Le Bout du fil

« C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau […] et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle », fait dire Claudel à l’Annoncier au début du Soulier de satin.
Oui je sais, citer un tel écrivain pour introduire une petite sottie ou sottise (comme vous voudrez) semble prétentieux.
Mais comment expliquer autrement qu’une femme apparemment normale promène son chien dans une valise ?
Qu’un homme ordinaire collectionne des ficelles ?
Qu’une gare disparaisse comme par enchantement ?
Que l’espace et le temps se chevauchent ? Qu’on y parle de vie et de mort, décoiffé par le passage d’un rapide ?
Comme me disait jadis une amie actrice, « Roland il a un grain ». C’est peut-être pour cela que j’ai écrit ça.

Roland Oberlin




Le Bout du fil

La téléphoniste

Allô ?… Oui, madame, vous êtes bien à la gare de RY… gare de « RY » R. Y… Non, madame, aujourd’hui cette ligne est interrompue… À cause d’un accident… Un déraillement… Dans la côte de Meaux… Plus précisément dans la descente.
On ne sait pas si c’est le train qui a déraillé ou le conducteur… Des victimes ? Aucune idée. En cette saison il y a très peu de voyageurs et habituellement ils se regroupent dans le wagon du fond pour éviter un choc frontal… Vous aussi ? Eh bien vous voyez que je ne dis pas n’importe quoi… Ce soir ? Vous devez y être ce soir… En train sûrement pas. Vous devriez être en train d’être en train… Je comprends. Mais vous n’y êtes pas. Et en plus vous n’y serez pas… Vous n’y serez pas ce soir à votre rendez-vous sauf si vous trouvez un autre moyen de transport… Non, madame, je ne me mêle pas de votre vie privée. Si je dis de « transport » je veux dire de locomotion… Si j’ai fait mention de locomotive, c’est pour vous faire comprendre que tout laisse à penser qu’elle est dans le ravin… Vous m’en voyez ravie !… Au revoir, madame. (À elle-même.) Elle a une voiture ! Il y a vraiment des gens qui ne sont satisfaits qu’en dérangeant les autres. Et si je prenais mon sandwich maintenant ? (Nouveau coup de fil. Elle décroche.) Je mange !!! (Et raccroche.)

Premier tableau

Le décor évoque une gare.

Côté jardin on serait plutôt sur le quai (un banc).

Côté cour, une table, une chaise et quelques éléments évoquent un bureau.

On entend une annonce de gare parfaitement inintelligible, comme presque toujours dans les gares : (« le train en provenance… » et le reste se perd en écho.)

Côté jardin entre un monsieur (Lui), vêtu d’un imperméable et portant une valise. Il traverse la scène et va, côté cour, s’asseoir sur sa valise. Il semble nerveux, consulte sa montre, déplie un journal (France-Minuit dont le grand titre est : « On meurt moins en France » – titre qui a effectivement fait la une de France-Soir).

Côté jardin entre une dame (Elle) vêtue de noir, coiffée d’un chapeau à large bord rappelant certains de ceux arborés par Garbo ou d’autres stars hollywoodiennes.

Elle porte un grand sac à main et une valise qui a des trous d’aération.

Elle pose la valise près du banc et ressort immédiatement.

Lui se lève et va, furtivement, examiner sa valise à elle, la trouvant visiblement bizarre.

Lorsqu’il la voit revenir, il retourne s’asseoir rapidement.

Elle entre avec un grand verre et une paille. Elle introduit la paille dans un des trous de la valise et attend. Rien ne se passe.

Elle donne de petits coups sur la valise, attend encore, puis découragée s’assoit sur le banc, ouvre son sac à main et en sort un mouchoir blanc qu’elle déplie sur ses genoux, une serviette blanche qu’elle noue autour de son cou, et enfin un mille-feuille enveloppé dans une feuille de papier aluminium. Elle le déballe et commence à le manger en faisant bien attention de ne pas se tacher, ce qui, comme chacun sait, est assez difficile.

Elle aperçoit le monsieur qui l’observe et lui fait un petit sourire et un léger signe de tête. Lui se lève et s’incline. Elle pouffe.

Il ne sait pas très bien s’il doit se rasseoir ou pas, puis finalement s’avance un peu dans sa direction et après une seconde d’hésitation, montre du doigt le verre et la paille.

Elle a un rire nerveux puis continue à manger comme si de rien n’était. Après un silence, il se racle la gorge, et désignant le bureau situé côté cour dit :

Lui

Pardon, madame… Il est en retard ?

Elle

Je ne suis pas du genre emmerdante mais oui, il est en retard.

Lui

C’est un « léger » retard. Il n’est que 9 h 05.

Elle

Vous appellerez cela comme vous voudrez, moi j’appelle cela un scandale.

Lui

Un scandale ! Comme vous y allez ! J’ai téléphoné hier, on m’a dit qu’il devait arriver à 9 heures.

Elle

On vous a dit ça ? Remarquez ça ne m’étonne pas. Ici soit on ne vous répond pas, soit on vous dit n’importe quoi… Mais vérifiez les horaires : il devait arriver à 8 h 47.

Lui

À 8 h 47 ?

Elle

L’horaire c’est 8 h 47. Oh, il est rarement là avant 8 h 49, mais on ne peut pas chicaner sur tout.

Lui

Il faut tenir compte des embouteillages.

Elle

Il prend du retard en traversant les cols.

Lui

Vous voulez dire en y accompagnant ses enfants ?

