Une Erreur quelque part

Evidemment, les patientes d’une clinique de rajeunissement n’espèrent qu’une chose : rajeunir. Si peu que le résultat soit positif, elles en tirent déjà satisfaction. Mais, dans la clinique qui nous concerne, le résultat dépassera les espérances. Le progrès sera tel que, à cause d’une “erreur quelque part”, le docteur lui-même n’arrivera plus à le freiner…

 

ACTE I

 

Scène 1

Clinique de rajeunissement. Bureau du Docteur.

Docteur (décrochant le téléphone) - Oui… Comment cela ?… Pour un traitement ? Et vous n’avez pas répondu ?… Mais vous savez très bien que… Qui ?… La Comtesse de Mortemouche ? Connais pas… Comtesse ?… Bon, bon, passez-la-moi… Allô… Ici le Professeur Tueride… En personne… Mes respects Madame la Comtesse. Mais vous pouviez faire confiance à mes services… Pour un traitement ? C’est bien cela : traitement. Nous n’intervenons pas chirurgicalement… Je ne peux bien sûr rien vous préciser sans une visite préalable… Naturellement, nous avons d’excellents résultats… Promettre plusieurs dizaines d’années serait un peu optimiste mais nous accomplissons des miracles… Comment cela des dégâts ?… Beaucoup de dégâts ?… Mais il faudrait voir, Madame la Comtesse… Je vous passe ma secrétaire pour un rendez-vous… Non, il ne s’agit pas d’un rendez-vous avec ma secrétaire… Naturellement, en personne, pour vous servir… Bien sûr, bien sûr, il y a toujours quelque chose à faire… Naturellement, toujours… Comment cela sauf pour votre mari ?… Votre mari est mort ?… Dans ce cas, évidemment, c’est un peu tard. Je regrette… Mais votre fille aussi sera la bienvenue… Votre petite-fille ?… Egalement. Quoique son état ne doive pas nécessiter… Comment cela ?… Votre petite-fille vient d’avoir 59 ans ?… Ah ! bon, dans ce cas je vous passe ma secrétaire. Ne raccrochez pas. Mes respects Madame la Comtesse… de Mortemouche, c’est cela… Vous avez raison, c’est facile à retenir. Morte comme… c’est cela. Et mouche comme l’insecte, j’ai compris. Mes resp… mes resp… mes resp… (Excédé, il raccroche.) Oh ! là là ! Plus les cas sont désespérés, plus ils espèrent. Avec une petite-fille de 59 ans, la Comtesse ne doit pas être du tout premier choix ! Quel métier ! (On frappe.) Entrez !

Infirmière 1 - Bonjour Docteur.

Docteur - Bonjour. Bon week-end ?

Infirmière 1 - Très bon, Docteur. Merci. Et vous ?

Docteur - Merci… Alors, où en sommes-nous ?

Infirmière 1 - Tout est parfait, Docteur. Chambres 1, 3, 5, 7, 9 tout évolue normalement. Pas de température. Pas de troubles. Pas de plaintes.

Docteur - Comment pas de plaintes ? Nos clientes ont-elles des raisons de se plaindre ?

Infirmière 1 - Non, puisqu’elles dorment toutes profondément.

Docteur - A la bonne heure !… Les effets du sérum ?

Infirmière 1 - Très positifs, Docteur. Les traits du visage sont détendus, reposés.

Docteur - Quand elles dorment ?

Infirmière 1 - C’est déjà cela, Docteur.

Docteur - Alors insistons, il faut avoir confiance.

Infirmière 1 - C’est ce que nous faisons, Docteur.

Docteur - Si les cures de rajeunissement étaient suivies par des patientes un peu plus…

Infirmière 1 - Jeunes.

Docteur - C’est cela. Notre tâche serait beaucoup moins…

Infirmière 1 - Ingrate.

Docteur - A l’impossible nul n’est tenu.

Infirmière 1 - Docteur, vous ne douteriez pas ?

Docteur - Allons donc ! Bien sûr que non. Mes chambres sont occupées. La clientèle se bouscule à ma porte. Pourquoi voudriez-vous que je doute ?

Infirmière 1 - Je suis fière de vous servir, Docteur.

Docteur - Allons, allons…

Infirmière 1 - Si, si, cette confiance, cette certitude dont vous faites preuve. Alors que les résultats…

Docteur - Ne dites plus jamais cela. Nous n’avons eu à traiter jusqu’à ce jour que des cas désespérés. Moyenne d’âge : 70 ans ! Un peu de bon sens. Toutes les clientes qui se présentent sont des personnes âgées. Qu’y puis-je ? Et qu’est-ce qui vous autorise à dire que les progrès ne sont pas à la hauteur ?

