Héméra ou Respire

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Dans un couloir d’hôpital, une mère attend, une nuit durant. Elle espère, désespère, espère de nouveau que son enfant née quelques heures auparavant parviendra à respirer seule. Derrière la vitre qui les sépare, la mère parle à sa fille, pour tenter comme elle peut de l’attirer vers le monde des vivants. Une nuit durant, dans un couloir d’hôpital, une mère attend et vacille entre la rage et la supplique, en animal doutant de ses forces.

I

Le début de la nuit. Héméra, dans un couloir d’hôpital faiblement éclairé, regardant à travers une vitre courant à mi-hauteur.

Te voilà là.

Cette année.

Il a fallu que tu arrives maintenant.

Respire.

Ce n’est pas idiot, tu me diras, il y a eu pire. Il y a cinquante ans, ce n’était pas la joie. Et je ne te parle même pas d’avant, mon petit chat.

Avant si tu savais ce qu’ils ont fait. Si tu savais mon grelot, ce qu’ils faisaient.

Ils me font rire avec Athènes. Les filles dans des paniers, déposées sur le sol avant l’ouverture du marché. Des renards ou des chiens reniflaient la chair neuve. Trois bouchées, c’était fini. C’était il y a longtemps, mais moins longtemps qu’on croit.

Repose-toi mon pigeon, prends le temps qu’il faut.

Si tu savais après, tout était interdit, apprendre il ne fallait pas en parler, même pas en rêver mon écureuil. Lire en cachette, faire semblant de ne rien savoir, vider ses yeux des phrases et des images. Un regard de génisse, comme ça.

Je te montrerai des tableaux, tu verras. Des femmes qui filent la laine à la chandelle avec ce regard-là. Des femmes au milieu d’un champ, des femmes au coin de l’âtre, à la fenêtre, au salon, alanguies, laborieuses. Des femmes dans des rues et dans des chambres. Je te montrerai leurs yeux. Leurs yeux qui font mine de ne rien comprendre.

 

Vous exagérez. Tu verras, les mots, le langage, c’est infini. Il y a un mot pour tout et souvent plusieurs qui se battent pour dire la même chose.

Moi, ce que j’ai entendu le plus souvent ce n’est pas bonjour, ni merci, ni je t’aime, c’est vous exagérez.

Vous exagérez les choses s’arrangent.

Vous exagérez ça ne va pas si mal.

Vous exagérez on progresse.

Vous exagérez, Madame.

Celui-là, qui donne du Madame, je le connais par cœur.

Je ne sais pas pourquoi je te parle de ça, mon renardeau.

 

Moi, tu sais, je voulais être un garçon, j’avais en tête un qui sait se défendre des coups,

des coups bas et des coups qu’on voit venir au loin,

je voulais mes poings d’acier,

des lames dans les poches,

des lames affûtées,

n’hésitant pas,

je voulais mon corps comme un rocher contre les vagues,

les vagues qui n’arrêtaient pas.

Je voulais être le garçon qui n’était pas là, je voulais à sa place me mettre en travers de la route, protéger le corps petit

et mince

et gracile

qui allait encore s’en prendre une, ou dix, ou quinze, on ne sait jamais.

Je voulais être la loi le marteau la prison.

Je voulais être mon propre rempart.

Je croyais qu’être un garçon, c’était obligatoire pour ça.

Ne me regarde pas comme ça, mon castor. Tu n’étais pas encore là.

Je ne savais pas que l’acier, c’est maintenant, que c’est maintenant le combat et mes dents fichées dans ce qui menace.

Je ne savais pas que cette nuit, je deviendrai

la pierre

le rocher

la montagne.

 

Dors, mon chapiteau.

 

J’ai vu la guerre, tu sais.

Pas en vrai mais d’assez près quand même, mon père qui courait enfant dans les collines,

qui courait entre les herbes sèches,

qui se recroquevillait sur le sol et attendait,

qui se cachait derrière un arbre et attendait,

qui s’accroupissait derrière un puits et attendait.

Le camion l’a rattrapé, embarqué de force,

de sale corvée.

Il y avait du travail pour les adolescents.

Bien après, il est mort ici. J’étais un bébé à peine plus grand que toi, du coup je ne sais pas si j’ai le droit de dire que je l’ai connu. Il est là quand même, j’ai hérité de ses sourcils. De ses sourcils et de ses poils. Cette histoire m’a ruinée en crèmes dépilatoires et en rasoirs. Je l’ai finalement eue au laser, l’Algérie.

Rien ne repousse, c’est magique.

Je voyage incognito maintenant.

J’ai vu mon frère aussi, mon frère élevé là-bas, il est devenu ninja, un qui égorgeait de la mère de maquisard – pas les gentils, hein, les autres – de ses propres mains – drogué jusqu’à l’os quand même, il ne faut pas exagérer. Quitte à regarder le sang gicler d’une carotide qu’on a soi-même tranchée, si on a le bon produit pour y déceler

des arabesques,

de l’harmonie,

on aurait tort de s’en priver.

Mon frère, tu verras, on ne croirait pas que dans ses nuits il y a ça, ses mains

qui torturent

qui tuent

qui broient.

Je t’apprendrai à ne plus remarquer son fauteuil. Je t’apprendrai à prononcer paraplégique. Tu poseras toutes les questions que tu veux. Compte sur moi. Tu pourras laisser croire à tes amis que c’est un accident

de parapente,

de deltaplane,

tu pourras raconter n’importe quoi. Tu feras comme tu l’entends.

Enfin, la guerre est là,...

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