DERNIER ACTE
(les actes précédents n’ont aucun intérêt)
Fin de journée. Le haut-parleur de la loge diffuse les dernières mesures de la Cinquième symphonie de Beethoven. Jean-Philippe Camoulier s’agite dans la loge, sort un smoking et une chemise blanche à col cassé. Après avoir pendu le smoking à un portant, il termine de rendre la loge opérationnelle. Il sort du sac une trousse de maquillage qu’il pose sur la table de la loge, côté cour. Mocassins vernis, parfum, objets fétiches du maestro, un buste de Beethoven. Il arrange un bouquet de fleurs dans un vase, dispose quelques télégrammes sur la glace de la table à maquillage… Jean-Philippe termine en ôtant de la serrure la clef de la loge qu’il met précieusement dans sa poche. Tout ceci se déroule comme un ballet, sur le rythme de la musique.
La musique cesse, la voix d’Hubert retentit dans le haut-parleur.
Hubert (off, d’une colère froide) - Merci. Vraiment merci à ceux d’entre vous qui viennent d’exécuter, que dis-je « exécuter »… assassiner Beethoven !
Jean-Philippe - Et c’est reparti. Il ne se calmera jamais.
Hubert (off) - Alors s’il vous reste un iota de conscience professionnelle, tout à l’heure tentez de faire mieux… car le pire, je viens de l’avoir. C’était une bouillie infâme !
Jean-Philippe (coupant le haut-parleur) - Oh tiens, à propos de bouillie… (Il compose un numéro sur son portable.) Lui et la diplomatie… Il aurait fait un bon dictateur. (Au téléphone). Oui, Jean-Philippe Camoulier à l’appareil, dites-moi pour la collation du maestro, on avait bien dit dix-neuf heures ?… Et alors ?… Une seconde, vous avez prévu quoi ?… « Saucisson et jambon » ?! Mais ce ne sont pas des aliments musicaux. Je vous l’ai expliqué par mail : les soirs de concert, le maître, par superstition, ne consomme que des aliments commençant par une note de musique. Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do, ça ne vous dit rien ?… Ah quand même ! Eh bien vous avez toute une gamme de produits… Mais si ! DAUrade, RAIsin… Mais on s’en fout de l’orthographe, pour le maître il n’y a que le son qui compte. J’en étais où ? Do, ré… MI-molette, FA-yots, SOLe meunière, LA-sagnes, CI-boulette, DAU-phine… Dauphine, les pommes, pas les deux saucisses qui entourent Miss France !… Pardon ? Mais monsieur je sais bien qu’il est capricieux. Tous les artistes sont capricieux. Il n’y a qu’un endroit où les artistes ne sont pas capricieux, vous savez où ? Au cimetière. Grouillez-vous ! (Il raccroche.)
Entrée dans la loge d’Hubert, costume de ville, baguette de chef à la main.
Hubert (mélodramatique) - Je serais Napoléon, ce soir ce serait Waterloo.
Jean-Philippe - Maître, vous êtes un incorrigible optimiste.
Hubert (commentant son affiche sur un mur, sur un ton funèbre) - Aujourd’hui, 4 octobre 2011, l’immense Hubert Karann va mourir sur scène. Mais professionnel jusqu’au bout, il poussera son dernier soupir à l’instant précis du dernier soupir indiqué sur la partition. Son autopsie révélera qu’il est mort de honte. Honte d’avoir dirigé un orchestre de bras cassés. (À sa baguette.) Quant à toi, pauvre sceptre impuissant à diriger, j’abrège ton agonie. (Il embrasse sa baguette et la brise.) J.-P., je ne le sens pas ce concert…
Jean-Philippe - Maître, vous dites ça chaque fois et chaque fois c’est un triomphe. Mais à force de brusquer vos musiciens, vous risquez…
Hubert - … qu’ils se surpassent. T’as entendu la répétition ? C’était que des couacs.
Jean-Philippe - Pas à ce point-là… Et puis l’erreur est humaine…
Hubert - Non, pour mes oreilles elle est inhumaine. Mais chef d’orchestre, c’est porter la musique à bout de bras…
Jean-Philippe - Maître, vous êtes sous pression, détendez-vous…
Hubert - Avec une baguette, un sourcier fait jaillir de l’eau… un magicien fait jaillir un lapin… Hubert Karann, par télépathie, fait jaillir de l’imaginaire…
Jean-Philippe - Sur scène, la clim’ était réglée selon vos désirs ?
