Acte I
scène première
La Reine, La Princesse, Argire
LA REINE
Allez, ma sœur, allez, laissez-moi ma tristesse,
En vain à l’adoucir votre amitié s’empresse.
À de si tendres soins je sais ce que je dois ;
Mais il n’est que des pleurs et des malheurs pour moi.
LA PRINCESSE
Madame, vous voyez le bonheur de vos armes, [5]
La victoire pour vous peut-elle être sans charmes ?
Celle que maintenant on vient de remporter
Ne peut-elle du moins un moment vous flatter ?
Ces chants qui dans ce jour font retentir l’Épire,
Condamnent les chagrins dont votre âme soupire. [10]
Qui pourrait plus que vous voir ses vœux satisfaits ?
LA REINE
Il est vrai : mais le sort par ses tristes bienfaits
Hâte l’instant fatal au reste de ma vie,
Où sous de dures lois je dois être asservie.
Attale qui revient en superbe vainqueur, [15]
Va presser un hymen où s’oppose mon cœur ;
J’y souscris cependant, et mon sceptre demande
Que le bras d’un époux l’appuie et le défende.
Les fiers Ætoliens à ma perte animés,
Tiennent depuis longtemps tous nos Peuples armés ; [20]
Il faut leur opposer une puissance égale :
Mon père m’ordonna le triste hymen d’Attale.
Prince de Péonie, allié des Romains,
Il crut qu’il maintiendrait le sceptre dans mes mains :
Et si je n’obéis, moi-même je m’attire [25]
Des ennemis nouveaux qui menacent l’Épire.
Je m’immole, et mon cœur peut-il ne sentir pas
Ses malheurs attachés au bien de mes États ?
LA PRINCESSE
Si l’ordre souverain du feu Roi notre père,
Si des raisons d’État, la contrainte sévère, [30]
Ne vous permettent pas de prendre un autre époux,
Madame, ce devoir va devenir plus doux.
Maintenant que ce Prince est couvert de la gloire
Que sur l’Ætolien lui donne la victoire,
Daignez envisager que de si grands exploits [35]
Auraient pu mériter l’honneur de votre choix.
LA REINE
Hé bien ! S’il a rendu son nom si redoutable,
Je le verrai plus fier, et non pas plus aimable,
Me demander ma main avec plus de hauteur,
Sans avoir mieux trouvé le chemin de mon cœur. [40]
Cette férocité qui règne en son courage,
Son génie inquiet et toujours plein d’ombrage,
Révoltent contre lui ce cœur infortuné,
Qu’à vivre sous ses lois le Ciel a condamné.
Et n’avez-vous pas vu quel penchant le domine ? [45]
Le Prince de Sicile à qui je vous destine,
Déjà par mille exploits redoutable et fameux,
Prêtait trop de secours à nos destins heureux.
Attale, que blessait sa haute renommée,
N’a pu voir plus longtemps ce rival dans l’Armée ; [50]
Et pour lui dérober des triomphes certains,
Il nous l’a renvoyé sous des prétextes vains.
Quel indigne motif ! Quelle extrême injustice !
Et qu’avec lui l’hymen doit m’être un dur supplice !
LA PRINCESSE
Madame, que je sens ce que vous endurez ! [55]
Que je plains vos malheurs !
LA REINE
Ah ! vous les ignorez.
Votre cœur jusqu’ici n’a que l’expérience
D’un amour mutuel heureux dès sa naissance,
Que rien n’a traversé, qui ne peut à vos vœux
Offrir qu’un avenir encore plus heureux. [60]
D’un bonheur si charmant remplie et possédée,
Comment de mes malheurs prendriez-vous l’idée ?
LA PRINCESSE
Un des plus forts liens qui m’attachent à vous,
C’est ce même bonheur si tranquille et si doux.
Je tiens de vous, Madame, il m’en souvient sans cesse, [65]
Le Prince de Sicile et toute sa tendresse.
Gelon encor guerrier et sans attachement,
Est par votre heureux choix devenu mon amant.
Vos ordres de son cœur m’envoyèrent l’hommage ;
L’amour bientôt, l’amour acheva votre ouvrage, [70]
Il serra ces doux nœuds commencés par vos soins.
Mais, Madame, mon cœur ne vous en doit pas moins ;
Et ma tendre amitié pour vous se fortifie,
Plus cet amour répand de charmes sur ma vie.
LA REINE
Goûtez, ma sœur, goûtez ces charmes innocents, [75]
Et n’éprouvez jamais les ennuis que je sens ;
Un si triste entretien vous contraint et vous gêne ;
Laissez-moi me livrer au chagrin qui m’entraîne :
Cette mélancolie a trop peu de rapport
Aux charmantes douceurs qui comblent votre sort. [80]
Allez, délivrez-vous…
LA PRINCESSE
Madame, quelle injure…
LA REINE
Non, de votre amitié, ma sœur, je suis trop sûre ;
Mais je sens malgré moi redoubler mes ennuis,
Il faut de la retraite en l’état où je suis.
scène II
La Reine, Argire
ARGIRE
Quoi ! D’une sœur aimée avec tant de tendresse, [85]
Madame, en ce moment la présence vous blesse ?
