Recommandation importante
Au préalable à la représentation de cette pièce, et si l’on a choisi de jouer « La Brigade Anti Théâtre Qui Rend Fou », on aura pris soin de distribuer aux spectateurs, en même temps que le programme, le formulaire ci-après :
Vous êtes venu voir « Le théâtre qui rend fou », une pièce de Jacques Maurin.
Malgré tout le soin apporté à la sécurisation de vos personnes, notre troupe et les organisateurs du spectacle ne peuvent garantir la parfaite intégrité physique et psychologique de chacun au sortir de la représentation.
Nous vous engageons donc à remplir le formulaire ci-dessous qui nous dégagera de toute responsabilité, nous permettant ainsi de jouer dans les meilleures conditions un texte éprouvant pour la santé mentale d’acteurs pourtant aguerris.
Nous vous engageons également à contacter, dans les jours à venir, votre médecin traitant dès la première manifestation de trouble anxieux post traumatique.
Je soussigné(e),
Nom (réel ou fictif) :
Prénom (idem) :
Niveau d’études :
Profession :
Aurais aimé être :
Quotient Intellectuel estimé :
Age :
Température corporelle habituelle :
1/ certifie avoir :
des hallucinations : jamais, parfois, souvent (supprimer les mentions inutiles) ;
des crises d’angoisse : jamais, parfois, souvent (supprimer les mentions inutiles) ;
des absences (suspensions de conscience) : jamais, parfois, souvent (supprimer les mentions inutiles) ;
2/ déclare assister volontairement et sans pression aucune, en pleine conscience des risques encourus, à la représentation de la troupe……… (nom de la troupe) ;
3/ consent à observer une période dite de quarantaine au moins égale à dix jours aux fins de non propagation de certains concepts d’absurdité ayant pu, à mon insu, perturber mon équilibre psychologique ;
4/ m’engage à abandonner toutes poursuites à l’encontre de la troupe……… (nom de la troupe) ou toute autre personne responsable du spectacle en cas d’éventuels effets secondaires indésirables pouvant survenir dans un avenir indéterminé ;
Signature,
précédée de la mention manuscrite :
« Sain de corps et d’esprit à cet instant » :
CASTING
On cherche un acteur sachant lire le journal. Le casting doit les départager, mais c’est sans compter sur la malice de l’un d’entre eux.
5 personnages : 5H ou 4H 1F ou 3H 2F ou 2H 3F ou 1H 4F ou 5F : Acteur 1, Acteur 2, Acteur 3, Acteur 4, Metteur en Scène
Décor : 3 chaises
Durée : 9 minutes
Trois chaises sont alignées sur la scène, face au public. Entre un acteur, il lit son journal en marchant. Un second entre, affectant la même attitude. Ils se percutent, prennent à peine le temps de baisser le journal pour voir de quoi il retourne. On entend chacun dire : « Excusez-moi ». Ils replongent dans leur journal et continuent leur chemin. Un troisième, puis un quatrième acteur entrent. Tout ce monde se percute, se bouscule, tourne et virevolte. On entend des : « Excusez-moi », « Pardon », « Je vous en prie »… Une page de journal tombe, puis deux, trois… Ils se baissent, ramassent les pages, se les passent les uns aux autres dans une chorégraphie brouillonne. Ils finissent par se retrouver alignés devant les chaises. Trois d’entre eux lisent leur journal face au public. Nous les nommerons Acteur 1 à 3, de jardin à cour. Le quatrième, soit l’Acteur 4, n’a plus rien dans les mains et n’a pas de chaise. Il est désorienté. Il ne sait plus quoi faire de ses mains vides. Les trois premiers s’assoient en même temps. Ils adoptent la même position, bras tendus tenant le journal, genoux serrés. L’Acteur 4, debout, reste un temps immobile. Puis, il regarde les trois autres assis, regarde le public, regarde derrière lui, puis de nouveau les acteurs assis. Enfin :
ACTEUR 4 ― Bonjour ! (Les trois en même temps baissent leur journal, répondent un « Bonjour ! » en chorus, puis reprennent leur lecture. L’Acteur 4 se penche sur le journal de son voisin immédiat, tente de lire mais n’y parvient pas, se redresse.) Vous n’auriez pas un journal de trop, par hasard ? (Pas de réaction. Un temps.) J’en avais bien un, mais… (Il agite ses mains, mimant un envol.) C’était un bon journal… quoiqu’un peu léger dans son contenu… sans doute pour ça que… (Il mime de nouveau la disparition.) Je l’avais pourtant bien en mains…
ACTEUR 1, tourne une page, puis : ― La preuve que non.
