Porn for the Blind

Eva est une jeune femme en quête de passion et d’intensité. Elle fait un jour la rencontre d’un homme dont elle tombe éperdument amoureuse au premier regard, mais qui disparaît aussitôt dans une foule sans qu’elle ait pu savoir qui il était. Elle ne sait qu’une chose : il est aveugle. Après avoir tenté de le retrouver par tous les moyens, elle finit par se faire embaucher chez Porn for the Blind, une entreprise d’audiodescription de scènes pornographiques à destination des aveugles. Cette nouvelle expérience va bouleverser sa conception de l’amour, de l’imaginaire. En poursuivant sa quête, Eva finira par se trouver elle-même.

 

Eva

Eva — Comment j’en suis arrivée là ?

C’est une longue histoire qui finit très loin de son début. Une histoire qui a bien plus d’imagination que celle qui vous la raconte.

D’abord, pour bien comprendre, il faut imaginer ce que ça peut être, une vie où vous ne trouvez pas goût à grand-chose. Où vous enchaînez les boulots en espérant que l’un d’eux vous plaise. Où vous multipliez les rencontres trop fades, souvent décevantes. Une vie où vous n’attendez que ça : qu’il se passe enfin quelque chose.

Et puis tout à coup.

Je l’ai aperçu pendant un de ces grands rassemblements comme il y en a de plus en plus souvent en ville. Vous prenez un hangar désaffecté, un terrain vague, un ancien dépôt d’autobus, n’importe quelle friche industrielle, vous lui donnez un nom un peu tendance, Nouveau départ, un nom un peu anglais, Small Brooklyn, ou un nom très simple, comme Le Lieu, et puis vous remplissez tout cela de food trucks, de marchés bios, d’anciens banquiers reconvertis en brasseurs de bières artisanales, quelques gourous zen, une crèche participative fondée sur l’éducation bienveillante, et au bout de deux semaines, c’est rempli de couples encombrés d’enfants qui veulent encore un peu s’encanailler. Bref, ça grouille de partout, tout est hors de prix, mais on a l’impression de profiter des dernières libertés urbaines, d’un endroit où tout est encore possible, mais qui demain fermera ses portes pour laisser la place à un hôtel de luxe ou à des immeubles neufs à 14 000 du mètre.

Mon prince.

C’est là que je l’ai rencontré. Il avait ce petit je-ne-sais-quoi qui ne cadrait pas vraiment avec le reste. Il était immobile au milieu de la foule, comme au-dessus de la mêlée, avec un sourire en coin, un petit sourire inamovible, mystérieux.

Ce n’est pas facile de rencontrer quelqu’un aujourd’hui, vous savez ? Je veux dire vraiment rencontrer. Est-ce que voir quelqu’un pour la première fois, on peut appeler ça rencontrer quelqu’un ? Je n’en suis pas si sûre. Mais lui, il se passait quelque chose. Ça m’a attrapée au bas des reins, puis dans tout le dos. Je me suis redressée. À l’affût. Complètement attentive à lui.

Et puis un autre type l’a pris par le bras, doucement, il s’est laissé faire et ils se sont déplacés tous les deux vers la sortie.

Subitement, plus rien ne comptait que cet homme. Je les ai suivis, à quelques mètres d’abord, puis de plus en plus près, jusqu’à sentir son odeur, la chaleur de son corps. Juste assez pour en avoir le cœur net. Il y a eu comme une bousculade, des gens derrière m’ont poussée, et j’ai atterri tout contre lui.

Il s’est retourné. J’ai dit « pardon ». Il a souri et passé la main sur mon visage, et le contact de sa peau contre la mienne m’a inondée d’une chaleur nouvelle. Intense. Ses doigts exploraient le relief de mon visage, en découvraient chaque centimètre carré. Oui, là, vu comme ça, on peut parler de rencontre.

Il m’a souri.

Mais il ne m’a pas vue.

Je ne dis pas que je suis transparente. Non, je dis simplement qu’il ne m’a pas vue. Et je ne dis pas qu’il n’était pas concentré, parce que moi je le fixais tant qu’il n’aurait jamais pu me rater. Un éléphant dans un couloir.

Ses yeux. Ses yeux étaient mi-clos, éclairés d’une lueur étrange, bercés de la beauté de l’inutile.

Ses yeux ne servaient à rien. Je ne sais pas s’ils avaient déjà servi, mais ma belle rencontre de ce dimanche de foule, ma piqûre au creux des reins, mon prince au sourire de marbre était bel et bien aveugle.

Aveugle.

Puis il a repris son chemin et je les ai regardés s’éteindre dans la ville, sans bouger, sidérée, avec sur ma joue le contact encore brûlant de ses doigts.

J’étais amoureuse d’un type dont je ne savais rien. À part, peut-être, qu’il vivait dans la même ville que moi. À part, sûrement, qu’il était aveugle.

Mon prince.

Et j’étais bien décidée à le retrouver.

CÉCIFOOT

Eva — Selon les derniers chiffres, 1,7 million de personnes sont atteintes de troubles de la vision en France. On dénombre 932 000 malvoyants moyens. Ils ne peuvent distinguer un visage à 4 mètres. On compte aussi 207 000 aveugles et malvoyants profonds, c’est-à-dire n’ayant pas de perception de la lumière.