LA REINE
Te l’avouerai-je, hélas ! mais que puis-je cacher,
Quand je vois mes malheurs de leur comble approcher ?
Apprends donc à quels maux je vais être livrée.
Tu sais quelle amitié m’unit avec Nérée ; [90]
Mais, Dieux ! bientôt Gelon épouse cette sœur,
Et Gelon en secret est maître de mon cœur,
Par le dernier traité d’Alexandre mon père,
Le triste hymen d’Attale est pour moi nécessaire,
Il faut exécuter ses ordres absolus, [95]
Mille raisons d’État m’en pressent encor plus.
Ma Couronne est tremblante, et mon Peuple est rebelle.
Déjà trop fatigué d’une guerre cruelle,
Si j’attire sur lui de nouveaux ennemis,
Des rebelles sujets se croiront tout permis. [100]
Par l’intérêt d’un Trône où je suis enchaînée
Il faut que je subisse un cruel hyménée ;
Mais mon cœur se révolte, et sans cesse combat,
Et les ordres d’un père, et la raison d’État.
Hélas, Argire, hélas, que nous serions heureuses [105]
S’il fallait que toujours ces flammes dangereuses,
Pour naître dans nos cœurs, attendissent du moins
D’un amant empressé les ardeurs et les soins !
Mais souvent un penchant qui domine en notre âme,
Prévient ce qui devrait allumer notre flamme, [110]
S’entretient de soi-même, et nous engage plus
Que les plus tendres soins qu’on nous aurait rendus.
Tel est l’amour forcé qui vers Gelon m’entraîne :
Rien ne flatta jamais cette secrète peine ;
Je le voyais pourtant n’engager point sa foi, [115]
Ses hommages encor pouvaient tourner vers moi.
Mon âme, malgré moi, d’une manière avide
Saisissait un espoir si faux, si peu solide ;
Et d’une vaine erreur le charme éblouissant
Formait à mes devoirs un obstacle puissant. [120]
Pour m’ôter cette erreur trop chère à ma faiblesse,
Je pris soin d’engager Gelon à la Princesse.
Combien m’en coûta-t-il ! À quels combats livré,
Combien mon triste cœur se vit-il déchiré !
Quels efforts ! Je croyais à moi-même sévère, [125]
Que l’on guérit l’amour quand on le désespère,
Mes soins pour l’engager eurent trop de succès,
Ma rivale en jouit. Hélas à quel excès
Est allé cet amour qui me doit sa naissance !
Il n’en fallait pas tant pour m’ôter l’espérance. [130]
Inutile secours pour ma faible raison,
Je croyais de leurs feux tirer ma guérison,
Et de chagrins jaloux je me trouve saisie !
Quel remède à l’amour ! Ciel ! que la jalousie…
ARGIRE
Peut-être viendra-t-il enfin à vous guérir ; [135]
Quand l’amour de Gelon aura su vous aigrir.
Mais, Madame, c’est lui que vous voyez paraître.
scène III
Gelon, La Reine, Argire
GELON
Vous savez quel amour vos ordres ont fait naître,
Madame ; et ces beaux feux par vous autorisés,
Dans leur empressement pourront être excusés. [140]
Mes vœux à la Princesse ont su ne pas déplaire,
Faut-il que sans obstacle un hymen se diffère ?
Faut-il que mon bonheur ?…
LA REINE
Il n’est pas incertain,
Prince, Attale revient, et je lui dois ma main.
J’ai dessein qu’en ces lieux une même journée [145]
Brille avec plus d’éclat par un double hyménée ;
Et pour le peu de temps qu’il faudra différer,
Sans doute votre amour n’en doit pas murmurer.
GELON
Madame, souffrez donc qu’ici je vous expose
De mes empressements une secrète cause. [150]
S’il faut du Prince Attale attendre le retour,
Je crains de le trouver contraire à mon amour !
Il va s’asseoir au Trône où le Ciel vous fit naître ;
Et par les sentiments qu’il m’a trop fait paraître,
Je ne me flatte pas que prêt à se voir Roi, [155]
Sa plus tendre amitié doive tomber sur moi.
Aux vœux que j’ai formés s’il entreprend de nuire,
Par combien de détours pourra-t-il se conduire !
Que de moyens secrets saura-t-il pratiquer !
Ah, Ciel ! si mon bonheur venait à me manquer, [160]
Quel repentir suivrait la faute inexcusable,
D’avoir si mal usé d’un temps si favorable.
LA REINE
Prince, vous comptez donc qu’Attale revenu,
Je cesse de jouir du rang que j’ai tenu,
Qu’il ne me reste plus ni crédit ni puissance ? [165]
GELON
Madame, d’un amant souffrez la défiance,
Il s’alarme sans peine ; et plus un bien est doux,
Plus il nous semble prêt à s’échapper de nous.
Entrez dans ma faiblesse, approuvez-la de grâce ;
Mon amour croit toujours qu’Attale le menace ; [170]
Mais n’eussé-je pas lieu de craindre...