Le Dîner de Condé

Le Grand Condé, tombé en disgrâce, espère regagner les faveurs de son cousin Louis XIV en le conviant, lui et sa cour, en son château de Chantilly pour trois jours de festivités. Deux mille couverts doivent être prêts en un temps record. Afin d’organiser cette somptueuse réception, Condé peut compter sur la crème des maîtres d’hôtel : François Vatel. Mais ce dernier, flanqué d’une équipe incontrôlable, n’est pas au bout de ses surprises. Entre coups tordus et coups du sort, les préparatifs s’avèrent plus tumultueux que prévu… Le Grand Condé rentrera-t-il en grâce ? Vatel parviendra-t-il à relever le défi ? Et à quel prix ?

“Une comédie hystérique historique qui nous plonge dans les coulisses de la grande cuisine française du XVIIe siècle et rend hommage à un personnage au destin exceptionnel : François Vatel.”

La pièce peut être jouée au minimum par 2 hommes et 4 femmes, au maximum par 4 hommes et 6 femmes. Toutes les distributions intermédiaires sont indiquées.

 

Acte I

Jeudi 9 avril 1671, J-15

Narrateur

Nous sommes au mois d’avril 1671 au château de Chantilly. Cette somptueuse demeure est celle du prince de Condé, l’un des plus illustres personnages du xviie siècle. Mieux connu sous le nom de Grand Condé, il n’est autre que le cousin du roi de France Louis XIV. Pour l’instant, la maisonnée s’affaire comme à l’accoutumée en cette matinée printanière. Mais une nouvelle inattendue pourrait bien changer le cours des choses…

Scène 1

La Lettre

Le Grand Condé, Charlotte de Montmorency, Jean Gourville

Dans le salon, le Grand Condé est assis à son bureau, en train de trier son courrier.

Le Grand Condé

Facture… facture… facture… Tiens, mais c’est ce bon Molière qui m’offre la primeur de sa nouvelle pièce. Les… Fourberies… de… Scapin 1. Fort bien, je vais l’inviter tantôt à la jouer céans. Facture… facture… Oooh ! (Il se lève et saisit sa canne 2.) Ha ha ha ! Le roi m’a écrit ! Le roi m’a écrit ! Enfin… Enfin est venue l’heure où je serai lavé du déshonneur. Enfin, le nom de « Condé » recouvrera tout son éclat. Enfin, je reprendrai ma place et plus rien ne pourra entraver mon glorieux dessein. Après tout, je suis encore dans la force de l’âge 3 ! Ha ha ha !

Charlotte de Montmorency

Mon Prince, êtes-vous souffrant ? On a ouï vos cris jusques aux grilles du château !

Condé

Que nenni, mère, je n’ai jamais été aussi heureux ! (Il montre l’enveloppe à Charlotte qui regarde systématiquement à côté.) Regardez, juste là ! Non, là ! Lààà ! Vous voyez un sceau ?

Charlotte

(Regardant Condé.) Un sot ? Assurément, j’en vois un.

Condé

Eh bien, il en aura mis du temps à répondre !

Charlotte

Souffrez, mon fils, que je vous rafraîchisse la mémoire. N’avez-vous point mené une fronde contre lui ?

Condé

Pas contre lui, non, contre Mazarin. Ce faquin écarlate 4 !

Charlotte

Vous moquez-vous ? Sa Majesté était certes trop jeune à l’époque, mais c’est bien le pouvoir royal que vous avez défié en la personne du cardinal.

Condé

Oui, et après ?

Ils se prennent tour à tour la lettre des mains.

Charlotte

Après, vous avez mis votre épée au service du roi d’Espagne.

Condé

Je n’étais plus chez moi au royaume de France, il fallait bien que je me réfugiasse en terre étrangère !

Charlotte

Vous avez donc choisi notre pire ennemi.

Condé

Il m’a fait une offre que je ne pouvais point refuser. Je n’allais pas rester sans emploi. Un prince de mon rang !

Charlotte

Et vous avez combattu contre le roi de France.

Condé

Où voulez-vous en venir, mère ? J’ai mérité mon sort, c’est ça ? Être arrêté, emprisonné, condamné à mort, exilé, déchu de tous mes titres et mes biens ! Vingt ans de disgrâce 5, n’est-ce pas assez pour vous ?

