Nous étions la forêt

Nous étions la forêt est une fresque musicale du jeune XXIe siècle pour six comédien·nes qui interroge par la parole, la fiction participative et la chanson, la façon dont la vulnérabilité des écosystèmes forestiers, face à la catastrophe climatique, raconte nos sociétés contemporaines et nos propres rapports à l’épuisement des / de nos ressources.
Elle est écrite à l’issue d’une année de récolte de parole et de résidences dramaturgiques en milieu forestier, effectuées en train et à vélo, en France et en Europe.




Nous étions la forêt

Prologue

21 mars

Notes de recherches de Selma Asfour

Les forêts n’ont pas toujours existé.

Il y a 11700 ans, la planète Terre entrait dans l’Holocène, période réunissant d’exceptionnelles conditions de vie favorables à l’humanité. En Europe comme partout, la glace et la toundra laissent peu à peu place aux chênes et aux hêtres. La propagation des essences ligneuses était interrompue ou au contraire encouragée par les premières activités sylvicoles.

Aucune forêt sur le territoire métropolitain n’est ce qu’on appelle une forêt primaire ou ayant gardé son état climacique d’origine. Toutes sont des forêts dites secondaires, fruits d’un compagnonnage actif avec l’Homo sapiens au fil des siècles ou même plantées artificiellement, comme les massifs de pins de la forêt landaise.

Avec l’entrée dans l’Anthropocène — c’est-à-dire l’ère de la modifi­cation irréversible par l’humain de son environnement — la ressource bois devient capitale pour alimenter les industries charbonnières naissantes des sociétés coloniales les plus prédatrices. En 1900, près de 80% des forêts françaises disparurent sous les coups de hache.

Cependant, suite à la découverte des énergies fossiles puis nucléaires, les forêts françaises furent progressivement délaissées par les exploitants jusqu’à doubler de surface à la fin du XXe siècle. Les territoires ruraux, abandonnés par la déprise agricole, se reboisèrent de façon morcelée. Au XXIe siècle en France, seules 25% des forêts françaises domaniales et communales sont publiques. Le reste est réparti entre les exploitants forestiers et une foultitude de petits propriétaires qui ignorent parfois même posséder un « confetti » de forêt.

Depuis le début des années 2020, en raison d’une situation de dépendance énergétique maximale juxtaposée à des crises économiques et géopolitiques majeures, les contemporains de l’Anthropocène vivant en Europe témoignent d’un regain d’intérêt inédit pour les forêts — notamment la production d’électricité via le bois-énergie — afin de tenter de maintenir à l’identique leur mode de vie basé sur l’exploitation massive des ressources infra et extra-frontalières.

Pourtant, l’avenir du bois, atout économique « renouvelable, durable et illimité » est gravement mis en péril. Selon le GIEC, en Europe, près de 300 000 hectares de forêts sont actuellement en état de dépérissement suite aux sécheresses et aux bouleversements thermiques générés par les pays dits développés depuis à peine deux siècles. D’ici 2050, c’est près de la moitié des forêts européennes qui pourraient avoir définitivement changé de visage ou complètement disparu.

Or, si les forêts n’ont pas toujours existé,

L’être humain, lui, n’a jamais vécu sans elles.

« Et c’est ici
que nous allons vivre »

21 mars

Pauline

Voilà, eh ben c’est,

Anthony

C’est là. Ça vous plaît ?

Pauline

Au premier abord c’est,

Anthony

Modeste oui,

Pauline

Une façade qui n’a pas vraiment,

Anthony

De cachet. On s’était dit pourtant il en faut,

Pauline

Du cachet. C’est quand même ce qui compte, ce qui pourrait compter, tout changer, faire la différence par rapport à Là-où-on-habitait-avant, le cachet, mais finalement on a préféré quelque chose de moins,

Anthony

Authentique dirons-nous, mais de plus isolé…

Pauline

Isolé oui ! Parce que c’est quand j’ai vu la forêt communale sur la carte en ligne via le site de l’agence. Le petit pictogramme vert qui indiquait la lisière d’une forêt collée à la maison, le bois de la Fermette, c’est ça — j’étais pas au mieux de ma forme à ce moment-là — et ce nom, le bois de la Fermette, il m’a comme inondée de lumière à l’intérieur. Ça paraît peut-être dingue, peut-être je vous parais dingue, mais j’ai su, j’ai tout visualisé. Par exemple, ce moment, là, qu’on vit tous ensemble, moi, comment dire, je l’ai déjà vécu…