ACTEUR 2, tourne une page, puis : ― Lorsqu’on tient un journal, on ne le laisse pas s’envoler.
ACTEUR 3, tourne une page, puis : ― C’est un manque évident de professionnalisme.
ACTEUR 4 ― Je regrette… C’est comme la chaise…
ACTEUR 1, baisse son journal. ― Quoi, la chaise ?
ACTEUR 4 ― Il n’y a que trois chaises. Et nous sommes quatre !
ACTEUR 2, baisse son journal. ― La chaise aussi s’est envolée ?
ACTEUR 4 ― Non, je ne crois pas. Elle manque, tout simplement.
ACTEUR 3, baisse son journal. ― Ou bien il y a un acteur de trop !
ACTEUR 4 ― Ah ! Vous venez aussi pour le casting ?
ACTEUR 1 ― Ça me paraît évident.
ACTEUR 2 ― Monsieur n’est pas perspicace.
ACTEUR 3 ― Ou bien il n’a pas lu l’annonce.
Les trois acteurs se remettent à leur lecture.
ACTEUR 4 ― J’ai lu l’annonce, avant de perdre mon journal.
ACTEUR 1, baisse son journal. ― Oui, mais l’avez-vous bien lue ? (Il remonte son journal.)
ACTEUR 2, même jeu. ― Je pense que vous ne l’avez pas bien lue.
ACTEUR 3, même jeu. ― Vous ne l’avez pas bien lue, il suffit de vous regarder pour en être convaincu.
ACTEUR 4 ― Mais enfin, je l’ai lue puisque je suis ici.
ACTEUR 1, tourne une page. ― Il ne suffit pas d’être ici pour démontrer que vous l’avez bien lue.
ACTEUR 2, tourne une page. ― Ça prouve tout au plus que vous avez bien lu l’adresse.
ACTEUR 3, tourne une page. ― Si vous aviez bien lu l’annonce, vous ne seriez pas ici.
ACTEUR 4 ― Et pourquoi donc ?
ACTEUR 1, tourne une page. ― Parce que vous ne correspondez pas au profil recherché.
ACTEUR 2, tourne une page. ― C’est évident.
ACTEUR 3, tourne une page. ― Aussi gros que le nez au milieu de la figure.
ACTEUR 4 ― On cherche un acteur sachant lire le journal. Je ne vois pas pourquoi je ne correspondrais pas au rôle.
ACTEUR 1, baisse son journal. ― Parce qu’il vous manque l’élément essentiel du rôle : le journal !
ACTEUR 2, baisse son journal. ― Moi, je lis le journal depuis ma plus tendre enfance. Vous ne faites pas le poids, mon cher.
ACTEUR 3, baisse son journal. ― Nous sommes des professionnels du journal. Inutile d’insister.
ACTEUR 4 ― J’ai fait le Conservatoire…
ACTEUR 1 ― La bonne blague ! Si on apprenait à lire le journal au Conservatoire, ça se saurait.
ACTEUR 2 ― C’est le métier qui compte pour faire un bon lecteur de journal.
ACTEUR 3 ― Cent fois sur le journal remettez votre lecture.
Les trois acteurs reprennent leur lecture. Ils croisent en même temps la jambe droite sur la gauche.
ACTEUR 4 ― Ne vous en déplaise, je lis le journal aussi bien que vous.
ACTEUR 1 ― Quel aplomb ! J’aimerais bien voir ça.
ACTEUR 2 ― C’est ça, prouvez-le nous.
ACTEUR 3 ― Oui, prouvez-le nous. Mais vous aurez du mal.
ACTEUR 4 ― Bien sûr j’aurais du mal, puisque j’ai perdu mon journal.
ACTEUR 1, tourne une page. ― Vous voyez ? On ne vous le fait pas dire.