Infirmière 1 - L’aspect des patientes, sauf l’admiration que je vous voue, Docteur…

Docteur - Combien de fois faudra-t-il vous dire que ce n’est pas une question d’aspect ? Qu’est-ce que ça veut dire l’aspect ? C’est extérieur l’aspect. Et c’est en dedans, mon petit, que se situent les années. Il est des jeunes qui sont de véritables vieillards. Et si les vieillards ne sont pas jeunes, notre tâche est tout de même d’en convaincre quelques-uns. Admettez que mon sérum a fait merveille sur les souris.

Infirmière 1 - Les souris, Docteur, n’avaient que quelques mois.

Docteur - Evidemment, les souris de 70 ans ne courent pas les greniers… Dès la deuxième injection, le poil était plus luisant, l’œil plus vif, la queue plus effilée.

Infirmière 1 - Nos patientes n’en attendent pas tant, Docteur.

Docteur - Nos patientes attendent davantage au contraire. Elles voudraient redevenir leur fille… Ça n’est pas tellement une question d’esthétique, de peau plus ou moins fraîche, de sein plus ou moins droit, non, elles cherchent à retarder l’échéance. A durer encore un peu. Elles cherchent à se rassurer, à se tromper elles-mêmes en se regardant dans leur miroir. Illusion que tout cela ! Si l’intérieur est au bout du rouleau, qu’y pouvons-nous ?

Infirmière 1 - Alors, pourquoi pratiquer ce traitement ?

Docteur - Il faut bien vivre !

Infirmière 1 - Docteur, puis-je me permettre de vous faire remarquer que vous ne parlez jamais ainsi. Vous venez tout simplement de vous contredire. Que vous arrive-t-il ?

Docteur - Excusez-moi, vous avez raison. Mon week-end n’a pas été sans difficulté.

Infirmière 1 - Votre santé ?

Docteur - Non, laissons cela.

Infirmière 1 - Les bouchons sur la route du retour ?

Docteur - Nous ne sommes pas sortis.

Infirmière 1 - Alors ?

Docteur - Alors… ma femme devient insupportable.

Infirmière 1 - Que lui arrive-t-il ?

Docteur - Elle vieillit. (Silence.) Vous a-t-on déjà dit que vous étiez jolie ?

Infirmière 1 -

Docteur - On a dû vous le dire.

Infirmière 1 - Quelquefois.

Docteur - Les hommes sont des imbéciles. On devrait vous le dire du matin au soir. Ça crève les yeux que vous êtes jolie.

Infirmière 1 - Il faudrait décider pour la 9. Elle est ici depuis six mois. C’est beaucoup…

Docteur - Dites-moi, précisément, depuis six mois qu’elle est en traitement, quoi de neuf ?

Infirmière 1 - Quoi de… neuf ?

Docteur - Oui, de neuf. N’ayons pas peur des mots. Quel est le verdict de « l’ordinexaminator » ?

Infirmière 1 (confuse) - Elle a vieilli de six mois.

Docteur - C’est déjà cela. Peut-être, chez elle, en aurait-elle pris pour deux ans. Ce qu’on appelle prendre un coup de vieux. Ça peut arriver même aux personnes âgées… Faites deux ampoules au lieu d’une et n’hésitez pas à… (Sonnerie du téléphone.) Excusez-moi. (Il décroche.) … Oui… Mais je vous ai déjà dit que… Elle insiste, elle insiste mais ça n’est pas une raison… Une Comtesse peut-être, une emmerdeuse à coup sûr… Bon, passez-la-moi… Allô !… En personne… Excusez-moi Comtesse mais… Comment cela ?… Si vous pouvez participer au Cross du Figaro ?… Mais voyons Comtesse, cela dépend de… Je ne peux sans vous examiner… Venez me voir, nous arrangerons cela. Est-ce que votre arrière-petite-fille… ?… Mais naturellement… C’est cela, soyez tranquille. Mes hommages, Comtesse… de Mortemouche, naturellement. (Il raccroche.) La Comtesse, après traitement, envisage de participer au Cross du Figaro. Je vous le disais. Rajeunir de quinze, vingt ans, c’est toujours ça de pris sur les voisines. J’espère qu’elle n’ira pas jusqu’à s’inscrire en junior… Triplez la 9… Impensable qu’on ne vous ait pas dit plus souvent que vous étiez jolie !… C’est tellement évident… Peut-être le dit-on davantage quand ça n’est pas tout à fait vrai… (Sonnerie du téléphone. Il décroche.) Oui, c’est exact, elle est ici. (A Infirmière I.) Mademoiselle Octave vous demande. Ça semble pressé.