Hubert - Trop froide d’un demi degré. Je sais bien qu’on me reproche un perfectionnisme maladif… mais si j’ai réussi, c’est grâce à ça, non ?
Jean-Philippe - C’est peut-être dû aussi à mon habileté de manager. Maître, depuis dix ans, que d’échelons gravis ensemble…
Hubert - Mais oui, sans toi je n’aurais jamais fait carrière. Je n’ai aucun talent, c’est bien connu.
Jean-Philippe - Tout de suite vous prenez la mouche…
Hubert - Alors tout à l’heure, tu diriges les cent deux musiciens et moi je touche tes trente pour cent de commission. Trente pour cent pour signer un contrat, c’est assez payé ?
Jean-Philippe - Oh puis à quoi bon, les soirs de concert, vous êtes survolté.
Hubert - Mais voilà pourquoi il s’obstine à me vouvoyer ! Il me pique tellement d’argent que pour lui je suis plusieurs !!! Le contrat qui nous lie se termine bien la semaine prochaine ?
Jean-Philippe (inquiet) - Pourquoi ? Vous n’allez pas le renouveler ?
Hubert - Et mon catering ? Il est où mon catering ?
Jean-Philippe - Il y a eu un léger couac avec le traiteur.
Hubert - Trente pour cent et il me laisse crever de faim ! (Lui tendant ses chaussures.) Et mes mocassins ? La dernière fois qu’ils ont été cirés, Beethoven était encore vivant. On disait quoi ?
Jean-Philippe - Que M. Beethoven avait des mocassins bien cirés.
Hubert - Non, avant…
Jean-Philippe - Je vous suggérais de traiter vos musiciens avec plus de douceur…
Hubert - Plus de douceur ? Plus de douleur, oui. Tous les génies ont créé dans la douleur. Le bonheur c’est gnangnan, ça anesthésie toute créativité. Sans la douleur, le romantisme n’aurait jamais existé. Pour Chopin, la tuberculose ça a été la chance de sa vie.
Jean-Philippe - Prenez une douche froide, j’entends vos petits nerfs la réclamer…
Hubert (se déshabillant) - Non, le problème ici avec cet orchestre c’est que je suis trop doué pour eux, ils n’arrivent pas à suivre. Bon, la Neuvième symphonie passe encore, bien que j’aie rarement entendu une « Ode à la joie » qui donne autant envie de pleurer… mais la Cinquième, Beethoven l’a dit lui même : « Die fünfte ist das schicksal das an die tür klopft ! »
Jean-Philippe - Et en version française ?
Hubert - « La Cinquième c’est le destin qui frappe à la porte ! » (En frappant sur la porte de la loge sur le rythme des notes.) Ta ta ta ta ! Là, au destin, j’ai envie de lui hurler : « Nein nein, raus raus ! Sonst bekommst du in deiner schnautze ! » En v.f. : « N’entre pas, tu vas t’en prendre plein la gueule ! »
Jean-Philippe - Et soi-disant la musique adoucit les mœurs…
Hubert (baissant son pantalon) - Notre brillant ministre de la culture a confirmé sa présence ?
Jean-Philippe - C’est ça qui vous rend si nerveux ?
Hubert - Et dire que ma nomination à la tête de cet orchestre d’Auvergne dépend de ce concert… Me faire passer une audition, à moi, lauréat des plus grands prix internationaux !
Jean-Philippe - Maître, c’est vous qui avez insisté pour postuler ici. Je vous l’ai dit cent fois, pour votre carrière c’est une erreur de stratégie monumentale.
Hubert (catégorique) - Je veux Clermont-Ferrand. Et tu sais très bien pourquoi.
Jean-Philippe - Elle vous plaît tant que ça, cette petite violoniste dont vous me rebattez les oreilles ?
Hubert - Si elle me plaît ? C’est la femme de ma vie. Elle sera ma veuve. Pauvre chérie !
Jean-Philippe - Vous dites ça à chaque maîtresse.
Hubert - Oui mais celle-ci c’est la bonne. J’ai toujours tout sacrifié à mon métier, je ne prends plus le risque de laisser passer mon bonheur.
Jean-Philippe - Vous disiez à l’instant que le bonheur, c’était gnangnan.
Hubert - Moi, j’ai dit « gnangnan » ? Je ne connais même pas ce mot. Au contraire, le bonheur, ça stimule, ça te pousse à créer…
Jean-Philippe - Admettons. Mais vous bloquer ici pendant trois ans alors qu’à l’étranger, je peux vous obtenir des cachets mirobolants…
Hubert - Pour toi, la seule chose qui compte, c’est l’argent que tu gagnes sur mon dos ?