ACTEUR 2, tourne une page. ― Un vrai professionnel a toujours son journal.
ACTEUR 3, tourne une page. ― C.Q.F.D., mon cher !
ACTEUR 4 ― Et vous pensez qu’un simple journal fera la différence ?
Les trois acteurs éclatent de rire, puis baissent leurs journaux.
ACTEUR 1 ― Regardez-nous bien. Là, nous lisons le journal (Les trois acteurs remontent le journal devant leurs yeux. Un instant, puis ils baissent le journal.) Là, nous ne lisons plus le journal.
ACTEUR 2 ― Si vous ne voyez pas la différence, ça frise l’aveuglement.
ACTEUR 3 ― Ou la déraison.
ACTEUR 1 ― Vous avez tort d’insister.
ACTEUR 2 ― Cela ne peut vous mener qu’à une grande désillusion.
ACTEUR 3 ― Mais oui, réfléchissez. Pas de chaise, pas de journal… donc, pas de boulot ! C’est pas de chance.
ACTEUR 4 ― Ça ne m’empêchera pas de la tenter.
ACTEUR 1 ― Si ça vous amuse de perdre votre temps.
ACTEUR 2 ― Il a déjà perdu son journal.
ACTEUR 3 ― Et peut-être un peu de sa raison.
ACTEUR 1 ― Il n’a plus rien à perdre.
ACTEUR 2 ― Oh, que si ! Il lui reste encore à perdre espoir.
ACTEUR 3 ― Mais le pire à venir, c’est lorsqu’il perdra la face.
Les trois acteurs éclatent de rire, puis reprennent leur lecture. Ils croisent en même temps la jambe gauche sur la droite.
ACTEUR 4 ― Vous n’êtes pas très charitables. Vous n’avez pas l’esprit corporatif.
ACTEUR 1 ― Bien sûr, nous l’avons. Entre lecteurs de journaux.
ACTEUR 2 ― Mais vous, n’êtes manifestement pas un lecteur de journal.
ACTEUR 3 ― Tout juste un lecteur amateur.
ACTEUR 1 ― Tenez, il y a une annonce pour vous. Page 5.
Les Acteurs 2 et 3 tournent vivement les pages.
ACTEUR 2 ― Page 5 ? Je ne l’ai pas vue.
ACTEUR 3 ― Moi non plus.
ACTEUR 1, lit. ― Cherche acteur mâcheur de chewing-gum…
ACTEUR 2 ― Oh, mais oui ! Ce qu’ils vont pas chercher, quand même !
ACTEUR 3 ― C’est ridicule. Tout le monde peut mâcher du chewing-gum.
ACTEUR 1 ― … sachant faire des bulles d’au moins dix centimètres de diamètre.
ACTEUR 2 ― C’est déjà plus difficile.
ACTEUR 3 ― Faire des bulles, ça n’est vraiment pas sorcier.
ACTEUR 1, défait une page de son journal qu’il tend à l’Acteur 4. ― Tenez, elle est pour vous, cette annonce.
ACTEUR 2, même jeu. ― Oui, le premier venu a ses chances.
ACTEUR 3, même jeu. ― Vous ne pourrez plus dire que nous n’avons pas l’esprit corporatif.
L’Acteur 4 a récupéré les feuilles qu’il a assemblées pour en faire un journal. Il est maintenant le seul à lire. Les autres le regardent.
ACTEUR 4, sans enthousiasme. ― Oui… oui… Mais moi, le chewing-gum…
ACTEUR 1 ― Il faut savoir si vous voulez travailler ou non.
ACTEUR 2 ― Il serait temps de vous trouver une spécialité.
ACTEUR 3 ― Vous commencez par le chewing-gum et vous pourrez venir plus tard au journal.
ACTEUR 1 ― Exactement. Ne cherchez pas à monter trop haut trop vite.
ACTEUR 2 ― Ça vous évitera bien des désillusions.
ACTEUR 3 ― Quand vous aurez trouvé votre voie, vous nous remercierez.
ACTEUR 4, sans enthousiasme. ― Vous avez sans doute raison, d’autant que ce n’est pas loin, c’est à la Comédie-Française, à deux rues d’ici.