Infirmière 1 (sortant) - Excusez-moi.

Docteur - Elles n’ont qu’à dormir mais dès qu’elles s’éveillent, tout est urgent !… (Pensant à la Comtesse.) Le Cross du Figaro. Quelle idée !

(Néanmoins, il exécute quelques mouvements d’assouplissement qui deviennent bientôt une course à pied surplace. Bruit de pas précipités dans le couloir.)

Infirmière 1 (entre en trombe) - Docteur ! Docteur !

Docteur - Qu’est-ce qui se passe ?

Infirmière 1 - La 10 ! La 10 !

Docteur - Eh bien quoi ?

Infirmière 1 - Ah ! Docteur !

Docteur (voulant sortir) - Crise cardiaque ?

Infirmière 1 - Non, non, n’y allez pas !

(Entrée de Infirmière 2.)

Infirmière 2 (bouleversée) - Ah ! Docteur, Docteur. Quel drame !

Docteur - Décédée ?

Infirmière 2 - Pire.

Docteur - Comment pire ?

Infirmière 2 - Je suis responsable, Docteur, la seule responsable. Et pourtant…

Docteur - Allons voir ça.

Infirmières 1 et 2 (empêchant de sortir) - Non, non, pas encore.

Infirmière 1 - Vous ne méritez pas ça.

Infirmière 2 - Je suis la seule responsable.

Docteur - Mais me laisserez-vous ? Qui est le maître ici ?

Infirmière 1 - C’est vous Docteur. Mais il ne faut pas. Il faut que vous sachiez avant. Mademoiselle Octave va vous dire. Mais asseyez-vous. Allongez-vous même. Je vous en prie, laissez-vous faire. Croyez-moi. Au nom de la Clinique. Restez calme. Allongez-vous. Voilà, c’est cela. Donnez-moi la main. Vous vous sentez mieux ?

Docteur - Mais… ?

Infirmière 1 - Si, si, vous vous sentez mieux, votre pouls se calme, voilà, ce n’est rien, ce n’est rien. (A Infirmière 2.) Vous pouvez. Parlez, parlez.

Infirmière 2 - Docteur… Moi qui n’ai jamais commis la moindre faute professionnelle. Moi qui aime mes patientes comme si elles étaient mes filles…

Infirmière 1 - Mais oui, mais oui, le Docteur a compris.

Docteur - C’est vous qui le dites.

Infirmière 1 (à Infirmière 2) - Continuez, continuez. Ou voulez-vous que j’explique ?

Infirmière 2 - Non, non, je suis responsable, c’est moi, moi seule. Voilà Docteur. C’est sans doute hier soir. En passant de la 8 à la 10. Oh ! Les 2, 4, 6, 8 sont parfaites. Elles ne bougent pas. Telles on nous les a livrées, telles elles sont. Enfin… En passant de la 8 à la 10 j’ai fait choir mes lunettes. Cassées. Ce n’est pas que mon écart visuel soit important. Seul mon œil gauche est faible. Mais l’œil droit compense largement. Seulement, c’est la poignée de la porte. En me baissant pour ramasser mes lunettes. L’œil droit dans la poignée ! Voyez, Docteur, j’en porte la marque. Bref, j’étais autant dire aveuglée. Plus qu’aveuglée. Aveugle. Je n’aurais pas dû. Je l’ai fait pour bien faire. Pour ne déranger personne. Une infirmière qui se plaint c’est un mauvais exemple… C’est pour la dose, Docteur. La dose… J’en ai mis beaucoup trop. Je me suis trompée d’ampoule. J’ai pris le concentré…

Docteur - Et c’est pour cela que vous faites une telle scène ! Soyez raisonnable. Vous savez très bien que deux, trois ou même quatre doses, quelle importance ?

Infirmière 1 - Il ne s’agit pas de quatre doses, Docteur.

Infirmière 2 - Oh ! Non, pas 4. Beaucoup, beaucoup plus.

Docteur - Comment cela ? Combien ?

Infirmière 2 - Le flacon.

Docteur - Quoi ? Le flacon ? De super ?

Infirmière 1 - Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi. Mais le flacon est vide. Vide !

Docteur - Mais vous l’avez tuée ?

