Acte 1
PREMIER JOUR, en début d'après-midi.
Myla, immobile, monte la garde devant la porte. Niobé fait son entrée par les escaliers. Elle marque un temps de contrariété très fugitif en apercevant Myla. Mine de rien, cependant, elle s'installe sur le banc. Myla l'interpelle.
MYLA Vous pouvez pas rester là.
NIOBé C'est le seul banc à l'ombre.
MYLA Possible, mais vous pouvez pas rester là.
NIOBé Les autres sont tous au soleil…
MYLA Vous êtes dans un périmètre interdit !
NIOBé Ah ? Je ne savais pas ! Excusez-moi.
MYLA Allez ailleurs ! Trouvez-vous un autre banc.
NIOBé Mais, je vous ai dit que les autres sont tous au soleil.
MYLA Dans toute la ville ?
NIOBé Ecoutez, j'habite un rez-de-chaussée dans le bas quartier. Il n'y a jamais d'air. On y étouffe. Je suis bien obligée de monter pour avoir un peu de fraîcheur.
MYLA Vous pouvez pas rester là ! Dégagez !
NIOBé Je suis enceinte, vous savez.
MYLA Ouais, j'ai vu ! Déguerpissez !
NIOBé Vous avez des enfants ?
MYLA Allez, déguerpissez ! M'obligez pas à…
NIOBé C'est parce que vous n'en avez pas voulu ?
MYLA Quoi ?
NIOBé Des enfants ! Vous n'en voulez pas ?
MYLA Pfffffff ! Allez, tirez-vous !
NIOBé Moi, c'est mon premier ! J'espère que ce sera un garçon ! Pour le premier, on espère toujours que ce sera un garçon, non ?
MYLA Je sais pas ! Allez, du vent !
NIOBé Ma sœur, en premier, elle a eu un garçon. Elle dit partout et tout le temps que c'est ce qu'il y a de mieux. Alors, quand ma cousine a eu une fille, elle en a pleuré ! Pas ma sœur évidemment, ma cousine. Parce que ma sœur s'est pavanée devant elle avec son garçon. Alors, moi, je préfère un garçon, comme ça ma sœur me laissera tranquille ! Enfin j'espère, vu qu'elle a un sacré caractère, ma sœur ! Vous avez une sœur ?
MYLA Des frères.
NIOBé C'est sûrement beaucoup mieux qu'une sœur ! C'est votre maman qui a dû être contente, surtout si ce sont des fils aînés ! Vous êtes la dernière ?
Elle sort un ouvrage de tricot de son panier.
MYLA Qu'est-ce que vous faites ?
NIOBé Une brassière.
MYLA C'est pas ce que je vous demande ! Je vous demande ce que vous faites à vous installer, alors que je vous ai dit de vous en aller !
NIOBé Je vais partir, ne vous inquiétez pas, dès que le soleil aura atteint le banc. - Elle regarde le ciel - C'est l'affaire d'une petite heure, peut-être un peu plus ! D'ici là, je ne vous dérangerai pas. Je vais juste tricoter et comme je ne suis pas très douée et qu'il faut que je compte mes points, je ne vous embêterai pas.
Elle commence à compter ses points avec son pouce.
MYLA Vous êtes têtue, vous !
NIOBé C'est aussi ce que dit ma sœur ! Mais une petite heure, c'est vite passé.
MYLA Je vais me faire engueuler moi, si quelqu'un sort ! La consigne…
NIOBé Si quelqu'un sort, la porte grincera et je serai partie avant que votre quelqu'un pointe son nez ! C'est promis ! Ne vous en faites pas !
MYLA Avec un soupir - Ouais.
Myla réajuste sa position, tandis que Niobé continue de compter ses points.
NIOBé Oh non ! Je me suis trompée ! Il va falloir défaire ! C'est le métier qui rentre, pas vrai ? Vous savez tricoter, vous ?
MYLA Non !
NIOBé Moi c'est pour mon bébé que j’apprends. C'est fou ce qu'il y a de choses à connaître quand on attend un enfant. On ne peut plus faire les choses n'importe comment, comme avant. Non… ce n'est pas que je faisais les choses n'importe comment, avant… ce n'est pas ça… mais je me sens nettement plus mûre et responsable de ce que je fais depuis que je suis enceinte. Qu'est-ce que vous en pensez ?
MYLA Rien.
NIOBé Vous n'avez pas d'avis ?
MYLA Non.
NIOBé C'est peut-être parce que vous n'êtes pas encore passée par là ! Vous verrez !
MYLA ça m'étonnerait !
NIOBé Vous ne voulez pas avoir d'enfant ? … Pourquoi ?… C'est vrai que ça ne me regarde pas. Mais pourtant, il me semble que toutes les femmes…
MYLA Non ! Pas toutes !