Les trois acteurs se lèvent d’un bond.
ACTEUR 1 ― Quoi ?
ACTEUR 2 ― Comment ?
ACTEUR 3 ― Pardon ?
Ils entourent l’Acteur 4, essayant vainement de lire sur son épaule.
ACTEUR 4, roublard. ― Vous n’avez pas bien lu l’annonce... (Il les empêche de voir ce qu’il lit.) On cherche acteur sachant mâcher du chewing-gum pour incarner Roméo et Juliette dans une nouvelle adaptation…
Les trois acteurs se précipitent vers la sortie. Ils se bousculent et crient.
ACTEUR 1 ― Du chewing-gum ou je fais un malheur !
ACTEUR 2 ― Aie !
ACTEUR 3 ― Mon royaume pour un chewing-gum !
L’Acteur 4, une fois seul, savoure l’instant. Il s’installe avec délectation sur la chaise du milieu, prend ses aises avant de lire, enfin, son journal. Un instant, puis entre le Metteur en Scène qui reste en arrêt devant l’Acteur 4.
M.E.S. ― Ne bougez pas ! Surtout, ne bougez pas ! Vous êtes parfait. (Il tourne autour de l’Acteur 4, l’examine sous toutes les coutures.) Vous êtes tout à fait le personnage… Pliez votre journal, pour voir. (L’Acteur 4 plie son journal qu’il pose sur les genoux.) C’est bien. C’est très bien. On dirait que vous avez fait ça toute votre vie.
ACTEUR 4 ― J’ai fait le Conservatoire.
M.E.S. ― On n’apprend pas à lire le journal au Conservatoire...
ACTEUR 4 ― En effet, je lis le journal depuis ma plus tendre enfance.
M.E.S. ― Une longue pratique. Mais ça ne suffit pas. La force de l’acteur est de s’oublier au profit du personnage. Sur scène, vous n’êtes plus vous, mais LE personnage. Vous devez vous fondre dans ses attitudes, ses réactions, son état d’esprit. Lorsque je vous demande de lire le journal, vous êtes le lecteur, mais aussi le journal.
ACTEUR 4 ― C’est ça, je suis en symbiose avec le journal.
M.E.S. ― Vous vous imprégnez de l’écrit jusqu’à vivre le journal autant que le personnage. Vous êtes parfait.
ACTEUR 4 ― J’ai beaucoup travaillé. Cent fois sur le journal j’ai remis ma lecture.
M.E.S. ― Et vous avez bien fait. Je vous engage. Vous correspondez exactement au rôle… Heureusement, car je ne vois pas d’autres postulants.
ACTEUR 4 ― Ils étaient quelques uns… Il y a eu comme un coup de vent. (Il mime le même envol que le journal.)
M.E.S. ― Vous avez une telle présence… Ils ont compris qu’ils ne faisaient pas le poids.
ACTEUR 4, avec malice. ― Sans doute, oui, dois-je leur fuite à mes dons de comédien.
M.E.S. ― N’en doutez plus. Suivez-moi, je vais vous présenter la troupe.
Ils sortent.
NOIR
QUE D’EGO, QUE D’EGO
Quand les acteurs ont un ego démesuré.
4 personnages : 4H ou 3H 1F ou 2H 2F ou 1H 3F ou 4F : Acteur 1, Acteur 2, Policier 1, Policier 2
Durée : 8 minutes
Une scène vide. Deux acteurs entrent. L’Acteur 2 tient un manuscrit dans ses mains.
ACTEUR 1 ― C’est ce qui s’appelle un casting rondement mené.
ACTEUR 2 ― Ça a été très rapide, en effet.
ACTEUR 1 ― Ils ont tout de suite vu à qui ils avaient affaire.
ACTEUR 2 ― Il faudrait être aveugle.
ACTEUR 1, suffisant. ― À un professionnel.
ACTEUR 2 ― À DES professionnels.
ACTEUR 1 ― Je parlais pour moi.
ACTEUR 2, vexé. ― J’avais bien compris.
ACTEUR 1 ― Il m’a suffit de quelques mots pour décrocher le rôle.
ACTEUR 2 ― Moi également.
