J’ai la mémoire des planches

Christian Laurent, né en 1948 dans le Montmartre de l’après-guerre, a été comédien, metteur en scène, directeur de cabaret, de théâtre, de cirque, et surtout producteur et tourneur. L’enfant admirant les affiches illuminées des colonnes Morris est devenu l’homme qui a prolongé les joies de l’enfant, en en créant d’autres. Une vie à voir briller les étoiles de la scène et à en renouveler chaque saison les constellations.

Bureaux, coulisses, coups de téléphone, rendez-vous, péripéties, hôtels, coups du sort… il y a tout un spectacle avant un spectacle. Il raconte comment, il raconte qui. Il raconte le bonheur aux côtés des monstres sacrés, et ce qu’il est allé faire dans certaines galères. Il raconte les tendresses, les piques, les rires.

Une vie rejouée dans ces pages, mise en scène par le destin, à la distribution exceptionnelle : Jean-Paul Belmondo, Jean Piat, Jacqueline Maillan, Michel Bouquet, Romain Duris, Sacha Guitry, Robert Lamoureux, Jean le Poulain, Louis Aragon, Robert Hossein, Gina Lollobrigida, Robert Thomas, Annie Girardot, Jean-Claude Brialy, Michel Serrault, Danielle Darrieux, et cent autres, émouvants, agaçants et drôles, inoubliables.




J'ai la mémoire des planches

Acte I

Un gosse de la butte

Dans la vie, rien n’est dû au hasard, pas plus nos rencontres que notre chemin de vie. J’aime à penser que tout notre destin est déjà gravé le jour de notre naissance.

« Il n’y a pas de hasard,

il n’y a que des rendez-vous. »

Paul Éluard

C’est le 28 mars 1948 à l’hôpital Lariboisière, Paris 10e, qu’un petit mec est venu à la vie. Son père, sa mère, choisirent de le prénommer Christian, ou plus précisément Julien, René, Jean, prénoms du fils de son parrain et de ses deux grands-pères ! Voilà, le plus simplement du monde, comment commença mon histoire.

Il y a alors très peu de temps que la Seconde Guerre mondiale est terminée ; perdurent à cette époque les tickets de rationnement, et Paris est encore un grand village, tout particulièrement ce 18e arrondissement, si cher à mon cœur. Mes grands-parents paternels y sont nichés, tout en haut d’un immeuble à côté du métro La Chapelle et juste en face du théâtre des Bouffes-du-Nord. C’est là que je débarquai, après la maternité, que j’ai quittée très décontracté, non sans avoir laissé un innocent et non moins charmant petit souvenir : d’après ma grand-mère, j’avais pissé dans la cornette de la bonne sœur, qui pourtant si gentiment me préparait pour ce qui serait ma première sortie et donc mon entrée dans le monde !

Cette année 1948, en plus de mon arrivée, voyait également la venue de la truculente Chantal Ladesou, de la talentueuse Nathalie Baye, et côté messieurs, de Gérard Depardieu et du prince Charles d’Angleterre, rien que ça ! Signalons que cette année — également celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies — vit aussi l’ouverture du théâtre de la Huchette, et la création de la pièce Les Mains sales de Jean-Paul Sartre, au théâtre Antoine dirigé par Simone Berriau ! Annie Fratellini se produisait sur la piste du cirque Medrano, tandis qu’ours, tigres, lions (trois numéros d’animaux) et les clowns Bario triomphaient chez les frères Bouglione au Cirque d’Hiver ! Bon, difficile de ne pas admettre qu’à part les droits de l’homme et la naissance du prince Charles, je n’évoque finalement que des naissances ou des événements liés aux spectacles, mais on ne se refait pas et oui — depuis toujours, lorsque j’ouvre un journal, ma préférence va tout naturellement à la page Spectacles. Ce qui poétiquement fit dire un jour à mon amie Danielle Darrieux : « Quand tu es né, les fées du spectacle ont dû se pencher sur ton berceau. » Et, plus crûment, à mon pote Pierre Doris : « Fils, le jour de ton baptême, le cureton a dû te plonger dans la marmite du spectacle ! »

Du métro La Chapelle à celui d’Anvers, je fis mon premier voyage. Toujours dans le 18e arrondissement, boulevard Rochechouart, mes parents vinrent emménager dans l’appartement de mon cousin, lequel appartement se trouvait juste en face du cirque Medrano, et non loin du café que tenaient ce cousin et ma grand-mère, place Charles-Dullin, en face du théâtre de l’Atelier (le Café du Théâtre). À l’époque, ce dernier affichait la pièce de Jean Anouilh, L’Invitation au château, avec Michel Bouquet — pour mon plus grand bonheur, je l’engagerai des années plus tard —, Dany Robin — avec qui j’aurai également des projets — et Robert Vattier, que je n’ai pas connu mais qui fut un admirable M. Brun dans la magnifique trilogie de Marcel Pagnol : Marius, Fanny, César.

En ce qui me concerne, je dois dire que j’ai eu la chance d’avoir des parents formidables. Ma mère et mon père se sont rencontrés pendant la guerre en travaillant aux colis des prisonniers, gare du Nord.

Mon père lui-même était déjà fou de spectacles, passionné de cinéma. Il m’a beaucoup apporté, en attention, en confiance, en douceur et en persévérance, mais malheureusement, je n’ai pas su le lui dire quand il était encore à mes côtés. Ce n’était bien entendu pas de l’indifférence, mais de la pudeur sûrement… Cette pudeur laissait la place, en tout cas, et en silence, à la profonde affection que nous éprouvions l’un envers l’autre.

Quant à ma mère, elle avait fait le choix assumé de quitter sa famille pour suivre l’amour de sa vie, qui n’était pas du tout le bienvenu chez ses parents. Mais l’amour a toujours le dernier mot, et heureusement — sans quoi votre serviteur n’aurait pas le plaisir de vous raconter ce qui a fait sa vie entre les deux si belles personnes, sensibles, magnifiques et ô combien chères à son cœur, Solange et Roger, mes chers parents.

J’avais 8 mois lorsqu’ils ont déménagé du boulevard Roche­chouart au 24 rue des Gardes… toujours dans le 18e arrondissement de Paris. Quartier de la Goutte-d’Or, entre la rue Myrha et le boulevard Barbès, un vrai petit village à l’époque.