Charlotte

Calmez-vous, mon Prince ! C’est mauvais pour votre goutte. Ce que je veux dire, c’est que votre cousin le roi avait quelque raison de vous en vouloir…

Condé

En fin de compte, son autorité s’en est trouvée renforcée. Il aurait dû me remercier !

Charlotte

C’est ce qu’il a fait, il vous a remercié ! Bon, et si nous ouvrions cette lettre ?

Gourville entre sans crier gare.

Gourville

Aaah ! Madame ! (Apercevant Condé.) Hum, Monseigneur…

Condé

Gourville, qu’est-ce que vous voulez ? Vous voyez bien que vous nous dérangez ! (Il agite l’enveloppe sous le nez de Gourville.) Allez, foutez-moi le camp ! (Gourville sort, prenant au passage un livre sur le bureau afin de justifier son intrusion. Condé ouvre la lettre. Grandiloquent.) « À l’attention de Louis II de Bourbon-Condé, Premier prince du sang, Prince de Condé, Duc de Bourbon, Duc de Montmorency, Duc de Châteauroux, Duc de Bellegarde, Duc de Fronsac, Comte de Sancerre, Gouverneur du Berry, Gouverneur de Bourgogne, Seigneur de Chantilly… » Mais c’est moi, ça, c’est moi !

Charlotte

Quel enfant !

Condé

(Expéditif.) Nous, Louis de Bourbon, quatorzième du nom, roi de France et de Navarre, bla-bla-bla… acceptons l’invitation de notre cousin à dîner en sa demeure de Chantilly.

Condé et Charlotte

Il a dit oui ! Il a dit oui !

Charlotte

Encore heureux qu’il n’écrive point pour décliner.

Condé

Ça va être grandiose ! Ha ha ha ! Je vais rentrer en grâce ! Je vais rentrer en grâce ! Il n’y a pas une minute à perdre, je m’en vais de ce pas quérir Vatel.

Il sort.

Scène 2

Poème en « ut »

Charlotte, Gourville

Gourville réapparaît, se jetant aux pieds de Charlotte.

Gourville

Aaah ! Madame ! Madame ! Charlotte ! Ma divine Princesse !

Charlotte

Vous m’avez mise dans une position fort inconfortable, tout à l’heure. Le prince a bien failli nous découvrir. Allons, relevez-vous !

Gourville

Me relever ? Vous n’y pensez pas ! Comment, dès lors, vous témoignerai-je mon inclination ?

Charlotte

Soit, restez là, alors.

Gourville

(Il sort un papier de sa poche.)

Hi-er, au fond de ma cahute

À l’insomnie, j’étais en butte

Votre lit fut mon point de chute

Car vous échapper, vous ne pûtes.

Charlotte

Flûte !

Gourville

Bouillant comme une cocotte-minute

Deux coups de langue et trois turluttes

J’enfonçai mon anacoluthe

Au plus profond de votre…

Charlotte

Chut !

Gourville

La voici, la chute !

Charlotte

Zut !

Gourville

Plus affamé que Belzébuth,

Mon vigoureux vit est en rut

Il vous désire tous azimuts

Allons encore à la culbute !

Charlotte

Enfin ! Monsieur ! Pensez-vous que ce soit le moment et le lieu pour vos vers licencieux ?

Gourville

C’est que j’écris à la façon du sieur La Fontaine ! Voyez-vous, il n’a pas publié que des fables, il est aussi l’auteur de contes grivois 6.

Charlotte

Au moins La Fontaine use-t-il de métaphores !

Gourville

(Entreprenant.) Pourtant Madame aimait, il n’y a guère, que je lui caressasse l’oreille…, l’esprit… et le reste…

Charlotte

(Se dégageant.) Mon ami, j’ai à vous entretenir d’une affaire pressante.

Gourville

Je suis tout ouïe.

Charlotte

Le roi nous fait tantôt l’honneur de sa visite.

Gourville

Ah, la lettre, c’était donc cela !

Charlotte

Si les festivités sont à son goût, mon fils recouvrera sa position.

Gourville

Le prince doit être en joie.

