Place au direct

Où l’on voit comment le flamboyant présentateur vedette du journal de la chaîne TV9, saisissant l’occasion d’une insurrection dans un pays d’Amérique du Sud, met en scène un faux chef guérilléro fabriqué sur mesure pour doper l’audience ; et ce qui s’ensuit. Une comédie haute en couleurs, aux dialogues percutants, dépeignant avec une drôlerie caustique les travers du monde hypermédiatisé où nous vivons.

 

PREMIER TABLEAU

La présentatrice puis Dufroissart

 

Le journal télévisé de la mi-journée de la chaîne TV9.

Indication de mise en scène : les apparitions à l’écran, puis les disparitions de l’écran des deux personnages pourraient être symbolisées par des jeux d’éclairage, chacun d’eux se trouvant dans un faisceau de lumière qui s’allume pour leur apparition et s’éteint pour leur disparition.

D’abord générique du journal. Apparaît la présentatrice.

La présentatrice. – Mesdames et messieurs, bonjour… L’essentiel de ce journal de la mi-journée sera bien sûr consacré à la situation au Paralibo au lendemain du déclenchement de l’insurrection… Les combats font rage dans la capitale Guadaragua et c’est un calvaire que vivent les habitants terrés dans leurs caves dans un enfer de flammes et de feu… Sans plus tarder, j’appelle notre correspondant local, Daniel Dufroissart, en direct de l’enfer…

Apparition de Dufroissart. En ce début de pièce, il a l’air modeste, voire timide. Alors que la présentatrice parle en appuyant sur les effets oratoires, il parle, lui, d’un ton calme, s’en tenant aux faits.

Dufroissart. – Oui, écoutez, il ne faut rien exagérer… C’est vrai qu’il y a des combats très durs, mais de là à parler d’enfer… Parlons plutôt de l’enfer de la vie quotidienne des Paralibiens depuis vingt ans que la junte est au pouvoir… Rappelons quelques chiffres… Quatre-vingts pour cent de la population vit en dessous du seuil de pauvreté… Soixante-dix pour cent des enfants souffrent de malnutrition… La…

La présentatrice, essayant de le couper. – Merci, Daniel, pour ces statistiques bouleversantes…

Dufroissart. – … surface moyenne de logement par habitant est de 1,3 mètre carré…

La présentatrice. – C’est bien sûr bouleversant, Daniel…

Dufroissart. – … l’espérance de vie est de trente-huit ans…

La présentatrice. – … mais pour en revenir à l’insurrection, certains témoins font état d’atrocités révoltantes… Vous avez sûrement des détails bouleversants à nous donner…

Dufroissart. – Il y a eu effectivement quelques débordements, mais vraiment marginaux… Ce serait tomber dans l’anecdotique que se focaliser sur…

La présentatrice. – Le bruit court tout de même d’exécutions sommaires révoltantes qui…

Dufroissart, la coupant. – Non, intéressons-nous plutôt au fond des choses, je parle de ce qui se joue réellement à travers cette insurrection… Il faut savoir que le Paralibo est un pays immensément riche en ressources pétrolières, mais que l’exploitation de ces ressources a été concédée par la junte à des compagnies étrangères, notamment la Oil Company qui exploite le gigantesque gisement de pétrole du Matogrando…

La présentatrice. – Tout de même, Daniel…

Dufroissart. – La question que l’on se pose, évidemment, c’est : qui est derrière ces compagnies étrangères ?

La présentatrice. – Bien sûr, Daniel, mais…

Dufroissart. – Derrière la Oil Company, par exemple… La réponse n’est pas sans intérêt… Officiellement, le siège de la compagnie est aux Bahamas…

La présentatrice. – Daniel, Daniel…

Dufroissart. – … mais en fait soixante pour cent des actions sont détenues par…

Disparition soudaine de Dufroissart, qui est coupé au milieu de sa phrase.

La présentatrice. – Ah… La liaison a semble-t-il été coupée… Eh bien, merci à notre correspondant Daniel Dufroissart pour ce témoignage bouleversant… Et dès ce soir, mesdames et messieurs, les reportages exclusifs de notre envoyé spécial Hippolyte Janvier, qui en ce moment fait route vers le Paralibo et son enfer de flammes et de feu…

Noir.