On pouvait y trouver, au coin de la rue, un café bougnat qui ­vendait du charbon. Plus tard, avec mon père et son ami Joseph Leblay, j’adorais y boire des grenadines. Je vois encore les petits verres à pied, évasés, qui me fascinaient lorsque la grenadine épousait l’eau ou la limonade ! En descendant un peu dans la rue, il y avait le crémier où le matin, avec ma mère, nous allions acheter le lait que l’on nous servait à la louche, dans un petit bidon, et le beurre que la crémière coupait avec un fil dans une énorme motte ! Ce sont autant d’images d’un bonheur à la fois simple et authentique que je garderai toujours en moi, à la manière de tous ces parfums qui enrichissent nos vies, au gré du temps qui passe : parfums du printemps, de l’été, comme ceux de l’automne ou de l’hiver, qui se mêlaient à ceux du pavé de Paris ! Ils enivraient toute mon enfance de petit Parigot que j’étais, qui jouait aux Indiens et aux cow-boys, tout près du 24 rue des Gardes, dans ce que l’on appelait les démolitions, vestiges et restes des bombardements ! Et de fait, nous étions la nouvelle génération de l’après-guerre, aussi insouciante et heureuse que des poissons dans l’eau. Il y avait mon pote, Paulo Chabaud, qui habitait mon immeuble, ou Miquette, notre voisine de la cour d’à côté. Il y avait aussi ceux que je considérais comme mes grands frères, Coco et Dédé Leblay, les fils de Ginette et Joseph, les grands amis de mes parents. Sans compter tous les petits poulbots du quartier, avec qui nous jouions au jeu de piste, qui souvent nous conduisait sur la butte Montmartre jusqu’au Sacré-Cœur ! Quand finalement la nuit tombait sur notre village et mettait un terme à tous ces petits bonheurs, chacun rentrait chez soi.

Nombre d’appartements étaient bien modestes. Ils se résumaient souvent en une simple cuisine et une pièce principale. Pas de salle de bains. Et les toilettes : dans la cour ! Pour notre compte, nous n’avions ni télévision, ni réfrigérateur, ni téléphone, mais Dieu m’est témoin que nous étions heureux ! Après dîner, le soir, nous écoutions volontiers la radio : des émissions de variétés ou des pièces de théâtre. Il nous fallait donc faire travailler nos méninges pour réussir à mettre des visages sur des voix. Encore aujourd’hui, je reste persuadé que cela m’a beaucoup aidé dans mon métier. Un soir, je devais avoir 7 ans, la radio diffusait Le Mystère de la chambre jaune d’après le roman de Gaston Leroux. Je me souviens d’avoir été pris d’une trouille bleue… qui a hanté mes nuits pendant quelque temps !

Souvent, au petit matin, avant de partir pour l’école — celle-ci n’a jamais été ma tasse de thé —, je rêvassais en écoutant passer, au bas de la rue, le rémouleur ou le marchand de glaces avec sa charrette, tirée par un magnifique cheval gris. Attentif comme un spectateur curieux, je dois dire que déjà à l’époque le spectacle venait à moi. Je n’avais pas plus de 4 ou 5 ans lorsque Jacques Becker vint tourner dans notre rue, pour notre plus grand bonheur, une scène de Casque d’or avec Simone Signoret, Serge Reggiani et Claude Dauphin. Émerveillés, nous étions ma mère et moi à la fenêtre pour regarder passer une calèche où se trouvait Simone Signoret. Plus tard, ce fut le tournage du film Les trois font la paire de Sacha Guitry, avec Michel Simon, Jean Rigaux et Darry Cowl. J’avais déjà 9 ans, et je revois ce dernier qui jouait le rôle d’un réalisateur complètement farfelu, tandis que Jean Rigaux, qui jouait le rôle de l’acteur, remontait la rue des Gardes ! Qui m’aurait dit que dans le futur, et à deux reprises, j’engagerais Darry Cowl, un monsieur que j’aimais infiniment, pour jouer la pièce de Christian Dob, Coyote saloon, ainsi que pour le spectacle Feydeau (où Darry obtint le Molière du meilleur second rôle). Quant à mon ami Jean Rigaux, je l’ai engagé au cabaret Le Connétable quand j’y étais directeur artistique. J’ai fait avec lui un bon bout de route. Son épouse, Jacqueline, fut également une grande amie et notre précieuse collaboratrice quand, avec Spectacles 2000, nous avons racheté les Galas Karsenty.

Cette époque bénie était celle où je commençais à sortir seul comme un grand pour monter sur la butte où je retrouvais ma grand-mère paternelle, avec mon cousin et ma cousine, René et Marcelle, qui tenaient le fameux café juste en face du théâtre de l’Atelier. Là où on jouait L’Œuf de Félicien Marceau. Combien de fois ai-je rêvé devant cette affiche que pourtant je connaissais par cœur ! Encore un hasard, me direz-vous ; il y avait dans la distribution trois comédiens que j’engagerai, eux aussi, plus tard : Jacques Duby, Jacques Dynam et Madeleine Barbulée.

En dehors du temps de l’école, rue de la Charbonnière, et de nos jeux dans les rues de notre village, je fréquentais inlassablement les salles de cinéma du quartier. Sans exagérer, je peux dire que je passais mes jeudis après-midi à user mes fonds de culotte sur les fauteuils du Barbès Palace, devenu à ce jour un marchand de chaussures appelé Katia. Tout y est resté en état : les fresques peintes en rouge et or, le balcon, les escaliers. Ça me fend le cœur de voir cet écrin rempli de pompes made in China. Même histoire pour le Delta, situé entre Barbès et Anvers, devenu un magasin de vieilles fringues. Et le Myrha (lui est devenu un lieu de culte). En dehors de mes parents adorés, les héros de ma jeunesse s’appelaient Gary Cooper, Kirk Douglas, Fernandel, Martine Carol, Danielle Darrieux, Richard Widmark. Ils ont tous cédé la place à de vieilles pompes, de vieilles fringues et à des sermons ! Ainsi va ma vie !

Nous étions alors en pleine guerre d’Algérie.

Les commissariats du quartier se barricadaient derrière des espèces de blockhaus et il n’était pas rare, certaines nuits, d’entendre les mitraillettes siffler dans l’air de Paris.

Celui que je considérais comme mon grand frère, Dédé, était parti pour l’Algérie. Il en allait de même pour tous les garçons du quartier en âge de faire des soldats. Ils avaient quitté leur village pour des contrées lointaines !

