Un bureau d’aspect sobre mais imposant : une grande table sur laquelle trône seulement un téléphone faisant aussi office d’interphone, muni d’un voyant vert et un autre rouge, un fauteuil directorial à roulettes rembourré et pivotant, un guéridon sur lequel est posé une sorte de thermos en aluminium, surplombé par le portrait d’un homme dans un cadre. Maria est en train de passer un coup de balai. Claude arrive en costume trois pièces ou en tailleur (selon que c’est un homme ou une femme).
Claude – Ah Maria… Je voulais vous dire un mot, justement…
Maria arrête de balayer.
Maria – Oui, Madame ?
Claude – Il y a combien d’années que vous balayez pour nous, Maria ?
Maria – Je ne sais pas, Madame. Je n’ai pas compté. Vous n’êtes pas contente de mon travail ?
Claude – Si, si, Maria, au contraire. Je tenais d’ailleurs à vous féliciter. Vous connaissez la devise de notre banque ?
Maria – Il faut savoir balayer devant sa porte ?
Claude – Bien Maria, exactement ! Grâce à vous, la devanture du Crédit Solidaire est toujours impeccable. Et la devanture d’une banque, c’est sa vitrine, n’est-ce pas ? Si la vitrine d’une banque n’est pas impeccablement tenue, les clients pourraient se dire que…
Maria – Le banquier n’est sûrement pas très net non plus…
Claude – Voilà ! Vous avez tout compris, Maria.
Maria – Je peux continuer mon travail, Madame ?
Claude – Pas tout à fait, Maria…
Maria – Bon…
Claude s’éclaircit la gorge.
Claude – Comme vous le savez, ma chère Maria… Ma très chère Maria… Je dirais même ma trop chère Maria… C’est la crise.
Maria – Ah oui, Madame ?
Claude – La crise, Maria ! Même si vous ne lisez pas la presse économique tous les jours, vous en avez entendu parler, tout de même ? Mais oui, suis-je bête ! Vous êtes bien espagnole, Maria, n’est-ce pas ?
Maria – Portugaise, Madame…
Claude – Mais c’est encore mieux ! Enfin, je veux dire encore pire… Le Portugal est le pays le plus endetté de la zone euro ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ?
Maria – Non, Madame…
Claude – Bref, c’est la récession, et le monde de la finance, bien entendu, est le premier affecté par la baisse générale des valeurs…
Maria – Les valeurs…
Claude – Je parle des valeurs boursières, évidemment, mais soyez-en persuadée, Maria, de la dépression économique à la dépression tout court, il n’y a souvent qu’un pas. Quand la bourse est à la baisse, le moral l’est aussi. Et quand le moral est dans les chaussettes, la crise morale n’est pas loin non plus.
Maria – Oui, Madame…
Claude – Vous-même Maria, ne me dites pas que vous n’êtes pas un peu déprimée ?
Maria – Ça va, Madame, je ne me plains pas…
Claude – Excusez-moi, Maria, mais quand on vous voit, comme ça, avec votre balai… On n’a pas l’impression que vous respirez la joie de vivre, je vous assure !
Maria – Je suis peut-être un peu fatiguée, en ce moment… À force de balayer devant votre porte…
Claude – Tout cela pour vous dire, Maria, que notre banque, évidemment, n’est pas non plus épargnée par la tourmente… et que nous devons faire nous aussi des économies. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ?
Maria – Oui, Madame…
Claude – Pour votre bien, Maria, le Crédit Solidaire a donc dû prendre des mesures drastiques et néanmoins douloureuses afin de préserver votre emploi. Emploi dont la pérennité, je peux vous le dire maintenant, était gravement menacée.
Maria – Merci Madame…
Claude – J’ai donc le plaisir de vous annoncer, Maria, que vous n’êtes pas licenciée.
Maria – Je travaille au noir, Madame.
Claude – Quoi qu’il en soit, vous pourrez continuer à balayer devant notre porte jusqu’à nouvel ordre. Et qui sait ? Un jour peut-être, je vous laisserai balayer aussi le bureau de Monsieur le Directeur.
Maria – Merci, Madame…
Claude – Évidemment, le Crédit Solidaire attend de vous que vous fassiez aussi un petit effort pour nous aider à préserver l’emploi dans ce pays. Car sans emploi, pas de pouvoir d’achat, sans achat pas de confiance, et sans confiance, pas d’emploi. C’est le cercle vicieux de la stagflation, vous me suivez ?
Maria – J’essaie, Madame…
Claude – Tout cela vous dépasse, bien sûr, ma pauvre Maria, mais vous pouvez me faire confiance… Je vais d’ailleurs essayer d’être plus claire… En contrepartie de la préservation de votre emploi, le Crédit Solidaire vous propose une baisse de rémunération de trente pour cent. J’imagine que cette proposition vous semble raisonnable, n’est-ce pas ?
Maria – Trente pour cent ?
Claude – Un petit tiers, si vous préférez.
Maria – Un tiers en moins ?
Claude – Ben oui, pas en plus, hein ? Vous savez que par les temps qui courent, même les emplois de balayeur ne courent pas les rues, Maria. Bientôt pour balayer dans une banque, même au black, il faudra au moins bac plus trois ! Plus éventuellement un bon coup de piston et une promotion canapé… Vous avez le bac, vous, Maria ?
Maria – Non Madame…
Claude – J’imagine que vous n’avez pas davantage de relations haut placées ?
Maria – Non, Madame…
Claude – Et pour la promotion canapé, ma chère Maria, sans vouloir vous vexer, je ne suis pas sûre non plus que tous les atouts soient vraiment de votre côté… Que voulez-vous, c’est comme ça… C’est la grande loterie de la vie… Et même le Crédit Solidaire n’y pourra rien changer… Certains naissent en Suisse avec un nom à rallonge et un physique avantageux, et d’autres… Bref, vous conviendrez donc que notre proposition est plus que généreuse… Qu’en pensez-vous ?
Maria – Ce que j’en pense, Madame ?
Claude – Oui Maria… Ce n’est pas absolument nécessaire que vous en pensiez quelque chose, mais je vous écoute néanmoins. Nous sommes toujours en démocratie, quand même…
Maria semble en effet réfléchir.
Maria – Ce...