L’ombre de Stella. Moi, Nadine Picard

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Avec ces deux monologues inédits, Pierre Barillet nous transporte dans son univers peuplé de stars de cinéma des années vingt, de courtisanes et de divas d’après-guerre. L’auteur dresse le portrait intime et tendre de deux vedettes Stella Marco (tout droit sortie de l’imagination de l’auteur) et Nadine Picard, comédienne que Pierre Barillet a bien connue. Deux portraits de femmes flamboyantes, que l’auteur peint en clair-obscur, pour mieux donner à voir leur profondeur.

 

Voyons si je me souviens comment ça fonctionne, ce truc-là… Depuis le temps… On l’avait acheté pour aider Stella à apprendre son texte, quand la mémoire a commencé à flancher… Elle refusait de s’en servir. J’avais beau lui dire que maintenant, tous les comédiens apprenaient comme ça leurs rôles, elle ne voulait pas. Il lui fallait une répétitrice, quelqu’un à emmerder… Moi !

Quand ce type est venu me proposer d’écrire mes Mémoires, j’ai rigolé. Quels Mémoires ? Les Mémoires d’une ombre ? Parce que c’est ce que je suis : une ombre. L’ombre de Stella. Alors il a sauté en l’air, le mec.

« C’est ça ! C’est exactement ça ! L’ombre de Stella. Formidable ! Très médiatique. J’achète tout de suite. Vingt mille francs d’à-valoir. Trente mille à la livraison. Plus les droits. »

J’ai essayé de le calmer : « Mais je ne sais pas écrire ! »

Alors lui : « Justement. Faut surtout pas que ce soit écrit. Vous parlez dans le magnétophone. Vous racontez tout ce qui vous passe par la tête, au fur et à mesure que les souvenirs vous reviennent… vous me donnez les cassettes, et vous ne vous occupez plus de rien !

– Cinquante mille balles plus les droits ? Ça se monte à combien, les droits ?

– Ah ! ça dépend du tirage, m’a répondu le gars. Mais si c’est bien lancé, et là, comptez sur moi, si on en parle à la télé, ça peut vous rapporter beaucoup de blé ! »

D’abord, je ne voulais pas. Et puis il m’a tellement baratinée… Après tout, qu’est-ce que je risque ? Et puis maintenant que j’ai empoché le pognon, faut bien que je m’exécute !

(Elle se concentre sur le magnétophone.)

La cassette est bien à l’intérieur ?… Oui. J’appuie en même temps sur « Record » et sur « Play »… (Elle le fait.)… et je parle !

(Elle se penche vers l’appareil et elle parle avec application.)

Je m’appelle Mylène Janvier. Mais mon vrai nom, c’est Josette Puchaud.

(Elle reprend son ton naturel.)

Voyons si ça fonctionne… « Pause ».

(Elle appuie sur une touche.)

« Rewind »…

(Elle prononce « Rewind » à la française, en enfonçant une autre touche.)

Maintenant : « Play »…

(Elle appuie sur autre touche. On entend sa voix enregistrée.

Voix de Mylène : « Je m’appelle Mylène Janvier. Mais mon vrai nom, c’est Josette Puchaud. »)

Parfait ! Stop !

(Elle appuie sur une touche.)

Maintenant, ma fille, tu n’as plus qu’à te laisser aller ! Déballe-toi ! Raconte-leur Stella ! Dis la vérité, toute la vérité, rien que la vérité !… Comme disait l’autre, il y a toujours au moins trois vérités : celle de celui qui raconte, celle de celui qui écoute et celle de celui qui l’a vécue !

Stella, elle a toujours refusé d’écrire ses Mémoires. Et pourtant, comme mégalo… Elle ne savait que parler d’elle. Sans doute qu’elle avait peur de se retourner sur son passé.

« Les Mémoires, c’est bon quand on a épuisé tout le reste. Moi, le passé ne m’intéresse pas. Seul compte l’avenir ! » qu’elle disait. L’avenir ! Tu parles ! Elle approchait des quatre-vingts berges et elle parlait encore de l’avenir ! Seulement maintenant, il n’y a plus d’avenir ni de passé. Un légume, ça n’a pas de mémoire. Ta mémoire, Stella, c’est moi !

On y va ? « Record » !

(Elle appuie sur une touche et parle au magnétophone.)

Stella, je l’ai connue en 37… Et depuis, on s’est jamais perdues de vue. A partir de là, c’est possible de reconstituer sa vie, sa carrière… mais avant ça ? Elle racontait des tas de choses sur son enfance. Qu’est-ce qu’il y avait de vrai ? Soi-disant qu’elle était née en Transylvanie. La ville, j’ai oublié le nom. Elle me l’avait dit pourtant. J’avais même vérifié dans le dico. Mais à part Stella, je n’ai jamais connu personne qui en venait ou qui y avait été !

A l’en croire, elle avait grandi dans une grande maison rose, pleine de domestiques, au milieu d’un parc immense. Gamine, elle avait une carriole avec un poney.

Sa mère était très belle. Elle portait des robes du soir décolletées en satin noir, et des sautoirs de perles fines grosses comme des œufs de pigeons. Elle était très artiste, et quand ils donnaient des soirées, elle jouait du piano comme une virtuose devant toute la haute société du coin.

Son père, elle en parlait moins. Je crois qu’il était officier de carrière.