Rapidement, le quartier est devenu triste.

Comme pour tenter de faire un pied de nez à la fatalité, avec mes potes, nous jouions toujours sur la colline, dans les fameuses démolitions. Mais malgré la meilleure volonté du monde et le bonheur toujours renouvelé que nous avions à nous retrouver tous ensemble, nos jeux n’avaient plus le même enthousiasme… Les Indiens et les cow-boys d’avant 1954 n’avaient plus vraiment envie de se faire la guerre. Et de fait, nous pensions à nos aînés, nos grands frères qui, eux, là-bas, dans des contrées lointaines où les « Événements » les avaient entraînés bien malgré eux, se battaient pour de vrai !

N’y résistant pas plus que nous, tout le quartier s’était comme endormi en rentrant dans ce qui pouvait bien s’assimiler à un long hiver. Finies les fêtes dans la cour du 24 rue des Gardes avec tous les voisins, où tout le monde dansait au son d’un électrophone, comme au 14-Juillet !

Avec Paulo, nous allions traîner nos galoches jusqu’au boulevard Rochechouart où, tous les mois de décembre, il y avait la fête foraine qui commençait à Barbès pour se terminer à la place de Clichy. Ah ! que la balade était belle, entre les manèges, les odeurs de barbe à papa, les baraques de phénomènes et la ménagerie du professeur Lambert avec le dompteur Jackson. Je rêvais déjà au cirque. Et Medrano n’était pas loin ! Ce n’est que bien plus tard que l’on réalise combien l’époque de notre enfance était belle et heureuse ! « Un enfant, c’est le dernier poète d’un monde qui s’entête à vouloir devenir grand1. » J’ai fait mienne cette lumineuse citation de Jacques Brel.

Au cours de l’année 1958, mes parents ont trouvé un appartement situé dans le 15e arrondissement de Paris, et c’est le cœur gros et les yeux pleins de larmes que j’ai quitté mon village pour passer de la rive droite à la rive gauche.

J’ai connu alors la cruelle impression de devenir orphelin de mes copains. Paulo restait, lui, au village. De leur côté, mes grands frères Coco et Dédé Leblay partaient habiter à Montreuil et moi j’arrivais rue Victor-Duruy. Dans un arrondissement un peu chicos, qui me changeait des rues tellement plus populaires de mon ancien village ! En partant, en quittant le quartier de mon enfance, je me rends compte aujourd’hui que j’y ai laissé un petit bout de mon cœur ; le petit gavroche que j’étais a toujours gardé au plus profond de son âme ce petit coin de Paname.

Dans notre logement tout neuf — qui fleurait encore la peinture fraîche à notre arrivée — il y avait une salle de bains et des toilettes, c’était un peu un rêve. Il s’y trouvait également un balcon, et au loin, comble du comble, nous pouvions voir le sommet de la tour Eiffel ! Sans compter, cerise sur le gâteau, qu’il y avait un ascenseur ! Personnellement, je n’en avais vu que boulevard Ornano, lorsque mes parents allaient payer leurs factures d’électricité chez EDF. Pour le môme que j’étais, combien ce voyage en ascenseur a pu me fasciner ! Toutes ces nouveautés me remontaient un peu le moral, mais j’appréhendais ce que ma vie allait devenir. Et mon entrée dans ma nouvelle école, rue Corbon, chez les garçons ? J’avais alors 10 ans, et l’école n’était pas encore mixte. À l’âge de 14 ans, après le certificat d’études, je déciderai de quitter l’école afin de rentrer dans la vie active. Les merveilleux parents que j’avais n’ont pas été contre ma volonté, conscients que je n’étais en rien destiné à faire d’interminables études, qui m’auraient permis au passage d’obtenir mon baccalauréat ! Ce n’est pas que je fus absolument nul… disons plutôt distrait. Plutôt bon en gymnastique, en récitation, en rédaction, également en histoire de France, je me révélais en revanche nullissime en calcul. Dans ce sens, il faut bien dire que tout problème de baignoire relatif à une question d’évacuation d’eau était le cadet de mes soucis. Il m’importait peu en effet de savoir quelle quantité d’eau il resterait au fond de la baignoire… « Sachant qu’un robinet laisse s’écouler 15 litres par minute, à raison d’un débit d’écoulement de 0,0435 mètre cube toutes les 47 minutes, et qu’un enfant laisse l’évacuation fermée pendant 18 minutes, puis ouverte pendant 8 secondes, pour enfin la rouvrir pendant 97 secondes ! » J’y voyais surtout le fait d’un garçon ne sachant pas ce qu’il voulait et un gaspillage qu’à juste titre mes parents n’auraient pas apprécié ! Pas plus, je n’ai su mes tables de multiplication. Je me souviens qu’après avoir été puni par mon institutrice, et avoir passé en vain une semaine chez le directeur pour espérer apprendre mes tables, je revins en classe où je restai muet comme une carpe lorsque l’enseignante me demanda combien faisaient 15×6. Elle eut cette réflexion plus visionnaire encore que blessante : « Décidément, Bisserier (oui, à propos, c’est mon vrai nom !) vous finirez saltimbanque ! » Ce à quoi je répondis, non sans un air entendu et mon sourire le plus insolent : « Mais je l’espère bien, mademoiselle ! »

Même si les anciens amis étaient toujours présents dans mon cœur, je m’en suis fait de nouveaux dans cette nouvelle école de la rue Corbon ! Daniel Michaux devint mon meilleur copain et nous fîmes ensemble les quatre cents coups, plus pas mal de conneries. C’est bien connu, il faut que jeunesse se passe !

Aussitôt sorti de l’école, à 14 ans donc, j’ai trouvé un emploi, dans un magasin d’électroménager : Radio Convention. J’étais apprenti. Apprenti de quoi ? Je n’ai jamais vraiment su. Sans doute « apprenti de la débrouille » car je faisais un peu tout : vendeur, livreur, magasinier, étalagiste également, ce qui me plaisait bien. J’adorais décorer les six vitrines de ce commerce, mettre en valeur les télévisions, les transistors, les électrophones, les frigos et les cuisinières. Nous vendions aussi des disques, ce qui me permettait de mettre en avant, et à ma guise, mes chouchous, ceux que j’entendais à la radio : les Juliette Gréco, Jacques Brel, Léo Ferré, mais aussi Fernand Raynaud, Raymond Devos, Jacqueline François, Hervé Vilard, Dalida et Michèle Arnaud. Cette dernière fut l’une des toutes premières que j’entendis sur disque chez nos amis les Leblay, rue des Gardes. Combien sa chanson Que sera, sera a pu me toucher et me marquer ! Avec certitude, je peux dire que c’est à Radio Convention que mon rêve de spectacles est né !