Tu ne m’aurais pas caressé le visage comme on lit un bouquin si tu avais pu me voir avec tes propres yeux. Je dirais donc que tu es un des 207 000. (Elle lit mieux :) On considère qu’il y a 61 000 aveugles complets — 61 000 ! Je suis déjà passée de 1,7 million à 61 000.

Si on part du principe qu’il est parisien — parce que clairement, s’il vient d’ailleurs, ou même s’il n’est pas français, je suis foutue —, ça doit nous ramener à quelques milliers de personnes, peut-être 15 000 ?

(Elle fait des recherches sur Internet.)

« Où trouver un aveugle à Paris » ? Non, c’est bizarre. « Ren­contrer des aveugles à Paris », « Être aveugle à Paris ». Trop vague. « Activité aveugles Paris », « Sport aveugles Paris », « Cécifoot » ?

Apparaît un homme.

Joueur de cécifoot — Madame, comprenez bien, vous me demandez quelque chose d’impossible.

Eva — Oui, oui, autant chercher une aiguille dans une botte de foin, c’est ça ? C’est ce que je me suis dit aussi.

Joueur de cécifoot — Mais là on ne parle même pas de botte de foin.

Eva — Comment ça ?

Joueur de cécifoot — Enfin, je suis aveugle, vous le voyez bien ! Vous me parlez d’un type dont vous pouvez seulement décrire le visage et… il était comment, déjà ?

Eva — Un brun. Taille moyenne. Un peu de barbe. Un sourire étrange, vous voyez ?

Joueur de cécifoot — Non, je ne vois pas.

Eva — C’est vrai, pardon.

Joueur de cécifoot — Enfin, que je sois aveugle ou non, ça ne change rien ; il est commun, votre type, c’est tout.

Eva — Ce n’est pas l’idée que j’en ai eu.

Mais on est bien d’accord qu’on est dans un club de foot, là, non ? Je veux dire, il faut bien que vous couriez après le ballon, que vous puissiez taper dedans, vérifier, même, qu’il y a bien eu but. Comment vous faites si un type envoie malencontreusement le ballon de l’autre côté de la barrière ? Vous arrêtez la partie ? Et puis comment vous faites, d’ailleurs, pour savoir où est le ballon ?

Joueur de cécifoot — D’abord, ce n’est pas vraiment du foot. C’est du cécifoot.

Eva — Je vois… Je veux dire, d’accord.

Joueur de cécifoot — Mais attention, il y a des gestes techniques : des passements de jambes, des frappes de mule. Et pour répondre à votre question, c’est très simple : les grelots.

Eva — Les grelots ?

Joueur de cécifoot — On met des grelots dans la balle. Comme ça on l’entend passer.

Eva — Ah ! d’accord, mais si le ballon s’arrête ?

Joueur de cécifoot — Ah ! ben là on n’est pas dans la merde ! Mais c’est un sport de mouvement, ça ne s’arrête jamais.

Eva — Et pour les buts ? Comment vous faites ? Vous faites un signe de croix et vous tirez au hasard ?

Joueur de cécifoot — Non. Il y a un type derrière chaque but qui nous guide avec sa voix. Nous, les aveugles, on voit beaucoup avec nos oreilles, vous comprenez ?

Eva — Très bien, oui.

Joueur de cécifoot — Ça me fait penser, il y en a un dans chaque équipe qui pourra vous aider : c’est le goal. Lui, il voit très bien. C’est d’ailleurs ça qui rend ce sport difficile. Éric ! Éric ! Il y a une dame qui a des questions à te poser.

Même comédien. Autre personnage. Et ainsi de suite.

Gardien de cécifoot — Oui ? C’est à quel sujet ?

Eva — Ça vous dit quelque chose, parmi vos joueurs, un homme brun, la trentaine, taille moyenne ?

Gardien de cécifoot — Ça me dit 20 millions de personnes environ.

Eva — Avec un sourire mystérieux.

Gardien de cécifoot — Non, pas plus. Vous pouvez toujours essayer à la pétanque pour aveugles.

Eva — Ça existe ?

Gardien de cécifoot — Mais tout existe, madame.

Elle se retourne. Elle est avec un joueur de pétanque pour aveugles.

Joueur de pétanque — Hé, bonjour.

Eva — Ça vous dit quelque chose, parmi vos joueurs, un homme brun, la trentaine, taille moyenne, avec un sourire mystérieux ?

Joueur de pétanque — Ah non, rien du tout, c’est plutôt troisième âge ici, cong.

Eva — Ah ! dommage…

Joueur de pétanque — Mais allez voir au blind bowling.

Eva — Le blind bowling. D’accord.

Elle se retourne. Elle est nez à nez avec un joueur de blind bowling.

Joueur de blind bowling — Oh ! hello !

Eva — Vous avez vu un homme brun, la trentaine, taille moyenne, avec un sourire mystérieux ?

Joueur de blind bowling — Non, ça me dit rien, mais sinon vous pouvez aller voir…

À partir de là, Eva enchaîne les rencontres. Les choses deviennent de plus en plus décousues.

Responsable de l’association —...

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