Comment elle était arrivée en France ? Mystère.

Sa mère, elle ne savait pas ce qu’elle était devenue. Des fois, elle disait qu’elle était morte. D’autres fois, qu’elle s’était remariée en Amérique…

En tout cas, personne ne les a jamais vus, pas plus son père que sa mère.

Jean Boyer – vous savez, le metteur en scène – prétendait qu’il avait rencontré une fois Stella, dans un magasin de chaussures, avec une femme âgée qui n’avait vraiment rien d’une duchesse et qu’elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Stella aurait fait celle qui ne le voyait pas. Pour Jean Boyer, pas de doute, c’était sa mère.

On a raconté aussi que son père était cheminot dans la région de Bayonne et que sa mère l’avait plaqué pour suivre un représentant de commerce. Sur quoi le père s’était mis à boire et Stella aurait fugué à l’âge de treize ans pour ne plus jamais retourner chez elle.

Mais s’il fallait récapituler tous les racontars qui ont couru sur Stella, on n’en finirait pas.

De temps en temps, elle parlait de son frère. Il paraît que pendant l’Occupation, il tenait un cercle de jeu du côté de l’Etoile.

Un soir qu’on dînait au Fouquet’s, Stella me l’a montré de loin, mais elle ne me l’a pas présenté, parce qu’à ce moment-là, ils ne se parlaient pas.

C’est comme pour le neveu. Thierry. Le neveu, du moins, j’ai vu sa photo. Elle la trimbalait partout, dans son sac, dans sa loge… Elle disait qu’il était mort en héros, torturé par la Gestapo. Il n’avait pas dix-huit ans. Elle l’adorait. Quand elle en parlait, ses yeux se remplissaient de larmes. Il y en a qui prétendaient que ce n’était pas son neveu, que c’était son fils. Et puis un résistant, ça ne faisait pas mal dans son tableau de famille.

Quand elle a débuté, Stella s’appelait Sylviane, Sylviane Marco. Et puis le jour où elle a vu Barbara Stanwyck dans Stella Dallas, elle a décidé de prendre le nom de Stella. Barbara Stanwyck, c’était son idole. Elle copiait tout ce qu’elle faisait. « Je serai la Barbara Stanwyck française » qu’elle disait.

Elle n’est pas devenue Barbara Stanwyck. Elle est devenue Stella Marco, ce qui n’est pas si mal.

Aujourd’hui personne ne se souvient de Barbara Stanwyck, la vraie. Quand elle est morte, il y a quelques années, c’est tout juste si on en a dit un mot à la télé. Et c’est à peine si on sait encore qui est Stella. Stella qui roupille, là, à côté…

Tu traînes, ma pauvre vieille. Ça n’en finit plus, hein ?

L’autre jour, j’ai cru deviner qu’elle essayait de me dire : « C’est long ! »

Oh ! oui, c’est long… Mais c’est ta faute aussi. Pourquoi as-tu le cœur aussi solide ? Il est vrai qu’il n’a pas beaucoup servi !

Quand tu vas claquer, on aura sans doute droit à un de tes films sur Ciné Classic. Un des plus mauvais. On dirait qu’ils le font exprès. Sans doute une question de budget.

Et ciao Stella. Aux oubliettes. Comme les autres.

Déjà cinq ans que tu as quitté la scène comme on file à l’anglaise, presque honteusement, en rasant les murs.

Ta carcasse était comme une mécanique rouillée qu’on remettait de plus en plus difficilement en marche. Mais tu refusais de lâcher prise.

Tu n’avais déjà presque plus rien dans la tête, mais il y a encore eu un sursis grâce à ce sale petit appareil que je t’enfonçais dans l’oreille pour t’envoyer tes répliques.

Mais le jour où on a dû baisser le rideau avant la fin du spectacle, tout le monde sauf toi savait qu’on ne le relèverait plus.

Cinq ans que je te soigne, que je te chouchoute, que je te torche. Je te prolonge. Tu vivras centenaire, Stella. Et peut-être encore plus longtemps. Je ne te lâcherai pas. N’essaie pas de passer de l’autre côté, je te rattraperai ! Si tu t’en vas, qu’est-ce qui me restera ?

Qu’est-ce que je deviendrai ?

Je vivrai pour quoi ? Pour qui ?

Le tour de force de Stella, c’est d’avoir réussi à devenir célèbre sans avoir été jamais populaire.

Ce n’est pas le public qui a fait son succès, mais les intrigues, les coucheries, les combines et surtout le culot.

Rien ne l’arrêtait.

Combien de fois je l’ai vue à terre. On disait qu’elle était finie. C’était mal la connaître. Elle se relevait, toute seule, sans que personne ne l’aide. Et ça redémarrait.

Après l’épuration et toutes les emmerdes qu’elle a connues, plus personne ne voulait d’elle. Dans la rue, les gens changeaient de trottoir. Même ceux qui avaient été ses amis. Surtout ceux-là ! Les autres prenaient un air hypocrite et désolé. Mais avec le succès, tous les lèche-culs sont revenus en masse.

Elle n’était pas méchante, Stella. Elle n’avait pas le temps de penser aux autres ! Il ne fallait pas se trouver sur son chemin, c’est tout ! Elle avançait comme un bulldozer et elle aurait écrabouillé n’importe qui...

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