Avec mes parents, ma sœur, mon oncle et ma tante, nous étions allés un soir au cinéma le Magic voir un film d’Antonio del Amo dont la vedette était Joselito. C’est un énorme coup de cœur que j’ai reçu ce soir-là… où j’ai commencé à avoir la tête dans les étoiles ! (Je vous parlerai de Joselito un peu plus tard !)

Le lendemain matin au boulot j’étais sur un véritable petit nuage, situé du côté de l’Andalousie ! C’est à ce moment que dans le magasin est entrée une femme blonde, petite, très enjouée, le sourire aux lèvres. Elle venait s’acheter une cuisinière. Son visage me disait bien quelque chose, mais impossible de savoir où je l’avais vu ! C’est au moment où elle remplit son bon de livraison qu’elle nous dit qu’elle faisait partie des Trois Ménestrels et qu’ils passaient en vedette américaine dans le spectacle de Dario Moreno à l’ABC ! Et de fait, c’est bien là que je l’avais vue, sur une colonne Morris ! Ce jour-là, j’ai déployé tout mon savoir sur les cuisinières. Et pourtant j’en savais peu ! Mais miraculeusement, par une grâce insoupçonnée, je trouvai les mots justes et comme elle désirait une petite cuisinière pratique et peu encombrante, je lui ai déniché la petite merveille ! Elle s’en trouva ravie ! Inutile de dire que j’ai fait des pieds et des mains pour être l’un des deux livreurs. Nous voilà partis pour le 3 rue Yvart, chez Maria Sandrini, juste derrière chez moi et non loin du magasin ! Elle habitait sur cour un charmant petit studio avec une non moins petite cuisine, tout en haut de l’immeuble. Nous fûmes accueillis par l’Arsouille, un petit chien adorable ! Et une fois la cuisinière installée, Maria nous offrit deux whiskys dans de grands verres « affiches ». J’avais, moi, Bobino (Patachou et les Trois Ménestrels), mon copain Guy sirotait son breuvage dans celui de l’Alhambra (Georges Brassens et les Trois Ménestrels). Il y avait trois rangées de ces verres sur une étagère. Parmi ceux-là l’Olympia avec Amália Rodriguez, ou Milva, ou encore les Shadows. Un de ceux-là, nommé Milord l’Arsouille, le cabaret du Palais-Royal, m’a permis de comprendre le choix du nom du chien ! J’étais fasciné, pris à la fois par l’excitation du moment et par la dose généreuse de whisky servie par Maria ; la tête me tournait ! En même temps il était 4 heures de l’après-midi, et ce verre d’alcool, fût-il servi en compagnie de Patachou, avait rendu le petit gars que j’étais rond comme une queue de pelle ! Mais de fait, c’est ce jour-là, et grâce à Maria Sandrini, que mon parcours a commencé dans le monde du spectacle ! J’étais alors déjà intimement convaincu que je ferais du théâtre, et nulle hésitation ne me venait lorsque, de toute évidence, je me disais que je deviendrais quelqu’un dans le spectacle ! À ce moment a résonné dans ma tête, embuée par les vapeurs d’alcool, et de manière impromptue, la réplique du pharaon Séthi Ier dans Les Dix Commandements : « Que cela soit écrit et accompli. » Ce jour fut celui de ma rencontre avec un premier amour ! Ce que volontiers j’appelle mes « Amours transversales », faites d’un subtil mélange d’amour, de tendresse, d’affection, d’admiration et de fidélité. Maria en était l’héroïne. C’est ainsi que Maria et les Ménestrels m’ont accompagné toute ma vie. Elle m’a toujours été fidèle, suivant inlassablement mon parcours de comédien, comme de directeur et de producteur ! Ayant eu pour pourboire une invitation à l’ABC, je m’y rendis un dimanche en matinée. J’étais alors le plus heureux des hommes ! Le programme était grandiose. En lever de rideau, Enrico Macias faisait ses débuts ! Une fois le spectacle terminé, Maria eut la gentillesse de me présenter Raymond et Jean-Louis, ses partenaires. Enfin, cerise sur le gâteau, elle m’emmena voir Dario Moreno. Ce serait peu dire que j’étais intimidé ! Surtout moi qui, à l’époque, étais littéralement envahi de complexes !… Je me trouvais à la fois trop grand, trop maigre, faisant plus vieux que mon âge et flanqué d’un nez qui ressemblait à une patate ! Bref, je me trouvais plus que moche, ce qui manifestement ne devait pas être l’avis de Dario Moreno qui, lui, me dégustait déjà du regard !

Les Trois Ménestrels était un groupe créé en 1955 et composé de Raymond de Rycker (1929-1995), de Jean-Louis Fenoglio (1925-1976) et de Maria Sandrini (1927-2019). Ils savaient comme personne présenter un show qui mêlait aussi bien la chanson, l’art théâtral, le mime et la poésie ! Ils ont triomphé sur toutes les scènes d’Europe, du Japon, d’Amérique et du Canada ! Ils ont chanté dans toutes les villes de France, ainsi qu’à l’Olympia, à Bobino, à l’ABC, à Pacra, à l’Alhambra et dans tous les cabarets de Paris ! Ils ont chanté Bécaud, Brel, Ferrat, Ferré, Louki. Sans oublier qu’ils sont les créateurs des chansons de Guy Béart Il n’y a plus d’après et de
La Guerre de Troie de Mireille et Jean Nohain (leur chanson fétiche). Et ils étaient magnifiques et grandioses lorsqu’ils chantaient Tiens v’là un marin, la chanson préférée de Maria ! Malheureusement, le trio connut une fin tragique lorsque, fin 1976, Jean-Louis Fenoglio fut assassiné par leur régisseur, qui était également son petit ami. Un temps, Maria et Raymond tentèrent de poursuivre l’aventure… sous le nom : Les Ménestrels de Paris ; mais, dégoûtés par les programmateurs qui leur demandaient de passer des auditions comme à des débutants, ils déclarèrent forfait ! De son côté, Maria continua sa carrière seule, au théâtre des Deux Ânes, dans les revues de chansonniers. Raymond devint animateur de radio ! Sans conteste, ils ont tous les trois profondément marqué l’histoire du music-hall ; ils resteront à jamais dans les mémoires des amoureux de la chanson française !

