Les flèches perdues

En 1956, un jeune appelé est envoyé faire son service militaire en Algérie. C’est une époque de troubles, voilà une guerre qui ne veut pas encore dire son nom. Isolé dans un pays qu’il ne connaît pas, il entretient une correspondance avec la sœur d’un de ses camarades. Au fil des lettres, la relation se crée et quelques jours après sa libération, il l’épouse. Quelques mois plus tard naît un premier enfant.

Bien des années plus tard, l’enfant qui a grandi tente de retrouver le souvenir de sa mère, dont la mort le replonge dans la correspondance de ses parents. Année 2012 : commémoration de la signature des accords d’Evian le 18 mars 1962 et de la déclaration de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962.

Liste des personnages (9)

Paul : vingt ans et puis environ soixante ans.Homme • Age indifferent
Jacques : Camarade de régiment de Paul, environ vingt ansHomme • Age indifferent
Huguette : Mère de Paul, la cinquantaine.Femme • Adulte
René : Père de Paul, la cinquantaine.Homme • Age indifferent
Claire : Sœur de Jacques et marraine de guerre de PaulFemme • Jeune adulte
Le commandant de la patrouille.Homme • Adulte
Des soldats.Homme • Adulte
Rémi : Fils aîné de Paul et Claire, dix ans, puis quarante ans.Homme • Age indifferent
Henri : Frère de Rémi, fils de Paul et Claire.Homme • Age indifferent

 

 

Rémi, environ quarante ans, assis sur un lit, dans une chambre, autour de lui des tonnes de lettres qu’il lit, repose et tente de reclasser du mieux qu’il peut. Il porte sur la tête un chapeau de brousse.

 

Rémi.

 

Rémi : M.A.T 49 ; pose de barbelés ; FM 24-29 ; marquage sur les mechtas ; relève ; repérage B 47 ; tours de guet ; G.M.C ; artillerie anti-aérienne : le R.A.A ; chapeau de brousse ; R.A.S ; sur Half-track, lecture des nouvelles de France ; boîtes de ration ; casse-croûtes ; short en été ; canettes de bière ; mauser 98 K ; téléphone de campagne type E.E.8. Débarquement : vingt-six mille appelés sur le sol algérien ; une marraine de guerre ; cent quarante-huit lettres. (Un temps). Waouh, je tombe le nez dessus, cette manie de mettre tout dans des boîtes à chaussures. Ensemble, depuis plus de quarante ans, serrées les unes contre les autres, ce n’est pas le nez que j’y fourre mais toute la tête. Dans mon dos, il y a perpette que l’histoire a commencé. Une histoire avec un début, un milieu et une fin. Alors voilà, au début était mon père…

Noir.

 

2.

Le départ. La gare routière à Marseille.

Paul, Huguette, René.

Paul : Je suis leur fils. Je fais mon sac avec une liste à respecter. Je suis fin prêt sauf que mes jambes ne me portent plus. Je n’ai jamais aimé partir loin de chez eux, peut-être cette vague appréhension de l’abandon… déjà tout petit, lorsque mon père arpentait d’autres villes, il y avait quelque chose de l’inconnu qui nous laissait, ma mère et moi, un peu pantois. Mon père partait faire le préparateur en pharmacie. Et bien plus tard, ce fut à mon tour d’aller faire le surveillant dans un bahut à dix kilomètres. Il fallait bien gagner sa croûte. (Un temps). Insensé, répétait ma mère…

 

René : Si tu crois qu’avec des mots pareils, tu encourages le petit !

Paul : Encourage, encourage, bafouillait ma mère ! Partir loin d’elle. Partir ! Insensé. Huguette et René sont mes deux parents et chacun dans son coin se demandait ce qui allait advenir de moi. (Un temps). Mon père, cela le replongea dans ses histoires de gamin. Il pensa au temps où il avait caché ce juif dans la grange au foin de ses oncles. Lui et ses cousins ont eu la police sur le dos pendant toute la dernière guerre. Aujourd’hui, il coule des jours heureux et mon père a dit et répété qu’ils ont rendu service à la science. On ne fabrique pas de physiciens tous les jours. On en n’a sauvé qu’un mais cela valait pour des dizaines, ils auraient pu venir nous les échauffer tous les jours! (Un temps).Mon père ne s’est jamais approché trop près des képis. (Un temps). La feuille de route m’a donné mal au ventre, un poing sur le côté et la nausée par-dessus le marché. Huguette, René et moi, on n’a jamais été séparé très longtemps. Vingt-quatre mois, ça fait un bail. (Un long temps). Une trace de peur, une trace s’est immiscée et a rejoint le pas. De ce côté-là de la méditerranée, le monde avait chaviré. Insensé, répétait ma mère. Personne n’a bougé. Campé dans mes souliers, il a fallu que je ferme la porte. Ma mère ravalait ses sanglots, petits cris étouffés comme un chiot qui aurait perdu sa maman. (Un temps). Tu crois que je pars faire la guerre, mam’ ? Mais j’ai baissé d’un ton. Mon père avait caché son juif pendant la guerre, il savait ce qu’il perdait si je m’en allais, et moi, j’avais encore tellement à apprendre de lui… perdu dans mes pensées, je réalisai soudain qu’il était en train de me parler…

René : Petit, t’inquiète donc pas, les voyages ça forme la jeunesse…

Huguette : Tu lui dis quoi au petit, René ?

