I
Marin d’eau douce
Aube.
Un homme en costume cravate avec une mallette marche le long de la mer.
L’idéal c’est d’être seul dans la mer. On fait partie de quelque chose. Moi j’appelle ça l’innocence du monde. C’est un peu comme si on était au moment de la création du monde. J’ai l’impression que je suis dans cette innocence, dans cet espèce de paradis. Parce que quand on est au bord de la mer, je trouve qu’on oublie un peu tout, on est complètement déconnecté du reste. Je sais pas si c’est le bruit des vagues… On a l’impression que le monde se présente à nous comme il pouvait peut être, on imagine (parce qu’il était pas comme ça évidemment) qu’il aurait pu être au début de… avant l’arrivée de l’homme. Pour moi, il serait plus innocent, moins perturbé moins bouleversé, moins sali.
René : Tu sais, je suis ici tous les jours.
Je marche le long de la mer
je te parle, je te parle face à elle,
et tu me traverses, tu me frappes à chaque vague
qui se brise.
Peut-être que tu es aussi face à la mer,
et qu’elle fait son travail,
elle transporte mes mots jusqu’à toi.
Je ne sais pas si tu peux les entendre,
peut-être que l’homme à tes côtés
fait barrage à mon cri.
Sur la mer, tu le sais, la joie m’éclaboussait.
Juste l’eau, le ciel, les étoiles,
et le monde se rappelle à moi
dans le clapotis des vagues.
Même quand ça glace
quand ça pue,
que ça claque
quand ça éblouit.
J’aime ces sensations,
j’aime les bateaux
la beauté de l’eau.
Aujourd’hui, je pense à toi qui faisais mon monde et
qui n’est plus là.
Au nouveau et au vide qui ne se laissent pas admettre.
La mer nous regarde tous, les vivants, les morts.
Impassible.
Et nous deux, irrémédiablement éloignés.
Tu as achevé de faire tanguer ma barque
mais je n’attends rien.
Je veux juste te parler de cette nouvelle solitude
au monde,
et qu’elle rencontre ton abandon.
J’ai un bon contact avec les survivants. Il y en a beaucoup qui nous ont quittés parmi des pêcheurs.
L’âge, l’alcool, le régime de vie. Je vais aux enterrements. Tant que c´est pas le mien. Quand on lit dans « Ouest France » la page des morts, bien on se dit : je suis pas dedans. Que ce soit les pêcheurs ou les mareyeurs, on a partagé un truc très très fort. La Criée bon, c’est fermé. C’est tout juste s’il reste des odeurs. C’est stérilisé un maximum. Tu vois plus le poisson. Un écran avec le nom le poids la catégorie bon. Plus de contact charnel.
II
Poisson de roche
7h du matin. René marche et voit Iémanja, la déesse de la mer au Brésil, sur la plage.
René : C’est toi ?
Iémanja : Pardon ?
René : Excusez-moi,
votre silhouette et vos longues mains,
j’ai cru que.
Silence.
René : Je peux vous demander que vous faites ?
Iémanja : Non.
René : Je ne peux pas vous demander que vous faites ?
Iémanja : Non.
René : Il y a cinq cordes,
C’est une portée ?
Que va-t-il se passer quand la mer va remonter ?
Iémanja : À votre avis.
René : La mer va dessiner des notes de musique.
Iémanja : Alors pourquoi demander ?
René : Vous êtes irritante
mais c’est magnifique.
Je peux regarder,
écouter la musique que jouera la mer ?
Iémanja : Je dois attendre,
mais vous non.
Vous devez passer votre chemin.
René : Je vous dérange ?
Iémanja : Je suis occupée, oui.
René : Donc je vous dérange un peu.
Iémanja : Je n’arrête pas de vous le dire.
René : À qui s’adresse cette musique ?
Iémanja : À d’autres.
René : Très bien.
À qui alors ?
Il n’y a personne sur cette plage à part nous.
Iémanja : Aux initiés,
et à ceux qui vivent sous l’eau.
René : Vous êtes du genre qui parle aux poissons ?
Iémanja (formule magique en portugais) :
Carnento, sangrento, redemoinho !
Silence.
René : Vous avez ce même air un peu sévère,
l’air de dire : « Laissez-moi tranquille »,
et en même temps vous ne perdez pas une miette de
ce que je vous dis.
Vous vous dites : « Comment vais-je me débarrasser
de lui ? »
Et en même temps, je vous touche un peu.
J’ai un peu trop parlé ?
Iémanja : Ah oui ?
René : « Ah oui » quoi ?
« Ah oui », j’ai un peu trop parlé,
ou « Ah oui », je vous touche...