Après avoir quitté Radio Convention, j’ai fait beaucoup de petits boulots dans différentes boîtes : la Mutualité agricole, la compagnie d’assurances l’Union ou Hachette… Jamais je n’y restais très longtemps. Étant une véritable pipelette, bien souvent je perturbais le sacro-saint silence requis dans les bureaux. Et bien qu’étant intimement convaincu que mon destin se jouerait ailleurs, je mettais toujours un point d’honneur à être à la hauteur des tâches qui m’étaient confiées. Y compris dans les assurances, où je traitais les dossiers de pauvres sinistrés dont les déconvenues ont pu parfois me faire marrer. Je me souviens ainsi d’un cultivateur du Poitou qui avait réussi à se blesser en se piquant le cul avec sa fourche ! Jusqu’à ce jour, je me suis demandé comment il avait pu réussir un tel exploit ! Malgré tout, je me plaisais davantage chez Hachette où je m’occupais du livre de poche, que je classais par auteur ; cela me donnait l’occasion de voyager et de rêver en compagnie de Gide, Montherlant, Daninos ou Carco. J’ai même été contrôleur et ouvreur au cinéma l’Empire Cinérama, avenue Wagram. Les spectateurs louaient leurs places pour venir voir le film La Conquête de l’Ouest en Cinérama, procédé révolutionnaire : le film était projeté sur trois écrans géants ! Franchement c’était bluffant, et là je me trouvais dans mon univers !

Le théâtre

Au final, tous ces petits boulots me permettaient de payer, dès 1965, mes cours d’art dramatique chez René Simon. Fondateur en 1925 de l’école de théâtre qui porte son nom, il était un immense professeur dont le savoir encyclopédique et la pédagogie nous impressionnaient tous. Je garde toujours en mémoire ces soirées du lundi où Simon, seul en scène, nous régalait d’un véritable show. Passant du rire aux larmes, de la colère à l’amour, tout en nous parlant de la vie quotidienne, des gens dans le métro, du curé d’à côté (église Saint-François-Xavier), du clochard assoupi sur le banc du square, il invitait à son récit prolifique Molière, Shakespeare ou Marivaux. Doué d’un talent à nul autre pareil, il nous expliquait comment aborder des rôles aussi variés que Scapin, Cyrano, Cléante ou Harpagon !

J’avais également la chance d’avoir pour professeure une femme extraordinaire, Laurence Constant. Elle m’avait choisi pour être dans sa classe ; elle m’aimait bien. Elle me faisait souvent passer pour travailler mes scènes, et les places étaient chères, car nous étions nombreux. Je me souviens aussi d’un élève que je trouvais très beau et très talentueux qui s’appelait Gérard Berner. Je l’ai revu plus tard dans un film magnifique, Le Franciscain de Bourges.

Aux dires de René Simon qui me trouvait encore très jeune — je n’avais que 17 ans — j’avais de la classe et du style. Rapidement, il m’a donné à travailler… tous les classiques. Et les Fables de La Fontaine ! Ça, c’était en tête à tête dans son bureau, parce qu’en cours ou dans les couloirs, il était capable de nous engueuler, et de nous balancer dans un style assez foudroyant : « Tu veux faire du théâtre, toi, avec une gueule pareille ! »

L’homme pouvait être très changeant.

Le lundi soir, nous étions dans nos petits souliers : lorsqu’il braquait son projecteur sur nous qui étions dans la salle, nous savions que c’était pour désigner celui ou celle qui passerait un sale quart d’heure ! Je pense qu’alors il nous testait ! Nous nous retrouvions ensuite au café (le Villars, aujourd’hui disparu).

Parallèlement au cours Simon, j’ai navigué de figurations en silhouettes à sujétion particulière, je tenais des petits rôles. Puis sont venues les tournées, souvent laborieuses et brinquebalantes, mais c’était pour moi un grand bonheur. Et j’apprenais mon métier ! Je me souviens de l’une d’entre elles où nous jouions Le Malade imaginaire. Nous voyagions dans un car qui devait dater au moins des croisades ! Quand quelquefois le car tombait en panne (souvent), nous prenions le train, et ces jours-là, ça ne rigolait plus. Pour une matinée à Reims, le spectacle avait commencé avec vingt minutes de retard. J’entends encore le directeur de la troupe, qui jouait Argan, me dire, en pleine tirade de Monsieur Purgon : « Coupe, coupe, sinon on va rater le train ! »

C’est à cette époque que j’ai fait aussi des figurations à l’Opéra de Paris : Carmen, Faust ou la Tosca n’avaient plus de secrets pour moi !

J’avais monté une petite troupe avec des copines et copains, pour jouer une comédie que j’avais écrite moi-même ; c’est ainsi que nous avons joué Gontran, pièce de boulevard que nous avons donnée dans quelques banlieues parisiennes !

C’est à cette période que je suis allé en spectateur au théâtre des Capucines voir une pièce de François Campaux, Des enfants de cœur, avec Robert Murzeau, Simone Paris, Pauline Carton et Catherine Brieux. Cette dernière, qui fut ce que j’appellerais un de mes « Amours transversales », et mon autre professeure d’art dramatique. Plus haut que le théâtre se trouvait Le Club des Capucines. On pouvait y trouver le Bar des Artistes, ainsi qu’un cours de comédie dirigé par Catherine Brieux, où l’on pouvait apprendre entre autres à chanter, à danser, à faire de l’escrime ou des claquettes ! J’y ai beaucoup appris et je m’y suis beaucoup amusé. Parmi les élèves, on y trouvait les frères Jolivet (Pierre et Marc), Gérard Loussine, Fanny Lamorisse (la fille d’Albert Lamorisse, réalisateur de Crin-Blanc et du Ballon rouge), Pierre le Prin et Philippe Houy, qui par la suite fut mon partenaire au cabaret !

Au Bar des Artistes près des Capucines, j’ai eu la chance et même le grand bonheur de fréquenter deux monuments du cinéma français : Pauline Carton et Jean Tissier.