Infirmière 2 - Oh ! Non. Même pas.

Docteur (se levant) - Laissez-moi.

Infirmière 2 (au désespoir) - Docteur, je ferai tout ce qu’il faudra. Radiez-moi. Poursuivez-moi. Toutes mes économies je les poserai à vos pieds. Je suis une misérable.

Docteur (lisant une fiche qu’il a sortie du classeur) - « Chambre 10. Agathe Vermisseau. 73 ans. Veuve »… Mais un flacon en une seule fois tuerait un bœuf !

Infirmière 2 - Pas elle, Docteur. Non, non, elle n’est pas morte.

Docteur - Alors rien n’est perdu.

Infirmière 2 - Oh ! Si Docteur, si !

Docteur - Allons voir ça.

Infirmière 1 - Inutile, Docteur. La voici.

(La porte était restée entrouverte, quelqu’un s’est avancé dans le couloir. Le Docteur, en l’apercevant, est stupéfait, il interroge.)

Docteur - Madame Agathe Vermisseau ?

(Entre une fillette.)

Fillette - C’est moi, Docteur.

 

 

 

Scène 2

Même bureau. Une heure plus tard.

Docteur - Avant tout, éviter la panique. Ne souffler mot à personne. Où en est Mademoiselle Octave ?

Infirmière 1 - Je lui ai administré un calmant et je l’ai couchée.

Docteur - Sa famille ?

Infirmière 1 - Sa mère habite en province.

Docteur - Elle peut donc rester quelques jours au secret avant que sa famille ne s’en inquiète.

Infirmière 1 - Certainement.

Docteur - Nous pourrions, de cette expérience, tirer des conclusions enthousiasmantes. Surtout pas. Nous ne pouvons imaginer une seconde que seule l’utilisation massive du sérum est cause de cette transformation. Toutes nos études concordent. Le sérum administré à petites doses est physiquement sans effet. A grande dose, il peut être dangereux, voire mortel. Pour l’amélioration nous misons sur le psychique ou l’illusion. Il s’agit donc d’un accident qu’il faut camoufler à tout prix… La rencontre d’éléments et circonstances exceptionnels a fait que… Nous reviendrons sur cela plus tard. Dans l’immédiat, parons au plus pressé. Samedi prochain, c’est-à-dire dans cinq jours, les enfants de Madame Agathe Vermisseau née Crampon viennent rendre visite à leur mère. Cette mère qu’ils ont quittée, il y a quarante-huit heures jaugeant 73 ans et qu’ils vont retrouver - après une cure de rajeunissement, il est bon de le préciser - âgée de sept ou huit printemps.

Infirmière 1 - Disons quand même dix.

Docteur - Mettons dix, si elle fait plus jeune que son âge… La question qui se pose est la suivante : qu’allons-nous dire aux enfants de Madame Agathe Vermisseau ?

Infirmière 1 - Il n’y a rien à dire.

Docteur - C’est tout ce que vous trouvez comme réponse ?

Infirmière 1 - Regarder suffit.

Docteur - Eh bien nous ferons en sorte qu’on ne la regarde pas. Il faudra trouver un prétexte. Lequel ? Je ne sais pas.

Infirmière 1 - Comment voulez-vous ? C’est impossible.

Docteur - Pas de défaitisme, je vous prie. Si j’étais un charlatan, les plus grands espoirs nous seraient autorisés. Cure de rajeunissement chez le Docteur Tueride, voyez le résultat. Etonnant ! Fantastique ! Le Nobel, ni plus ni moins… Malheureusement, dans le cas présent, ça n’est pas le rajeunissement qui nous intéresse. On s’en fout du rajeunissement. On hait le rajeunissement. Ce qu’il nous faut c’est vieillir cette créature d’une soixantaine d’années et cela en moins d’une semaine ! Vous imaginez ? C’est ce qu’on appelle utiliser les compétences ! Me demander ça à moi !… Au fait, comment est-elle ?

Infirmière 1 - Enfermée dans sa chambre. Elle se contemple et couvre son miroir de baisers.

Docteur - C’est tout ?

Infirmière 1 - Vous ne vous rendez pas compte de ce que cela représente pour elle ?

Docteur - Oh ! Si. Et pour moi aussi.

Infirmière 1 - Elle a réclamé des confitures.

Docteur - Portez-lui en plusieurs kilos… Nous ne pouvons pas la séquestrer éternellement. Fréquentait-elle les autres ?

Infirmière 1 - La 9 et la 8 lui rendaient visite entre deux...

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