Jean-Philippe - Pour moi, ce qui compte, c’est votre réussite et vous avez tout pour devenir numéro un mondial.
Hubert (lui tendant un vase de fleurs) - Numéro un mondial ? Continue à me jeter des fleurs, j’adore ça…
Jean-Philippe - Et l’argent que soi-disant je vous « pique » compense bien maigrement votre ingratitude. Je vais voir où en est votre catering.
Hubert - Attends, il s’appelle comment le kamikaze en compétition avec moi ?
Jean-Philippe - Édouard Garroust.
Hubert - Garroust ? Connais pas. Il ressemble à quoi ?
Jean-Philippe - À rien. Il a nullement votre charisme exceptionnel…
Hubert - Lui, c’est pour quand son « audition » ?
Jean-Philippe - Dans un mois. Mais j’ai obtenu par contrat que ses affiches soient posées après votre concert. Pour pas que ça vous irrite.
Hubert - Bien joué. Pour une fois. Entre nous, il n’a aucune chance.
Jean-Philippe (dubitatif) - Mmmm…
Hubert - Quoi ? Il est pistonné ? Il est franc-maçon ? Il fait partie d’une secte ?
Jean-Philippe - Pire que ça.
Hubert - Pire que ça ?
Jean-Philippe - Il est Auvergnat. Il a ses racines ici.
Hubert - Eh ben il va les déterrer pour les replanter ailleurs.
Jean-Philippe - Dans ce genre de concours, vous savez, ça compte l’identité régionale.
Hubert - Attends, c’est de ma faute si je suis né à Agen et si, au lieu d’un orchestre, la municipalité a préféré l’option « pruneaux » ?!
Jean-Philippe - Non, mais lui c’est un gars du pays.
Hubert - Et alors ? Pour prouver mon rattachement à l’Auvergne, il faut que je fasse quoi ? Que je dirige l’orchestre avec du saint-nectaire à la main ? « L’identité régionale » ! Comme disait Beethoven… (En criant.) « Lieber das hören als staub sein. » (Très calme.) « Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd. »
Hubert entre dans la salle de bains (côté cour) dont il referme la porte. Au cours de la scène, il a enlevé costume et chaussures pour rester en caleçon, chemise et chaussettes. On frappe à la porte.
Jean-Philippe (allant ouvrir la porte de la loge, à lui-même) - Là, c’est pas le destin qui frappe à la porte, c’est le catering. Vivement qu’il ait la bouche pleine, il dira moins de conneries…
Apparaît une jolie jeune femme tenant violon et archet, en robe de ville.
Rebecca (à mi-voix) - Il est là, mon maestro d’amour ?
Bruit d’eau qui coule dans la salle de bains.
Jean-Philippe (également à mi-voix) - Il prend une douche…
Rebecca (dans un élan de désir) - Oh mon loup… (Et elle l’embrasse goulûment.)
Jean-Philippe (affolé, se dégageant rapidement, à mi-voix) - Mais t’es folle ! S’il nous voyait ?!
Rebecca - Ça simplifierait tout.
Jean-Philippe (à mi-voix) - Ah non Rebecca, c’était notre deal de départ. Il ne doit jamais…
Rebecca - Mon loup, j’ai envie d’être à toi à cent pour cent.
Jean-Philippe - Oui mais moi j’ai envie de garder mes trente pour cent.
Rebecca - Tu ne m’aimes pas ?
Jean-Philippe - Si, mais dans l’ombre. Je suis un homme de l’ombre, moi. Et lui, tu connais son ego. Jure-moi que tu sauras bien tenir ta langue.
Rebecca (langoureuse, cherchant à l’embrasser) - Ma langue, toi seul sais bien la tenir…
Jean-Philippe (en regardant la porte de la salle de bains) - Mais arrête, il ne reste jamais longtemps sous sa douche.
Rebecca - Ça, t’as raison, il fait tout très vite. L’amour avec lui, au métronome c’est vitesse cent quatre-vingts… alors que toi, mon coquin, tu fais durer le plaisir…
Jean-Philippe - Rebecca, tu joues avec le feu…
Rebecca - Oh oui j’ai le feu…
Jean-Philippe - Eh ben, redescends au foyer.
Rebecca - Tu permets ? Il m’a demandé de le rejoindre après la répète, alors j’obéis. « Fidèlement ». Mon loup, je fais quoi ?
Jean-Philippe - Eh bien, tu l’attends. Sagement !!!
