Erik Satie, Gnossienne no 1.
Un rire féminin… suivi de la faible lumière d’une lampe à pétrole.
Une jeune femme, Camille, longue robe blanche, se regarde dans le miroir sur pied à jardin. Elle essaye un immense chapeau très 1900.
À cour, bruits de pas…
Durand-Ruel, off — Faites attention à la marche. (Bruit d’une chute.) Vous n’avez rien ?
Monet, off, de mauvaise humeur — Ça va.
Durand-Ruel, off — Donnez votre main.
Monet, off — Ça va, je vous dis.
Bruit de serrure…
Camille ajuste son chapeau, jette un regard à cour, éteint la lampe à pétrole, et sort par la porte côté jardin.
La porte à cour s’ouvre.
Durand-Ruel entre, une lampe à la main. On devine un lit, la baie vitrée n’éclaire qu’un soir d’automne brumeux.
Monet entre à son tour, se frotte le bras gauche.
Silence.
Durand-Ruel — Alors ?
Monet — Alors quoi ?
Durand-Ruel — Qu’en dites-vous ?
Monet — C’est sombre.
Durand-Ruel — Évidemment. Mais demain matin, vous verrez : la lumière est splendide. (Il gratte une allumette, allume une seconde lampe à pétrole. La pièce s’éclaire faiblement.) Nous sommes chez un vieil ami qui vous admire beaucoup, au-dessus de sa boutique de « lingeries et modes ». C’est son salon d’essayage. Ses clientes montent ici pour essayer leur corset, leur chemisier, leur soutien-gorge… Mais comme vous n’êtes pas prêtre et qu’il tient à sa réputation, il va aménager un local dans son magasin.
Monet — Dommage…
Durand-Ruel — Vous pourrez travailler au calme.
Monet — Pas envie de travailler.
Durand-Ruel — Je vous ai fait installer un lit, vous avez un lavabo, demain je vous apporterai votre matériel, et votre chevalet est déjà là.
Monet — Pourquoi vous vous acharnez sur moi constamment ?
Durand-Ruel — Si je ne le faisais pas, qui le ferait ?
Monet — Je rêve de moins en moins, vous savez, et quand ça m’arrive, c’est toujours en noir et blanc. Autrefois j’avais un monde de couleurs à ma portée. Mais tout a disparu. Dieu a éteint les lumières. Noir total. (Il s’assied sur le lit, qui grince.) Pas terrible.
Durand-Ruel — Je vous signale, mon petit père, que je compte sur vous. Vous ne pouvez pas, sur un coup de tête, tout abandonner. Je vous ai passé une commande. Une grosse commande ! Et je vous ai versé un acompte.
Monet — Un petit acompte.
Durand-Ruel — Qu’en avez-vous fait ?
Monet — Mangé. Bu. Dépensé.
Durand-Ruel — Tout ?
Monet — J’avais faim, j’avais soif, j’avais froid…
Durand-Ruel — Vous n’êtes pas raisonnable… (Il sort un billet de cent francs de son portefeuille, le pose sur la table.) Voilà cent de plus.
Monet — Pas envie de travailler.
Monet s’allonge sur le lit.
Durand-Ruel — Vous l’avez déjà dit. Renouvelez-vous un peu. C’est comme votre peinture… Votre idée de cathédrale est magnifique ; lancez-vous, bottez-vous le cul, mon vieux !
Monet — Laissez-moi dormir.
Durand-Ruel — Ça fait un an que vous dormez ! Réveillez-vous, bon sang !
Monet — Mais vous ne comprenez donc rien ! Tout est noir ici ! (Il montre sa tête.) Là ! (Il montre son cœur.) Là ! (Il tend ses mains devant lui.) Le noir m’a envahi. Il m’est tombé dessus un matin, et je n’arrive pas à m’en défaire. Vous avez un remède contre ça ?
Durand-Ruel — Un remède ?
Monet — Un remède contre l’obscurité.
Durand-Ruel — Un remède… contre l’obscurité… Je réfléchis…
Monet — Vous n’en avez pas. Alors partez, vous m’ennuyez, vous êtes inutile.
Durand-Ruel — Je sais une chose, néanmoins : toutes les couleurs s’accordent dans l’obscurité… et se confondent.
Monet — Ça me fait une belle jambe.
Durand-Ruel — Pensez-y tout de même.
Monet — Pas envie de penser.
Durand-Ruel — C’est justement pourquoi, depuis quelque temps, je pense pour deux. Vous peignez, je vous expose, nous vendons… Et cette fois nous vendons cher, nous vendons en quantité ! J’ai déjà sondé à droite, à gauche, quelques collectionneurs : ils sont emballés, très impatients de voir vos nouvelles œuvres. Sur le papier, tout ça paraît simple ! Mais quand je vous vois affalé sur ce lit, les bras m’en tombent. Allez, levez-vous… Levez-vous !
Monet — Foutez le camp.