ACTEUR 1 ― Si je ne m’abuse, vous, c’est un second rôle.
ACTEUR 2, montrant le manuscrit. ― Je suis l’Acteur 2, mais...
ACTEUR 1 ― C’est un second rôle. Moi, je suis l’Acteur 1 !
ACTEUR 2 ― Oui, mais ça ne veut pas dire grand-chose.
ACTEUR 1 ― Tout de même, je suis l’Acteur 1. Ça ne veut rien dire, pour vous ?
ACTEUR 2 ― Parfois, le 2 peut en avoir autant à dire que le 1. Et même, parfois, il en dit davantage.
ACTEUR 1 ― Il n’empêche, je suis l’acteur principal.
ACTEUR 2 ― Je vous suis de près.
ACTEUR 1 ― Mais vous me suivez.
ACTEUR 2 ― Vous êtes un peu prétentieux, non ?
ACTEUR 1 ― J’ai des raisons de l’être. Cette pièce reposera sur mes épaules.
ACTEUR 2 ― Il ne faut rien exagérer.
ACTEUR 1, mielleux. ― Vous êtes un peu jaloux, non ?
ACTEUR 2 ― Pas du tout, pas du tout.
ACTEUR 1 ― Alors pourquoi faire toute une histoire parce que je suis l’Acteur 1 ?
ACTEUR 2 ― Mais je ne fais pas d’histoire. C’est l’auteur qui fait l’histoire, pas moi. (Il manipule le manuscrit.)
ACTEUR 1 ― À propos, vous avez lu le manuscrit ?
ACTEUR 2 ― Non, je n’ai pas eu le temps.
ACTEUR 1 ― Moi non plus.
ACTEUR 2 ― J’espère que c’est une bonne pièce. (Perfide.) Surtout pour vous.
ACTEUR 1 ― Comment ça, pour moi ?
ACTEUR 2 ― Eh oui. Si la pièce est mauvaise, ça retombe forcément sur l’acteur principal… (Hypocrite.) Vous ne le saviez pas ?
ACTEUR 1 ― Ça vous va bien les seconds rôles. Dans les feux du rayonnement de la vedette, on arrive à croire que vous avez du talent…
ACTEUR 2, affectant la modestie. ― C’est trop…
ACTEUR 1 ― Si, si, vous avez du talent. Pour la fourberie.
ACTEUR 2 ― C’est le « rayonnement de la vedette » qui me paraissait excessif.
ACTEUR 1 ― Les humbles restent au bas de l’échelle.
ACTEUR 2 ― Ainsi, ils évitent de tomber de trop haut.
ACTEUR 1 ― Excuse de médiocre ! Un acteur qui ne prend pas de risques n’est pas un acteur.
ACTEUR 2 ― Sur ce point, je ne peux pas vous donner tort.
ACTEUR 1 ― Vous faisiez quoi avant d’être Acteur 2 ?
ACTEUR 2 ― Je lisais le journal. (Il feuillette le manuscrit.)
ACTEUR 1 ― Tiens ! Moi aussi. Je m’étais fait une spécialité de la lecture de journal. On croit ça à la portée de tout le monde, mais c’est faux. Tout est dans le jeu de l’acteur.
ACTEUR 2, captivé par la lecture du manuscrit. ― Non, je lisais le journal pour chercher du travail.
ACTEUR 1 ― Ah ! Je me disais aussi, je ne vous ai jamais vu sur scène lire le journal. D’ailleurs, je ne vous ai jamais vu sur une scène tout court.
ACTEUR 2, répond, toujours en lisant. ― Je peux en dire autant de vous.
ACTEUR 1 ― Il est difficile d’être remarqué, derrière un journal. Mais maintenant, je vais être dans la lumière. Je suis enfin tête d’affiche.
ACTEUR 2, referme le manuscrit avec un air satisfait. ― Tête d’affiche, c’est vite dit.
ACTEUR 1 ― Votre jalousie reprend le dessus ?
ACTEUR 2 ― Ce n’est pas ça, mais je n’ai jamais vu une tête d’affiche avec, euh… Machin dans le rôle d’Acteur 1.
ACTEUR 1 ― Je ne m’appelle pas Machin.