Paul : À pointer le doigt devant nous, Huguette, René et moi, on y était presque, sauf que de nous trois personne ne savait. (Un temps). Ma mère n’a jamais juré contre qui que ce soit. Tu vas rater le car, m’a-t-elle crié le matin ! Elle l’a dit comme si je pouvais encore me vautrer dans ses bras, comme le chiot fait avec sa mère, là, elle était redevenue celle qui m’enlaçait, me cajolait. De ces mots doux, on reconnaît sa mère. J’ai quitté la cité des lumières, le cœur gros. La cité des lumières, c’est quatre bâtiments et un bois immense où enfant j’y construisais des cabanes, jouais au monsieur et à la dame avec les gamines de mon âge. On tirait au lance-pierres sur les feuilles des platanes géants, on sentait à plein nez les roses sauvages… un bois dans un coin perdu de Marseille en plein dixième arrondissement. Souvent nos mères s’inquiétaient et venaient nous cueillir à travers les fourrés. Une patte cassée, c’était si vite arrivé. Nous, on se couchait sur les filles qui riaient à gorge déployée. Il arrivait même qu’on leur mette la main sur la bouche pour ne pas se faire repérer.

Huguette : La résidence lumière, pas la cité, on ne vit pas dans une cité, Paul, je te l’ai dit cent fois mais tu n’écoutes pas ta mère ! À quoi sert de faire l’éducation de ses enfants s’ils n’écoutent pas. C’est la même chose avec malgré que. Laisse malgré que à ceux qui parlent mal, nous, on parle bien, Paul !

Paul : … me répétait ma mère. Ça a duré longtemps la guerre des expressions jusqu’à : Tu te nègues, tu te nègues, la vague, la vague… Pas se néguer, se noyer, disait ma mère. Néguer, c’est du marseillais. (Un temps. Plus bas).  Attention, tu te nègues, tu te nègues, la vague, la vague ! Ce jour où j’ai vu aux Goudes sur des rochers une femme toute estramassée. J’ai su plus tard que c’était un homme qui lui avait collé deux balles en pleine tête parce qu’elle l’empêchait de vivre avec sa maîtresse. (Un temps). Une trace de sang sur les rochers, et nous plongions entre deux macchabées ou deux interdits de séjour. Non loin, il y avait la baie des singes, toujours la marque du mistral et des familles qui maugréaient en mangeant leurs sandwichs sur un coin de rocher en retenant leurs serviettes de plage.

Huguette : Tu l’as ta feuille de route ? Vérifie avant de partir, elle va te manquer ! Même à ton âge, il faut encore être derrière toi, Paul ?

Paul : Je crois qu’elle a tout fait pour que j’en finisse avec ce sac. (Un temps). Je n’imaginais pas mon père savoir y faire. Juste un pas en arrière, pas grand-chose et se dire que cela allait passer et qu’avec toute la peine du monde, il ne pouvait lutter contre la politique du moment. Enfin toutes ces choses qui n’étaient pas faciles à mettre en ordre dans sa tête. La politique, celle-là, s’il pouvait lui tordre le cou !

René : À quoi ça a servi de sauver les juifs pour que des années plus tard, on vienne chez nous, nous prendre nos fils ?

Huguette : Ça personne ne le sait René ! C’est entre toi et toi ! Ce n’est pas la guerre.

René : Mon petit part et ce n’est pas la guerre ! La guerre, ils l’ont mise entre eux et moi! Je n’irai plus voter.

Paul : Je le vois secouer la tête à la manière de celui qui tente d’effacer un mauvais rêve. S’il pouvait, il y serait allé, lui, sans rechigner.

René : Trop vieux ! Tu parles, vieux, c’est les artères qui le disent, pas l’âge.

Huguette : Que dis-tu René ? Il manquerait plus que tu t’en ailles et moi je reste seule à me faire du mouron pour trois ?

René : Tu ne me suis pas, Huguette, j’ai dit à la place du petit.

Huguette : Tu dis, René ?

René : Si la mer est mauvaise… aujourd’hui c’est mistral… si la mer est mauvaise, la mer ne se trompe pas, elle ne crie pas, elle remue d’abord et secoue ensuite puis prend aux tripes et là, il faudra t’allonger, petit. Même si tu as l’air d’un demeuré, allonge-toi, les autres feront de même, tu verras. Et dire que moi, j’ai le pied marin…

Huguette : Il y aura sûrement des temps morts, pense un peu à tes parents morts d’inquiétude !...

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