Durand-Ruel — Comment peut-on être si doué et si mal dégrossi ? Pour vous comme pour moi, je vous conseille de retrouver la vue. Retrouvez votre âme, et faites ce que vous avez toujours fait : peindre ! (Il prend la lampe à pétrole qu’il avait avec lui en arrivant, se dirige vers la porte.) La clé, je la pose ici… Elle ouvre et ferme le verrou. Je repasserai demain, voir si vous allez mieux. D’ici là, faites de beaux rêves.
Monet — Pas envie de rêver.
Durand-Ruel — Je sais. Je vérifiais juste que vous m’écoutiez.
Il sort. Un léger temps.
Monet se redresse, se lève, prend le billet de cent francs, le repose sur la table.
Puis il se plante devant la baie vitrée, son corps s’incline légèrement sur la droite comme s’il cherchait l’inspiration.
Lentement, du soir nous passons au matin, toujours brumeux et froid.
Monet n’a pas bougé.
La porte à jardin s’ouvre brusquement.
Apparaît Camille… et avec elle la lumière, la joie, la jeunesse.
Elle porte une jupe 1900 et un gracieux corset bleu pâle.
Camille — Je peux entrer ?
Monet — Quelle heure est-il ?
Camille — Huit heures.
Monet — Revenez dans une heure.
Camille — Vous en avez de bonnes ! Dans une heure, la boutique sera pleine de clientes ! (Elle s’admire dans le miroir.) Qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est un corset Summer. On les a reçus hier. Ça vaut une fortune, ces machins-là ! Il paraît que la reine d’Angleterre en a sept ! J’en ai piqué un pour l’essayer… C’est si léger, je n’ai même pas la sensation de le porter… Et pour mouler, il moule ! Vous voulez le passer ?
Monet — Pardon ?
Camille — Je plaisantais. De toute façon, vous ne passeriez pas le petit doigt. Faut maigrir un peu ! Vous faites de l’exercice ? Moi, tous les matins, je roule dix kilomètres à bicyclette. Y a pas mieux pour la forme. (Elle soulève sa robe.) Regardez ces jambes : pas une once de graisse ! Touchez, si vous voulez. Touchez. (Monet avance sa main pour tâter, Camille recule.) Gros dégoûtant ! Au fait, je m’appelle Camille. Je travaille comme modèle dans la boutique du dessous.
Monet — Comment vous dites ?
Camille — Camille… Et vous, votre nom à vous, c’est quoi ?
Monet — Vous pouvez me rendre un service, Camille ? Parlez moins fort. Mieux : ne parlez plus du tout.
Camille — Oh ! il est grincheux, le matin ! Qu’est-ce que vous faites ?
Monet — Hein ?
Camille — Oui, qu’est-ce que vous faites ici ? Vous êtes dans un salon d’essayage.
Monet — Je…
Camille — Vous êtes venu mater, c’est ça ?
Monet — Mater ?
Camille — Reluquer, vous rincer l’œil…
Monet — Pas du tout !
Camille — Vous avez installé votre lit et vous êtes venu zyeuter les modèles de la boutique. Vieux vicelard !
Monet — Dites donc, vous ne manquez pas d’air, vous !
Camille — Vous non plus, vous ne manquez pas d’air.
Elle grossit ses joues et mime l’embonpoint de Monet.
Monet — Bon, allez, sortez d’ici ! Sortez d’ici ou j’appelle votre patron !
Camille — Et susceptible avec ça ! Il n’y a personne encore. Je vous l’ai dit : il n’y a que nous deux. M. Émile n’arrive jamais avant dix heures. (Elle se place devant le miroir.) Vous voyez, je me moque de vous et j’arrive pas à fermer la dernière agrafe. Vous voulez m’aider ?
Monet — Allez au diable !
Camille — S’il vous plaît… (C’est demandé si gentiment que Monet ne résiste pas. Il va pour fermer la dernière agrafe du corset, située près des seins. Ses mains s’approchent, tremblent… Il n’ose pas…) Ce n’est qu’une agrafe.
Monet — C’est vous qui le dites.
Camille — Elle ne vous mangera pas.
Monet — Vous ne pourriez pas retenir votre respiration ? (Camille s’exécute. Les mains tremblantes de Monet s’approchent… et ferment l’agrafe.) Voilà. (Ses mains s’attardent sur le haut du corset, effleurent la peau…)
Camille — Si vous en cherchez d’autres, il n’y en a pas.
Monet — Mm ?
Camille — Des agrafes… à fermer…
Monet — Pardon…
Monet s’éloigne.
Camille — Merci tout de même. (La jeune femme retourne près du miroir, s’observe…) Il faut que je mette de côté, si je veux m’en payer un. Et encore, ça ne suffira pas. Vous savez combien ça coûte, un truc pareil ? Les fabricants ne veulent pas que les filles comme moi soient fines et élégantes. La mode nous passe...