À la fin de sa vie, ce dernier était dans une grande misère financière. Lui qui, pourtant, avait plus de deux cents films à son actif s’est éteint dans une maison de retraite de Granville, où il avait pu bénéficier de l’aide de La roue tourne, association consacrée aux gens du spectacle en difficulté, créée en 1957 par Paul Azaïs et Janalla Jarnach. C’est ainsi que celui que dans le métier on appelait affectueusement « le nonchalant qui passe » nous a quittés le 31 mars 1973 à l’âge de 76 ans ! À cette occasion, La roue tourne a fait en sorte qu’il ait une sépulture décente. Il repose au cimetière de Saint-Ouen, aux côtés de l’actrice Mireille Balin, l’une des plus belles actrices des années 1930-1940, morte également dans le dénuement le plus complet ! Je garderai de Jean le souvenir d’un homme bon, simple, drôle et pas avare de souvenirs croustillants, que le jeune passionné de cinéma que j’étais écoutait avec gourmandise. J’ai gardé pour cet homme beaucoup de tendresse, et je ne suis pas peu fier d’avoir pu côtoyer le professeur Lalah-Poor du film de Clouzot L’assassin habite au 21. Repose en paix, cher Jean, tant de cinéphiles te remercient pour tout le bonheur que tu leur as procuré !

Quant à cette chère Pauline Carton, qui a tourné plus de deux cent cinquante films, elle était une femme qui pouvait avoir la dent dure mais qui, avec beaucoup d’humour, rappelait à qui voulait l’entendre : « Quand j’étais jeune, j’avais le visage lisse et des robes ­plissées, maintenant c’est le contraire ! » Évoquant sa décision de faire don de son corps à la faculté de médecine, elle ajoutait : « Je ne peux pas dire que je ferai un beau cadeau aux étudiants. J’ai même pensé à me faire tatouer autour du cou : Tant pis pour vous ! » Pauline était aussi très cultivée, son grand ami Sacha Guitry aimait à dire : « Elle est ma mémoire. »

Elle parlait souvent du métier de comédien, elle disait : « Quand vous ne voulez plus de nous, il y a un retraité de plus et un cabot de moins ! »

Elle résumait avec une infinie tendresse ce métier qu’elle aimait par-dessus tout : « Tant qu’il y aura une bicoque théâtrale où je serai figurante, souffleuse ou régisseur en second, je ne serai pas entièrement malheureuse !… Et tant qu’un de vous fera : “Ah ! Ah !”, d’une petite voix obligeante, après que j’aurai dit : “Madame est servie”, je serai plus comblée qu’un chien gavé de sucre qui se chauffe au soleil ! »

Mon ami l’écrivain Georges Debot, qui était très proche de Pauline, lui a consacré un très joli livre. Après le décès de Pauline le 17 juin 1974 à 89 ans, avec Georges nous continuâmes de parler très souvent d’elle et toujours avec bonheur et admiration ! D’ailleurs je conseille à tous les jeunes comédiens de lire Les Théâtres de Carton, c’est grandiose !

Je dévorais la vie à pleines dents.

Pour le jeune public, j’avais écrit une comédie musicale que nous jouions en matinée au théâtre Charles de Rochefort, devenu… théâtre Tristan Bernard.

Pour la petite histoire et sans vouloir me vanter, je fus l’un des premiers à présenter des comédies musicales pour les jeunes, bien avant que cela soit à la mode. Le théâtre et la musique ont toujours été mes passions. À cette époque, les comédies musicales, telles qu’on les connaît aujourd’hui, triomphaient à Londres ou à Broadway, mais se ramassaient à Paris. Elles n’avaient aucun succès, les Français préférant la bonne vieille opérette des familles. Moi-même, j’étais un spectateur assidu du Châtelet où du haut du paradis j’allais découvrir Le Prince de Madrid ou L’Auberge du Cheval-Blanc. Quand j’ai écrit mes premiers spectacles musicaux pour jeune public, c’était plutôt l’opérette qui m’avait inspiré. Ce n’est que plus tard, après avoir vu Hair et La Révolution française que j’ai évolué vers la comédie musicale !

Je me souviens, à ce sujet, que nous avions un admirateur à la fois célèbre et adorable. Il s’agissait du réalisateur Georges Lacombe qui avait fait tourner Jean Gabin, Michèle Morgan, et même Marlene Dietrich. Quel plaisir pour nous lorsque après les spectacles, vers 17 heures, il nous invitait au café d’à côté pour goûter ! Ses souvenirs de tournage sur Martin Roumagnac, La nuit est mon royaume, etc., étaient passionnants ! Nous n’avons jamais su si c’était la pièce qui l’intéressait autant ou l’un de ses interprètes (en tout cas, il encourageait la jeunesse et donnait des conseils précieux). Merci, monsieur !

Par la suite, nous avons donné ce spectacle à l’Élysée- Montmartre, magnifique salle polyvalente où se déroulaient des combats de catch, la pièce Oh ! Calcutta ! et notre pièce pour enfants en matinée ; mélange assez amusant et assez savoureux !

L’Élysée-Montmartre était dirigée par Roger Delaporte, célèbre catcheur qui faisait équipe avec André Bollet. Toujours, ce célèbre duo, dans leurs combats, endossait le rôle des méchants ! Alors que dans la vie Roger Delaporte était le plus gentil et le plus courtois des hommes !

Le soir venu, avec mon partenaire et ami Philippe Houy, nous faisions du cabaret, nous passions à L’Échelle de Jacob, à L’Abbé Constantin et à la Mûrisserie de bananes… À cette fameuse Mûrisserie, nous passions dans le même programme que Les Étoiles, deux chanteurs brésiliens, travestis, très talentueux. Nous partagions la même loge, je vous laisse deviner que ça n’était pas triste ; je garde de Luiz Antonio et Rolando Faria un excellent souvenir !

Nous passions également à la Talmouse, un cabaret de la montagne Sainte-Geneviève avec au programme Los Machucambos… Eh oui ! À l’époque, nous n’hésitions pas à donner dans l’exotisme !

De plus, les vendredis et samedis, nous nous produisions dans des boîtes de banlieue ou de province et c’était loin d’être une partie de plaisir. Allez faire rire avec vos sketchs à 2 heures du matin entre un jongleur hagard et une strip-teaseuse fatiguée dans un brouhaha d’enfer et devant un public qui ne pensait, lui, qu’à danser, boire et draguer. Je n’exagère pas en disant que c’était à proprement parler véritablement le parcours du combattant !