Anthony

Je voulais dire plus isolée sur le plan thermique, Pauline. Isolation. Pas isolement. Parce que, être à vingt minutes de route de la gare, au niveau du bilan carbone comme du moral, ça peut faire mal. Mais pour ce qui est de l’isolation, c’est BINGO ! « Un bon DPE…

Pauline

… rend un banquier heureux ! » C’est ce qu’il nous a dit, le mec du crédit, quand on a signé, pour nous détendre. Ça m’a fait rire, pas Anthony. Pas vrai, Antho ?

Anthony

DPE classé C. J’ai fait installer une pompe à chaleur et un poêle à pellets issu de bois responsables. Rentabilisation optimale-transport-achat-coûts.

Pauline

Mais attends, il faut leur dire qu’on va aussi se renseigner auprès de la mairie pour l’affouage ! On ira dans notre forêt munis d’une hache faire notre propre bois !

Anthony

Ce n’est pas vraiment notre forêt…

Pauline

L’idée en partant de Là-où-on-habitait-avant, c’est vraiment ça pour moi, retrouver l’utilité non plus tactile mais préhensile du pouce. Vous savez, si on a un pouce, ça vient de là, du temps où on avait besoin de passer de branche en branche, de saisir jusqu’au cœur des choses !

Anthony

Ce que veut dire Pauline, c’est que notre projet

Notre projet !

Pauline et Anthony

Notre projet à nous

Nous, nous nous

C’est peut-être un peu fou fou fou…

Mais c’est avant tout

DE SORTIR DE NOTRE ZONE DE CONFORT

Pauline

De savoir enfin lâcher prise

Cesser d’être sous l’emprise

De ce monde qui nous abîme

De ce monde qui nous domine

Anthony

Refuser

L’immatérialité maussade du gris métaversé

Refuser

D’être dans le flux

Résister

Face au Flow

Pauline et Anthony

C’est notre projet à nous

Nous, nous nous

C’est peut-être un peu fou fou fou…

Pauline

On va pouvoir profiter

De l’instant présent

Enfin retrouvé !

Anthony

Mais y a pas la fibre.

Vous l’avez, vous ? Impossible de faire installer la fibre. Ils nous l’avaient pourtant assuré, lors de la signature du compromis. C’est même ça qui m’a fait choisir la région : « Se dépayser sans se déconnecter ! » On voyait sur une affiche un type en polo, un mug de café chaud à la main, en pleine conf call, qui regardait le lever du soleil sur les champs remplis de vaches avec un sourire grand comme ça sur le visage. À l’aise le type. Vous la voyez pas, cette affiche ? Mais si, c’était partout sur les murs du métro à P…

Pauline

Tu veux dire Là-où-on-habitait-avant. (Plus bas, à Anthony.) C’est pas si grave, t’es pas obligé de leur en parler tout de suite de ton histoire de fibre.

Anthony, plus bas, à Pauline.

Ben si, je suis obligé. (Au public.) Parce que, en fait, je sais pas s’il y en a parmi vous qui êtes dans ce cas dans le coin, mais moi, je vais continuer à être un sapiens sapiens sténodactylographe, parce que je télétravaille. Alors sans la fibre, si je dois envoyer de bons gros PowerPoint en WeTransfer trois fois par jour, c’est un peu — pour utiliser une expression, je crois, locale — comme tenter de tuer un âne à coups de chapeau !

Pauline

Tu exagères. Il exagère. Il faut pas faire attention, il est toujours un peu comme ça, il a toujours été comme ça.

Anthony

Comme ça quoi ?

Pauline

Un peu pince-sans-rire. Il faut dire qu’il a été formidable. Il s’est occupé de tout. C’est vrai, je le reconnais, tout est allé très vite, et Anthony s’est occupé de tout. Et j’ai pas eu mon mot à dire. Enfin non, c’est pas que j’ai pas eu mon mot à dire. Mais c’est que je pouvais pas. Voilà. J’en étais… incapable.