ACTEUR 2 ― C’est un exemple. Un grand rôle ne s’appelle pas non plus Acteur 1. On lui donne un vrai nom, comme Oscar, Léon, Scapin…
ACTEUR 1 ― Pour vous, il y a bien un nom qui me chatouille la langue, mais je vais rester poli.
ACTEUR 2 ― Je n’en supporterai pas davantage. (Il sort un révolver de sa poche et en menace l’Acteur 1.)
ACTEUR 1, apeuré. ― Qu’est-ce que vous faites ?
ACTEUR 2 ― Je joue.
ACTEUR 1 ― On ne joue pas avec une arme à feu, voyons.
ACTEUR 2 ― Je joue mon rôle.
ACTEUR 1 ― Vous êtes fou !
ACTEUR 2 ― Pas du tout. Vous auriez dû lire le manuscrit, Acteur 1. Et vous auriez appris que vous mourrez à la première scène.
ACTEUR 1 ― Hein ! Quelle horreur !
ACTEUR 2 ― Eh oui ! Le grand acteur, ce n’est pas le premier, c’est celui qui dure. Adieu, Acteur 1. (Il tire : « pan ! »)
ACTEUR 1, s’écroule. ― Ah !... (Agonisant.) Je meurs sur scène comme Molière.
ACTEUR 2 ― Il est indécrottable.
Entrée des Policiers.
POLICIER 1 ― Bravo ! Bien visé.
ACTEUR 1, râle. ― Aaah… Tu parles… à bout-portant !
ACTEUR 2, arme au poing. ― Que voulez-vous ?
POLICIER 1 ― Je vous arrête pour meurtre.
ACTEUR 2 ― Vous êtes de la police ?
POLICIER 1 ― On ne peut rien vous cacher. Je me présente : Policier 1.
POLICIER 2 ― Moi, je suis le Policier 2. Votre scène est finie, on vous embarque.
ACTEUR 2 ― Ah, non ! Lui (Il désigne l’Acteur 1.) est fini. C’est moi maintenant le rôle principal.
ACTEUR 1, agonisant exagérément. ― Je meurs… mais je ne suis pas fini. Aaaah !...
POLICIER 1 ― Soyez raisonnable, Acteur 2. Suivez-nous gentiment.
POLICIER 2 ― Oui, lisez votre texte. L’Acteur 1 meurt, l’Acteur 2 est jeté en prison, et on passe à une autre saynète.
ACTEUR 2, sort en courant. ― Jamais ! Jamais vous ne m’aurez ! Jamais je ne quitterai la scène !
Les deux policiers se penchent sur l’Acteur 1.
ACTEUR 1 ― Rattrapez-le… il me vole la vedette.
POLICIER 1 ― Vous en faites pas, il se fera cueillir en coulisses.
POLICIER 2 ― Comment vous sentez-vous ?
ACTEUR 1 ― C’est merveilleux… Aaaah !... C’est le plus beau rôle de ma vie. Le plus court aussi.
POLICIER 1 ― C’est bon, maintenant vous pouvez mourir.
ACTEUR 1 ― Surtout pas… mon agonie doit durer des heures…
POLICIER 2, au 1. ― On n’est pas sorti de l’auberge.
ACTEUR 1 ― Aaah !... Que c’est beau de mourir sur scène…
POLICIER 1 ― C’est très beau. Mais on va pas tenir le public avec une agonie qui n’en finit pas.
ACTEUR 1 ― Laissez-moi, je me charge du public.
POLICIER 2 ― Vous n’avez pas bien compris, Acteur 1. C’est fini, là. Vous faites le mort et on tire le rideau.
ACTEUR 1 ― Laissez-moi, je vous dis. Laissez-moi mourir en paix.
POLICIER 1 ― C’était une balle à blanc. Vous comprenez, Acteur 1 ? Une balle à blanc !
ACTEUR 1 ― Taisez-vous ! Vous êtes en train de tuer la magie du théâtre. Comment voulez-vous qu’ils croient (Il montre le public.) à ma mort si vous parlez de balle à blanc. Moi, j’ai mal au ventre comme si j’avais reçu une vraie balle. Ah !... Je souffre…
POLICIER 2 ―...