Une grande dame

Ma rencontre avec Annie Ducaux, une grande sociétaire de la Comédie-Française, m’a beaucoup marqué !

J’étais tout jeune comédien à l’époque et je travaillais des scènes avec Michel Bernay, qui était régisseur général de la compagnie Françoise Delille, une ex-pensionnaire du Français. Michel m’avait engagé comme assistant sur la pièce Délicate balance d’Edward Albee et nous faisions une tournée tout autour de Paris, en grande banlieue. Il y avait dans la distribution Annie Ducaux, Jeanne Boitel, Jean Martinelli, Pierre Jourdan (le frère de Louis) et Françoise Delille elle-même. Après chaque représentation, je rentrais en voiture avec Annie Ducaux. Elle m’impressionnait beaucoup ; je l’avais vue bien sûr au cinéma et elle me foutait un peu la trouille. Eh bien, ce fut une belle et agréable surprise. Annie fut adorable avec moi ; tout au long du trajet nous faisions la causette, comme deux camarades. Gourmand, je lui posais mille questions sur son métier et sa carrière, elle y répondait avec une infinie gentillesse, puis elle me déposait près de la tour Eiffel où elle habitait. Je continuais ma route à pied jusque chez moi à la Convention, la tête dans mes rêves, heureux d’avoir passé un long moment avec une très grande dame du théâtre français !

J’ai revu Annie Ducaux par la suite quand je suis entré, d’abord comme figurant, puis comme stagiaire, à la Comédie-Française ! La maison de Molière était le must du théâtre. Dans la troupe figuraient : Louis Seigner, Georges Chamarat, Robert Hirsch, Jacques Charon, Denise Gence, Annie Ducaux, Denise Noël, Hélène Perdrière, Georges Descrières, Jacques Toja, Catherine Samie, Geneviève Casile, Jean Piat, Micheline Boudet, Jean-Paul Roussillon, Michel Aumont, Lise Delamare… Les regarder jouer valait tous les cours d’art dramatique du monde ! Avoir eu la chance de panouiller, figurer tout simplement ou prononcer quelques répliques, en radio ou sur scène, en leur compagnie, dirigé par Pierre Dux, Maurice Escande, Raymond Rouleau ou Terry Hands, vous marque à jamais !

J’en profite pour avoir une pensée amicale et affectueuse pour mes compagnons de loge : Hugues Debiolle, Jean-Paul Queret, Marcel Philippot, Jean-Noël Baric, et mon cher Dominique Besnehard.

Mon cher Dominique Besnehard

Dominique Besnehard, je l’ai connu en 1973. C’était un petit jeune homme qui arrivait de Normandie où ses parents tenaient une épicerie à Houlgate ! Je crois qu’il était élève à la rue Blanche. Il était rentré comme figurant à la Comédie-Française, où nous nous sommes connus.

Je me souviens qu’il était assez timide, mais il avait déjà beaucoup de charisme. Moi j’étais plus âgé que lui, et à l’époque j’avais l’intention de monter un spectacle poétique. Je lui avais proposé de nous rejoindre dans cette aventure ; il avait été surpris que je vienne lui proposer cette poétique (qui d’ailleurs ne s’est jamais montée…) mais depuis ce jour-là nous avons sympathisé, et presque chaque soir nous nous retrouvions sur la scène du prestigieux Théâtre-Français. Nous y avons partagé de nombreux souvenirs et quelques fous rires, notamment dans la pièce de Montherlant, Port-Royal. Dominique en parle dans sa biographie Casino d’hiver parue chez Plon. Je me souviens également d’Athalie de Racine où nous jouions des lévites troublés, magnifiquement habillés par Carzou. Là aussi, le fou rire était souvent au rendez-vous.

Malgré cela, nous prenions nos rôles très au sérieux et nous étions conscients de notre chance d’être sur la scène de la Comédie-Française, au milieu de grands comédiens dans de grandes pièces du répertoire ! Mais il est vrai que certaines soirées étaient plus décontractées que d’autres et souvent les comédiens se lâchaient un peu.

Un soir, dans Cyrano de Bergerac, au premier acte — l’hôtel de Bourgogne — où nous étions nombreux en scène dans la mise en scène de Jacques Charon, Jean-Luc Moreau, pensionnaire, qui je crois devait jouer dans cet acte un tire-laine, était dos au public avec sur le visage un masque de Pierre Dux (l’administrateur de l’époque). Il avait une sébile dans la main, faisait la quête… Vous imaginez le tableau ? Nous étions écroulés de rire !

Un autre soir, dans Le Malade imaginaire de Molière où nous figurions les médecins qui accompagnaient Monsieur Purgon, joué ce soir-là par mon cher Georges Descrières, Jacques Charon (qui jouait Argan, le malade) devait dire, affolé : « Voilà Monsieur Purgon… Voilà Monsieur Purgon. » Mais malheureusement ce soir-là pas de Monsieur Purgon pendant deux bonnes minutes. Charon arpentait la scène de cour à jardin en débitant « Voilà Monsieur Purgon », comme un vieux disque rayé… Les médecins que nous étions trituraient leurs clystères, tout en essayant de garder leur sérieux. Croyez-moi, deux minutes ça paraît rien, mais dans ces cas-là ça semble une éternité ! Pascal, le directeur de la scène, a dû baisser le rideau… Que s’était-il passé ? Georges Descrières, au sous-sol, se regardait dans Arsène Lupin. Il avait tout simplement oublié son entrée en scène ! Après une annonce au public pour excuser ce contretemps fâcheux en disant que M. Descrières avait été victime d’un petit malaise, nous avons repris la représentation.

Tout en prenant mes cours de comédie musicale au théâtre des Capucines chez Catherine Brieux, je suis resté assez longtemps à la Comédie-Française et j’ai eu la chance de souvent jouer des rôles tenus quelquefois par des pensionnaires. Nous étions mentionnés sur l’affiche comme élèves du conservatoire ! J’ai fait également pas mal de radio le matin avec la Comédie-Française, avec quelquefois beaucoup de texte et croyez-moi, j’étais dans mes petits souliers, car se retrouver face à un micro en compagnie de Denise Gence, Michel Aumont, Claude Winter ou Robert Hirsch, ça fout un peu les jetons. Avec le recul, je me dis que j’ai eu beaucoup de chance !