Anthony

Pauline !

Pauline

Si, si, Antho, je pense que ça aussi c’est important qu’ils le sachent. Autant que la fibre. Parce que vous et nous, nous et vous, si on est amenés à se croiser, à se revoir, peut-être même à sympathiser, à passer du temps ensemble, à devenir comme on dit proches ou intimes, à laisser faire la vie, à développer les sociabilités qu’on peut avoir ici, c’est-à-dire je ne sais pas moi, ouvrir un bar associatif ou organiser des veillées tricot les longs soirs d’hiver ou juste se saluer devant le bus du ramassage scolaire parce que oui la place ici, l’espace tout neuf, les deux chambres en plus de la nôtre, mon ventre plein de place, mon ventre encore vide, tout nul, nullipare, trente-quatre ans ça se remarque le ventre vide, on me demande et que à moi « alorsc’estpourquand/quandest-cequevousvousymettez » et même si on sait qu’on est déjà trop et que vu l’époque ça fait un tout tout petit peu flipper on s’est dit que déjà être ici, l’élever ici, ça prend un autre sens parce que Antho m’a appris vous savez le dicton, vous connaissez ? Vous devez le connaître. Il faut tout un village pour élever un enfant, et même s’il y a plus d’église ni de bar-tabac et qu’apparemment village ça se dit plus, qu’on dit comm-comm ici, vous + nous c’est quand même un peu un village, non ? Alors quand je serai prête, quand ça ira mieux, quand je serai vraiment comme on dit au vert et pas aux fraises, peut-être qu’on partagera ça aussi vous + nous, l’attente pour le ramassage scolaire, une vie nouvelle dans une existence à recommencer.

Anthony

Pauline a fait un burn-out. Voilà, maintenant vous savez tout. L’année dernière, Pauline a fait un burn-out, Pauline a totalement décompensé et je, elle, nous on vient aussi ici, on achète aussi ici pour qu’elle se repose. Voilà. Pauline est fragile.

Pauline

Il faut que je me pose.

Anthony

Pauline doit se reposer.

Pauline

Et c’est ici que nous allons vivre.

Ils chantent en duo harmonisé le début du tube Daydream du groupe Wallace Collection (1969).

Pauline et Anthony

Daydream, I fell asleep amid the flowers

For a couple of hours on a beautiful day

Daydream, I dreamed of you amid the flowers

For a couple of hours, such a beautiful day!

I dreamed of the places I’ve been with you

How we sat with the stream flowing by

And then when I kissed you and held you

So near tell me why, tell me why you’re so sad ?

Notes de recherches de Selma Asfour

21 AVRIL

Température moyenne : 18°

Élévation au-dessus des normes de saison : +4°

Indice de pluviométrie : Faible

Espèces observées : 37

État de restriction d’eau : Vigilance

6 h 28

Silences

Boris

C’est le plus beau moment de la journée

L’instant le plus doux de la terre

Celui juste avant le surgissement

Quand tout est encore entre

On a beau connaître par cœur les sentiers de

Ce que l’on se surprend encore à appeler

Le Paysage

Et qui est plutôt devenu au fil des années comme une

Extension de soi

On a beau savoir d’où surgissent les ombres

Le diamètre de chaque grume, la silhouette frêle de chaque rameau

Tout disparaît comme noyé dans l’incertitude des songes

Se rassurer, se dire mon garçon

Ce ne sont pas des spectres, non, mais des milliers de particules de rosée qui commencent à monter des cimes

Oui, c’est la minute juste avant le soleil

L’interstice formé par ce qui se termine, qui désormais a été vécu et que l’on nomme nuit

Vous entendez ?

Il y a ce silence si spécifique aux ligneux encore endormis

À ceux qui doucement s’éveillent mus par les premiers photons

Si l’on savait écouter je suis sûr qu’on pourrait distinguer l’ouverture de leurs stomates, bouches minuscules de la masse foliaire qui absorbent ce que l’on ne peut voir, le mêlent à leurs sèves descendantes pour le transformer en le tout aussi invisible qui nous fera pourtant respirer

Dialogues souterrains aussi vastes qu’ils sont hauts portés par des réseaux fongiques, des rhizomes...

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