 

DEUXIÈME TABLEAU

Dufroissart, puis Pablo, puis Janvier, puis Sylvia Gauducheau

 

Quelques minutes plus tard, dans le salon de l’Hôtel Supercontinental de Guadaragua d’où Dufroissart vient de faire son intervention.

D’abord Dufroissart, qui sort un téléphone portable et compose un numéro.

Dufroissart. – Allô ! Pansements Sans Frontières ?… Je voudrais parler au président de l’association, mademoiselle… De la part de Daniel Dufroissart… Mais mon nom ne lui dira rien… C’est à propos du Paralibo… Je voulais savoir s’il était possible d’envoyer une aide d’urgence en… Il est en conférence ? Pour l’après-midi ? Ah… Dans ce cas, je rappellerai demain… Merci, mademoiselle… (Il raccroche, puis compose un second numéro. Pendant qu’il attend la communication, apparaît Pablo, qui traverse la scène en ployant sous le poids de grosses valises.) Ah !… Barman ! Une eau minérale, s’il vous plaît… Avec une paille…

Pablo. – Sí, señor. (Il disparaît.)

Dufroissart. – Allô ! Les Aspirines de l’Espoir ?… Bonjour, mademoiselle… Je voudrais parler au président… De la part de Daniel Dufroissart… Mais mon nom ne lui dira rien… C’est à propos du Paralibo… Je voulais savoir s’il était possible d’envoyer une aide d’urgence en… Il est en conférence ? Pour l’après-midi ? Ah… Dans ce cas, je rappellerai demain… Merci, mademoiselle… (Il raccroche, puis compose un troisième numéro, montrant un énervement croissant.) Allô ! Les Brûlés du Cœur ?… Bonjour, mademoiselle… Je voudrais parler au président… De la part de Daniel Dufroissart… Mais mon nom ne lui dira rien… C’est à propos du Paralibo… (Pendant qu’il parle, retour de Pablo, qui sert l’eau minérale demandée, puis ressort.) Je voulais savoir s’il était possible d’envoyer une aide d’urgence en… Il est en conférence ? Dites-moi, il ne serait pas par hasard en conférence avec le président de Pansements Sans Frontières et celui des Aspirines de l’Espoir ? (Éclatant.) Parce qu’eux aussi sont en conférence ! Non mais de qui se moque-t-on ? Je sais bien que le Paralibo n’est qu’un petit pays perdu au bout du monde, mais tout de même ! Je ne vous dis pas merci, mademoiselle ! (Il raccroche brutalement et aspire deux ou trois gorgées d’eau minérale.)

Entre Janvier, parlant en direction des coulisses.

Janvier. – Je le sais bien, que vous êtes en guerre… Mais ce n’est pas une excuse ! Vous vous rendez compte que ça fait une heure que je suis arrivé et que mes valises ne sont toujours pas montées ? « Tous les grooms ont pris le maquis, tous les grooms ont pris le maquis », ce n’est pas mon problème, ça… On est dans un hôtel cinq étoiles, oui ou merde ? Groom ou pas groom, je veux mes valises dans ma chambre dans cinq minutes ou je fais un scandale ! Vous entendez ?… Ah ! j’allais oublier… Tous les soirs je veux ma bouteille de Highland Scotch sur ma table de nuit… Non, du Highland Scotch… Je ne veux pas le savoir… C’est votre problème… Faites-vous parachuter des caisses s’il le faut, appelez la Légion, l’US Air Force, qui vous voulez, mais je veux mon Highland Scotch !

Dufroissart. – Monsieur Janvier ? Je me présente : Daniel Dufroissart, correspondant local de la chaîne. Heureux de vous accueillir à Guadaragua…

Janvier. – Alors comme ça, c’est toi le fameux Daniel Dufroissart ?

Dufroissart. – Vous avez entendu parler de moi ?

Janvier. – Pour ne pas avoir entendu parler de toi, coco, il faudrait être sourd ! Je viens d’appeler le boss, il n’a que ton nom à la bouche…

Dufroissart, flatté. – Vraiment ?