Elle

Ses enfants ? Oh non, il ne fait pas de transport d’enfants, ce n’est pas le genre de la compagnie ; trop de responsabilités. Mais les cols, avec toute cette neige… Évidemment si le tunnel était percé…

Lui

Ça le ferait arriver plus tôt ?

Elle, satisfaite d’être très au courant et un peu méprisante.

Lorsque le tunnel sera percé il arrivera à 8 h 21.

Lui

Il doit habiter très loin.

Elle

Il vient d’Amsterdam.

Lui

Tous les jours ?

Elle

Sauf le dimanche de Pâques et le jour de la Sainte-Barbe. Je n’ai jamais réussi à savoir pourquoi. Ils ne vous renseignent pas ici.

Lui

Il a bien le droit de se reposer de temps en temps.

Elle

Il est robuste. C’est une vieille machine, qui roule encore des mécaniques mais qui souffle comme un bœuf en montant les côtes.

Lui

Il ne faut pas se moquer de la vieillesse.

Elle

Il y a bien longtemps que la compagnie aurait dû le changer. Je leur ai même écrit pour le leur demander. (En confidence :) Parfois je me mêle de ce qui ne me regarde pas. (Elle continue à manger en silence, puis :) Naturellement ils ne m’ont pas répondu.

Lui

Pardonnez-moi de vous dire que vous manquez singulièrement de charité chrétienne pour prendre ce genre d’initiative.

Elle

Vous n’allez pas vous apitoyer sur ce vieux machin ! Vous l’avez vu, récemment, monter une côte ?

Lui

Je ne le connais même pas.

Elle

Le dimanche matin je vais souvent le voir monter la côte de Meaux. Je l’attends en haut. Parfois, grisée par l’air des cimes, je l’encourage en frappant dans mes mains. Il me semble qu’il monte plus facilement. Au prix de quels efforts cependant ? (Un léger temps.) Parfois on a l’impression qu’il va repartir en arrière.

Lui

Vraiment ? Il devrait aller voir un médecin.

Elle

Vous voulez dire : un mécanicien. (Avec un soupir :) Non, je crois qu’il n’y a plus rien à faire. (Très joyeuse :) À la casse !

Lui, choqué.

Madame !

Elle

Il aura peut-être une belle fin, une fin digne de lui, un peu comme le Titanic, mais en rase campagne.

Lui

La comparaison me paraît un peu surréaliste.

Elle

Vous voulez dire inappropriée ?

Lui, après réflexion.

Surréaliste et inappropriée.

Elle

On le visitera comme les vieilles cathédrales, vestige d’un ancien temps.

Lui

Un vestige, comme cette gare. Elle me semble bizarre…

Elle

Toutes les gares se ressemblent.

Lui

Oui, mais celle-ci ne ressemble pas à une gare.

Elle

Et à quoi ressemble une gare ?

Lui

À une autre gare, puisque toutes les gares se ressemblent.

Elle

Moi, il me semble qu’elle y ressemble.

Lui

Vous avez déjà vu une gare pareille ?

Elle

Oui.

Lui

Où ?

Elle

Au théâtre. (Un temps. Affirmative :) Vous n’aimez pas cette gare.

Lui

Guère.

Elle

Alors pourquoi y venez-vous ?

Lui

Parce que c’est la plus proche de chez moi.

Elle

De toute façon je crois qu’ils le font exprès.

Lui

Qui ça, « ils » ?

Elle

Ceux qui construisent les gares. Ils construisent des gares laides, exprès. Pourquoi ? Pour vous aider à partir, pour qu’elles vous laissent moins de regrets. Si l’on entre dans une gare, c’est pour aller ailleurs, alors, imaginez un instant qu’elle vous plaise, vous auriez envie de rester. C’est contre-indiqué.

Lui

Oh, mais pardon, j’ai dit qu’elle était bizarre, je n’ai pas dit qu’elle était laide. Parfois je suis attiré par ce qui est bizarre. Tout est bizarre d’ailleurs. Si nous ne trouvons pas bizarre le monde qui nous entoure, c’est que nous ne le regardons pas avec assez d’attention.

Elle

Vous me faites peur.

Lui

Le monde d’ici est un monde d’ailleurs. D’ailleurs, je vais peut-être vous surprendre, mais je ne viens pas ici pour aller ailleurs.

Elle

Vous ne venez pas ici pour aller ailleurs ? Alors je me demande d’ailleurs ce que vous faites ici.

Lui

Il n’y a qu’un endroit où je me sente bien : ici d’ailleurs.

Elle

Ici, dans cette gare ?

Lui

Ici, dans cette ville. Cette ville bizarre où souffle le blizzard.

Elle

Qui nous ramène le sable du désert. Qui nous sable tout, même le champagne.

Lui

Aujourd’hui il y a une accalmie. Pas un brin de vent. Pas un. C’est presque inquiétant.

Elle

Mais ça repose. Et puis, s’il n’y a pas de vent, on l’entend arriver de loin.

Lui

Et qu’entend-on ?

Elle

Des sifflements.

Lui

Il a des problèmes pulmonaires ?

Elle

Vous aimez plaisanter, vous, non ?

Lui

Je vous demande pardon ?

Elle

Un train peut être vieux, usé, à bout de souffle, pourquoi pas, mais certainement pas « pulmonaire ».

Lui

Vous me parliez d’un train ? Depuis le début de notre conversation ?

Elle

Évidemment. Vous n’attendez pas le train ?

Lui

Non. Moi j’attends l’employé de la consigne. Je viens déposer une valise. Cette valise.

Elle

Je comprends...

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