Je pourrais vous raconter encore beaucoup de choses et beaucoup d’histoires sur la Comédie-Française, mais cela serait beaucoup trop long. Je vais donc clore ce chapitre. En remerciant du fond du cœur mon cher Dominique, qui m’a fait le grand plaisir et l’immense honneur d’écrire la préface de ce livre de souvenirs.

Quand je vous dis que rien n’est dû au hasard et que tout est écrit !

Au Connétable

C’est dans ces années que ma mère a acheté un restaurant café-théâtre, rue des Quatre-Fils, dans le Marais : Le Manuscrit. J’avais transformé la petite salle de théâtre à l’arrière du restaurant et l’avais baptisée : la salle Jean-Cocteau.

C’est en grande pompe que nous l’avons inaugurée. Édouard Dermit (Doudou pour les intimes), fils adoptif de Jean Cocteau, m’avait gentiment confié à cette occasion des objets ayant appartenu au poète. J’avais eu le bonheur d’aller les choisir à Milly-la-Forêt, dans sa demeure fantastique remplie de trésors. Que d’émotions j’ai ressenties ce jour-là en traversant le parc magnifique entouré d’eau, où de fières statues, tout droit sorties d’un film de Cocteau, vous accueillent ! En pénétrant dans la maison, une chaleur indescriptible m’envahit. Une sensation de bien-être et de paix m’a accompagné durant toute la visite. Le salon, le bureau, la chambre du poète : tout était resté en l’état. J’avais l’impression que Jean Cocteau allait apparaître, venir vers moi, me serrer la main et me dire : « Bienvenue, Christian. » Au premier étage, je me souviens d’une pièce : sur la porte trônait un grand tableau noir. Cocteau y avait dessiné à la craie un superbe dessin qui avait traversé le temps ! Nous étions en janvier 1980 et Jean Cocteau était mort dans cette maison le 11 octobre 1963, le même jour que sa grande amie Édith Piaf pour qui il avait écrit Le Bel Indifférent. La maison était remplie de merveilles et d’objets précieux, tableaux, statues, photos, sculptures, affiches. Quelle ne fut pas ma joie quand Édouard m’a dit : « Choisis ce que tu veux pour ton exposition. » C’est le cœur rempli d’émotions et ma besace pleine de trésors que je repartis pour Paris ! Je profite de l’écriture de ce livre pour dire un grand merci à Édouard Dermit, qui malheureusement n’est plus parmi nous. En 1995, il a rejoint de l’autre côté du miroir son cher poète, dans la chapelle Saint-Blaise-des-Simples, près de la maison où tous deux sont réunis pour l’éternité !

Le 4 février 1980, soir de l’inauguration, il y avait du beau monde : les parrains Jean Marais et Édouard Dermit — les deux grands amours de Jean Cocteau —, Blanchette Brunoy, Mila Parély, Michel Auclair, René Arrieu, Nane Germon, Jean-Roger Caussimon, Maria et Raymond (les Ménestrels), Martine de Breteuil, Marie-Hélène Arnaud, entre autres !

Cette soirée avait tant impressionné dans le quartier que, dès le lendemain, la patronne du restaurant Le Connétable, Françoise Wilcz, me demanda si je voulais bien m’occuper de la superbe cave voûtée dont elle disposait sous son restaurant afin d’y créer un cabaret !

Et voilà comment, le plus simplement du monde, je suis devenu le tout jeune directeur artistique du Connétable, de 1980 à 1983. Depuis toujours passionné par la musique et la chanson française, j’ai eu la grande joie de programmer dans ce cabaret des artistes comme Bernard Dimey, un très grand poète qui, à 25 ans, s’installe sur la butte Montmartre dont il sera un éternel amoureux. Jamais plus il ne la quittera. Il y fréquenta les bistrots, notamment le Gerpil où il rencontra des artistes qui tous deviendront ses amis : Jean-Claude Annoux, Francis Lai, Charles Aznavour, Léo Ferré. Des années plus tard, Bernard me rapporta qu’à l’époque, à l’issue d’une soirée bien arrosée, il trouva chez lui Claude Nougaro, à quatre pattes, en pleine nuit, en train de « tondre le gazon » avec une lime à ongles… La moquette du salon y survécut heureusement ! Bref, le genre de ­soirée assez fréquente chez Bernard ! Quelques-unes de ses chansons ont obtenu un grand succès et sont restées dans les mémoires. Mon truc en plumes, le grand succès de Zizi Jeanmaire, Mémère pour l’immense Michel Simon, et Syracuse dont Henri Salvador racontait ainsi la naissance : « Bernard Dimey avait débarqué un soir. Il a vidé mon frigidaire, était saoul comme une grive puis il m’a dit : “On va faire la plus jolie chanson du monde, avec les plus belles paroles du monde.” Je me suis mis alors au piano. De son côté, il avait fini les paroles avant que j’eus fini la musique ! » En outre, Bernard a écrit des chansons pour les Frères Jacques, Mouloudji, Juliette Gréco, Jean Sablon et même Charles Aznavour ! Pourtant, son passage au Connétable a été un peu difficile. Le public n’était pas au rendez-vous et inévitablement cela se répercutait sur l’humeur de Bernard, que j’arrivais, soir après soir, à calmer à coups de jaja pris sur le zinc du bar ! Malgré tout, son passage demeure pour moi un excellent souvenir où se mêlent la joie et la fierté d’avoir connu et côtoyé cet immense poète !

Sous ma direction, j’ai présenté dans la cave voûtée et historique du Connétable des humoristes, des poètes, des auteurs-compositeurs, des interprètes, des groupes de jazz et même une pièce de théâtre, Le Grand Écart, de Jean Cocteau, avec Martine de Breteuil, une charmante comédienne qui avait fait ses débuts comme danseuse nue dans des revues libertines, sous le nom de Moussia. Elle épousa ensuite François Le Tonnelier de Breteuil (1892-1972), fils du marquis de Breteuil, et s’orienta vers le théâtre. Elle dirigea le théâtre de la Potinière de 1948 à 1958 et créa la compagnie des Comédiens de l’Orangerie !

Au Connétable, dans la même soirée, je programmais plusieurs spectacles : à 20 heures, Le Grand...

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