Charlotte

Et nous réintégrerons la cour.

Gourville

La cour !

Charlotte

Allons, Gourville, nous ne pouvions rester indéfiniment reclus à Chantilly !

Gourville

Madame, comment survivrai-je…

Charlotte

Et moi, comment survivrai-je une minute de plus ici ? Vous savez, j’étais très en vue à la cour, j’avais la confiance de la régente, j’étais de toutes les fêtes, de toutes les conversations. On louait la vivacité de mon esprit, l’élégance de mes toilettes, la hauteur de mes perruques… Mais ça, c’était avant. Avant que mon fils ne décide, sans même m’en parler, de guerroyer contre son propre roi !

Gourville

Moi qui pensais contribuer un tant soit peu à votre bon plaisir…

Charlotte

Mais oui, mon cher, vous m’avez rendu cette retraite plus supportable. Fort heureusement, elle s’achève bientôt par un grand festin.

Gourville

Un grand festin implique de grandes dépenses. Or, nos finances sont au plus mal. D’ailleurs, je m’en vais le dire au prince.

Il va pour sortir.

Charlotte

Vous ne direz rien au prince, voyons ! Le roi en personne se rend chez nous, vous n’allez pas jouer les grippe-sous !

Gourville

Je ne fais que remplir mon rôle d’intendant chargé des finances…

Charlotte

(Voulant l’amadouer.) Et l‘intendant chargé des finances va bien nous trouver une solution… (Silence de Gourville.) Dieu soit loué, au moins, pour l’organisation, nous savons sur qui nous pouvons compter : Vatel !

Gourville

Aaah, Vatel, toujours Vatel, encore Vatel, tout le monde n’a que ce nom à la bouche !

Charlotte

Pour notre « contrôleur général de la bouche », c’est fort à propos ! S’il réussit, il nous suivra à la cour.

Gourville

La cour ! Et moi, je…

Charlotte

Le roi a déjà moult intendants à son service, mon ami.

Gourville

Et des maîtres d’hôtel, il n’en a pas, peut-être ?

Charlotte

Il n’a pas Vatel !

Gourville

Raaah, Vatel ! C’est toujours la même chose ! Qui trouve les fonds pour organiser la réception ? C’est moi ! Et qui reçoit les honneurs quand la fête est finie ? C’est lui ! À lui le beau rôle, à moi le rôle ingrat ; à lui les éloges, à moi les reproches ; à lui la gloire, à moi… l’oubli…

Charlotte

En voilà une crise de jalousie !

Gourville

Que puis-je faire, Madame, pour caresser l’espoir de conserver à mes côtés votre aimable présence, votre admirable personne ?

Charlotte

Rien, Gourville. Les choses sont ainsi faites : la place des Bourbon-Condé est au plus près du Soleil.

Gourville

Icare pensait la même chose.

Charlotte

(À part.) Quel pisse-froid !

Gourville

Eh bien, soit, je me plierai à la destinée de votre illustre maison. J’attendrai là patiemment vos séjours ; mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour.

Charlotte

C’est agir là en gentilhomme.

Gourville

Et en poète !

Charlotte

Si vous le dites. Bien, cette discussion m’a donné quelques vapeurs, je descends prendre l’air aux jardins.

Gourville

Je suis votre serviteur dévoué, Madame. (Charlotte sort.) Vatel me doit tout ! C’est moi qui l’ai fait entrer dans cette maison, et c’est lui qui va aller servir le roi ? Et Charlotte, ma divine princesse… Non… Charlotte n’ira pas à la cour ! Et Vatel encore moins !

Il sort.

Scène 3

L’annonce à Marie

Marie Tarton, François Vatel, Condé

Marie Tarton entre dans la cuisine.

Marie Tarton

Alors… Qu’est-ce que nous avons là ? (Ajoutant une à une les épices dans une marmite.) Cardamome… Safran… Cannelle, numéro 5… (Elle s’asperge de cannelle.) Gingembre… Poivre… Et… Qu’est-ce que c’est ? Zut, y a plus l’étiquette. Bon ben, ce sera l’épice surprise. (Elle en met abondamment.) Ah, j’ai failli oublier ! Girofle… Le clou du...

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