Janvier. – … accolé de tous les noms d’oiseau imaginables…

Dufroissart. – Pardon ?

Janvier. – Ça, coco, si tu t’attendais à ce que je te transmette les félicitations du grand patron, c’est raté. Ça fait une demi-heure qu’il ne décolère pas…

Dufroissart. – Je ne comprends pas. Mon intervention était pourtant très documentée…

Janvier, le singeant. – « Mon intervention était très documentée… » Qu’il est chou… Mais une intervention dans le journal n’a pas à être documentée, coco, elle a à être vivante, elle a à être saignante, elle a à faire péter l’audimat ! Toi, c’est plat, c’est terne, c’est… C’est intelligent, voilà… Et puis cette idée d’amener sur le tapis la Oil Company… Tu sais quel pourcentage elle a dans le capital de TV9, la Oil Company ?

Dufroissart. – Oui.

Janvier. – Et il le sait !

Dufroissart. – Mais je ne vois pas ce que cela a à voir avec la question…

Janvier. – Dis-moi, coco, tu es complètement crétin ou tu es très bon imitateur ?

Dufroissart. – Que voulez-vous dire ?

Janvier. – Rien. C’est une simple question.

Dufroissart. – Attendez… Ne me dites pas que sous prétexte que la Oil Company a des actions à TV9, vous me conseillez de… Mais c’est ignoble ! Vous oubliez, monsieur Janvier, que nous, les journalistes, nous sommes là pour dire la vérité quelle qu’elle soit ! (De plus en plus exalté.) Nous sommes là pour témoigner, réveiller les consciences, dénoncer les injustices du monde… (Réapparaît Pablo qui traverse le fond de la scène en portant de grosses valises.) Nous sommes là pour montrer les humbles ployant sous le fardeau pendant que les puissants se gobergent… (Il claque des doigts en direction de Pablo et montre son verre vide.) Barman ! La même chose…

Pablo. – Sí, señor. (Il se dirige vers la sortie.)

Janvier. – Attendez, barman. (À Dufroissart.) Qu’est-ce que tu bois comme cocktail, coco ? C’est une spécialité locale ?

Dufroissart. – Ce n’est pas un cocktail, c’est de l’eau minérale. De l’eau de Guediguera, une source pas loin d’ici… Très bonne pour les rhumatismes…

Janvier. – Et il boit de l’eau minérale très bonne pour les rhumatismes ! Il est complet ! (À Pablo.) Pour moi, barman, ce sera un double whisky.

Pablo. – Sí, señor. (Il sort.)

Janvier. – Bon, maintenant écoute-moi bien, ersatz de bain moussant…

Dufroissart. – Pourquoi m’appelez-vous « ersatz de bain moussant » ?

Janvier. – Parce que je te trouve très rafraîchissant… Tu penses bien que si je débarque ici, à l’autre bout du monde, moi, Hippolyte Janvier, le journaliste vedette de la chaîne…

Entre Sylvia Gauducheau, portant une caisse.

Sylvia Gauducheau. – Où est-ce que je mets le matos, patron ?

Janvier. – Ah ! te voilà, toi ! C’est pas trop tôt…

Sylvia Gauducheau. – Mieux vaut tard que jamais, comme disait le suicidaire en posant la tête sur les rails juste après le passage du train…

Janvier. – Où étais-tu passée ?

Sylvia Gauducheau. – Je discutais avec la grosse Marcelle… Vous savez, la grosse Marcelle, de TV10…

Janvier. – Bravo ! Tu pactises avec la concurrence, maintenant !

Sylvia Gauducheau. – Vous rigolez, patron ! La grosse Marcelle, c’est une copine. On a fait nos débuts d’assistantes de production ensemble, sur le tournage d’un téléfilm… Un téléfilm très édifiant, je me rappelle… Sur sainte Thérèse de Lisieux… La rigolade sur le plateau ! Il y avait un petit preneur de son… Il s’appelait Gonzague… À croquer ! J’en ai fait qu’une bouchée… (Entre Pablo qui sert l’eau minérale et le whisky demandés puis ressort.) C’est comme ça qu’on s’est connues, la grosse Marcelle et moi… Sur le petit...

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