) Je me souviendrai…

Le Détrousseur, à la fille.

Dommage que tu sois aussi sale… Et en plus, tu pues… On dirait que tu t’es roulée dans du fumier de cheval… Mais c’est bien… Comme ça tu ne risques pas de perdre ta virginité… Le chemin qui mène à Chinon est par là…

Scène 3

(Jeanne à Chinon)

La scène se passe au château de Chinon. Deux...

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