NIOBé C'est vrai aussi qu'avec le boulot que vous faites, ça pourrait vous compliquer la vie !
MYLA Voilà !
NIOBé N'empêche ! N'empêche que ça n'empêche pas de tomber enceinte ! Ou alors vous prenez la pilule ? Oui, bien sûr ! Avec tous ces hommes autour de vous, c'est certainement une très sage précaution. Moi, je n'ai jamais voulu la prendre parce qu'on dit que ça peut nuire au bébé, après, quand on en attend un. Alors, j’ai raison ? Vous prenez la pilule ?
MYLA Pfff !
NIOBé Au fait, vous vous appelez comment ? Moi, c'est Niobé !
MYLA Jamais entendu un foutu nom pareil.
NIOBé C'est mon père qui me l'a choisi. Il m'a souvent raconté qu'il avait mis longtemps à se décider parce qu'il pensait que le prénom c'est la personne. Il ne voulait pas que je devienne n'importe qui. Il n'avait rien trouvé dans le calendrier qui lui semblait pouvoir me convenir.
MYLA Et il vous a fabriqué celui-là ?
NIOBé Ah mais non ! Il existait avant moi : Niobé était une reine de Thèbes, la capitale de la Béotie, en Grèce. Dans l'Antiquité. Il paraît que cette reine aurait eu quatorze enfants !
MYLA Joli programme !
NIOBé Oui, n'est-ce pas ?
MYLA Je suppose que votre père vous souhaite des quintuplés ? Pour aller plus vite !
NIOBé Plaisantez si vous voulez, vous ne serez pas la première, mais moi, j'aime beaucoup mon prénom ! Et je lui suis infiniment reconnaissante de me l'avoir donné.
MYLA On peut voir ça comme ça !
NIOBé Et vous, c'est comment votre prénom ?
MYLA Myla.
NIOBé Avec un i grec ?
MYLA Oui.
NIOBé C'est joli aussi. ça vous va bien ! Il y a du sauvage là-dedans. Vous êtes un peu sauvage, non ?
MYLA Mais qu'est-ce que ça peut vous faire ! En quoi ça vous regarde qui je suis ?
NIOBé J'aime bien savoir, c'est tout. Quand j'étais petite, en pension, j'ai connu une fille qui s'appelait aussi Myla. C'était un sacré personnage. La rebelle type dans toute sa splendeur ! Elle m'impressionnait beaucoup !
MYLA Ironique C'est passionnant !
NIOBé Oui. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi libre et vivant qu'elle. J'ai fréquenté pourtant pas mal d'écoles. Tiens, je vais sûrement vous étonner, mais j'ai même passé deux ans dans ces bâtiments dont vous gardez la porte ! Il y a quelques années, bien sûr, quand c'était encore bêtement un collège !
MYLA Les temps changent !
NIOBé Autrefois, bien avant que ce soit un pensionnat de filles, c'était un monastère. Il y a eu ici jusqu'à deux cents moniales ! Vous le saviez ?
MYLA Non.
NIOBé Il en restait comme une atmosphère, de ce temps-là. Et quand nous étions rangées avant d'aller en cours, ça arrivait souvent qu'une grande entonne un chant grégorien. à tous les coups, elle se faisait punir. Mais quelques jours après, une autre reprenait le chant. Moi, je trouvais ça très courageux et très beau ! J'attendais d'être assez grande pour le faire aussi. Mais je suis partie d'ici avant d'avoir osé ! Les punitions étaient vraiment trop sévères. Parce que, quand on y réfléchit des chants grégoriens ça n'avait rien de révolutionnaire ! Elle soupire Enfin ! Certainement personne ne chante plus maintenant sous ces voûtes. C'est dommage, c'était si beau ! - Elle soupire encore et regarde autour d'elle - J'ai toujours beaucoup aimé cette petite place, elle est tellement paisible ! On a une vue si merveilleuse d'ici ! Quoique avec la pollution et la chaleur, on ne voie plus aussi loin qu'autrefois. Ça aussi, c'est dommage ! Vous étiez déjà montée jusqu'à ce belvédère, avant ? Enfin, je veux dire avant de… Vous voyez ?
Elle désigne le pistolet mitrailleur du menton.
MYLA Non, je suis pas d'ici.
NIOBé Dans le temps, on voyait la mer par une petite trouée, là, entre ces deux montagnes… Oh ! Il fallait le savoir, mais une fois qu'on l'avait repérée, on ne s'en lassait pas ! On se croyait en vacances rien qu'avec ce petit bout de bleu coincé dans la verdure. L'imagination, c'est quelque chose, hein ? Surtout celle des adolescentes ! On s'échappait en douce pendant les interclasses pour venir fumer ici. On dominait la ville et on croyait dominer le monde !...