Rebecca - J’ai bien réfléchi, il ne mérite pas que je me comporte mal. Je vais lui dire que je le quitte.
Jean-Philippe (affolé) - Hein ? Avant le concert ? Mais t’es dingue ! Ça va l’exploser en plein vol. Déjà qu’il est d’une humeur de chien…
Rebecca - De chien ? De cabot, oui. Dans l’orchestre, si tu les entendais râler… « Mais pour qui il se prend ? »
Jean-Philippe - Il se prend pour ce qu’il est. Un génie. Et un génie, on lui pardonne tout. Et on le protège. Alors si tu l’as un tant soit peu aimé…
Rebecca - Aimé ? Je dirais plutôt admiré. Énormément admiré. Il me fascine toujours, d’ailleurs…
Jean-Philippe - Alors épargne-le. S’il apprenait… Oh non, ce serait l’horreur !
Rebecca - Donc tu me conseilles de rompre ?
Jean-Philippe - Surtout pas avant le concert.
Rebecca - Alors après ?
Jean-Philippe - On choisira ensemble le meilleur moment. Et pour la peine, je t’offrirai une bague.
Rebecca - Mais pour nous deux ?
Jean-Philippe - Deux bagues ! Il ne doit jamais savoir. Jamais. Compris ?
Rebecca - Ah oui c’est clair. Bon « avant », « après », ça, c’est fait. Mais entre les deux, « pendant »… s’il a envie de moi… badaboum… je réagis comment ?
Jean-Philippe - Rebecca… nous deux, ça ne fait que quinze jours… tu étais avec lui en premier, il a la priorité.
Rebecca (outrée) - La priorité ?! Alors pour toi je ne compte pas ?
Jean-Philippe - Mais si…
Rebecca - Mais non. « La priorité » ! Lui, c’est l’autosatisfaction, toi c’est l’auto-école. (Montrant son emplacement.) Là, ça va ? Je suis bien stationnée ? (Clignant des yeux.) T’as vu ? J’ai mis mes warnings…
Jean-Philippe (véhément) - Mais s’il postule ici, c’est par amour pour toi. C’est à cause de toi qu’on va végéter ici à Clermont. Pour moi, c’est un énorme manque à gagner.
Rebecca - Mais engueule-moi pendant que tu y es ! Mon loup, si je le quitte, il lâche Clermont et pour nous deux, c’est tout bonus.
Jean-Philippe - Laisse-moi faire. Il croit tout diriger – bon, un orchestre je ne dis pas, c’est son job – mais sa vie privée, en fait, c’est moi qui la dirige.
Rebecca - Bien sûr. Tu connais la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ? Toi, si tu continues, tu vas éclater.
Le bruit de la douche cesse.
Jean-Philippe - Attention, il a terminé sa douche.
Rebecca - Mon loup, tu sais pourquoi j’ai flashé sur toi ?
Jean-Philippe - Tu me le diras plus tard.
Rebecca (souriante) - Parce que toi, t’es pas un génie. Je te jure, ça repose.
Hubert (off, depuis la salle de bains, poussant un cri) - Oooooh !!!
Jean-Philippe (désespéré) - Oh non, il a tout entendu !
Rebecca - C’est bien possible, il a l’oreille absolue.
Hubert (off) - J.-P. !!!
Jean-Philippe (allant vers la salle de bains) - Vous avez un problème, mon bon maître ?
Rebecca (moqueuse) - On dirait le petit chien de Pathé Marconi, la voix de son maître.
Hubert sort de la salle de bains dans un peignoir avec ses initiales.
Hubert (grimaçant de douleur, furieux) - Pourquoi tu ne m’as pas prévenu que le sol était glissant ?!
Jean-Philippe - Mais parce qu’il ne l’était pas avant qu’il soit mouillé.
Rebecca - T’as bobo, mon loup ?
Hubert - J’ai la cheville qui enfle…
Rebecca - Mais ça, t’as l’habitude… (À J.-P.) Monsieur, il faudrait des glaçons…
Jean-Philippe - Non, je vous appelle un kiné pour un strapping.
Hubert - Surtout pas. Si j’ai le pied bandé, il ne rentrera plus dans mon mocassin.
Jean-Philippe (allant chercher une trousse sur la table) - Je dois avoir une crème calmante dans ma pharmacie…
Hubert - Avant le concert, tu annonceras à mon public que si je boite, c’est temporaire.
Jean-Philippe - Maître, ils viennent entendre Beethoven, pas un bulletin de...