Sur scène : En avant jardin, un fauteuil, un dictaphone et quelques livres. En avant cour, un téléphone sur une pile de livres à même le sol. Au centre et en fond de scène, un tourne-disque au pied d'une cheminée. Près du fauteuil, côté jardin, une étagère avec une lampe et des livres. C'est le salon de Fulgence Caillot.
Fulgence Caillot entre en scène en fond cour en bouclant la ceinture de son pantalon. Il s'arrête et hume l'air. Il prend un aérosol au pied de la cheminée et vaporise la coulisse Cour sans sortir de scène. Il va s'asseoir dans le fauteuil et parle dans son dictaphone.
FULGENCE: 31 mai. 14 h 03. Je sors des toilettes. Ça s'est très bien passé. Je pense qu'il est souhaitable de continuer ce régime “légumes verts”.
(Fulgence se met à lire. Le téléphone sonne deux fois puis s'arrête. Il se remet à lire. La sonnerie reprend. Cette fois, il va répondre.)
FULGENCE : Allô, oui ? Non, je n'ai pas besoin de... Je vous dis que j'ai tout ce qu'il faut... Mes respects.
(Il raccroche. Il s'assied et reprend son dictaphone.)
31 mai. 14 h 07. Le téléphone a sonné deux fois. Je n'ai décroché qu'à la deuxième fois. Une femme à la voix désagréable m'a proposé d'acheter une cuisine aménagée. J'ai refusé son offre.
(Il coupe puis rallume l'appareil comme s'il avait oublié un détail.)
... Parce que je n'ai pas besoin de cuisine.
(Fulgence s'installe confortablement dans son fauteuil et se met à réfléchir. Soudain, on entend du bruit. Il se lève et va voir discrètement à la porte.)
Qui est-ce qui fait un bruit pareil ? C'est pas possible. On ne peut jamais être tranquille.
(Il se rassied et reprend son dictaphone.)
14 h 10. J'ai été dérangé par des bruits non-identifiés provenant de l'escalier.
(On sonne à sa porte. Fulgence est pétrifié. Il va tout de même voir avec une extrême vigilance.)
LE CONCIERGE : (voix off avec un accent antillais) Ouh ! Mon dieu que vos étages sont loin du sol quand l'ascenseur est en panne ! Ouh ! Vous devriez aérer m'sieur Caillot. Ça sent pas la marjolaine chez vous. Bon, voilà vos provisions et ça c'est votre monnaie.
FULGENCE: Merci.
LE CONCIERGE : (voix off) Ah ! Tant que je vous tiens, m'sieur Caillot. Il y a un peintre qui vient chez vous.
FULGENCE: Un peintre ? Chez moi ?
LE CONCIERGE : (voix off) Oui, il passe chez tout le monde et aujourd'hui c'est chez vous. Je me doute que vous serez là puisque vous sortez jamais mais je tenais à vous prévenir. Verrez ! Il est très gentil.
FULGENCE: Mais... A quelle heure vient-il ?
LE CONCIERGE : (voix off) Incessamment sous peu, monsieur Caillot.
FULGENCE: Et il va rester combien de temps ?
LE CONCIERGE : (voix off ; de loin) Je ne sais pas, mais aérez, monsieur, je vous en prie, aérez !
(Il referme la porte terriblement anxieux, un gros sac de provisions à la main.)
FULGENCE: Incessamment sous peu ! Incessamment sous peu ! Ils pourraient être plus précis. Qu'est-ce que je vais faire moi ? Je ne vais tout de même pas sortir. Je n'aurais qu'à faire la sourde oreille. Oui, c'est ça, je n'ouvre pas. Surtout ne pas ouvrir. Il ne va tout de même pas rentrer chez moi ! Avec ses pieds à lui sur mon parquet à moi ! C'est pas possible. Il doit bien y avoir une solution. Et puis qu'est-ce qu'il veut d'abord. Je n'ai rien demandé moi. Un peintre ! Il ne vient tout de même pas pour me brosser un portrait.
(Il pose le sac au pied du fauteuil, se rassied et prend le dictaphone.)
(Au dictaphone) On vient de m'informer à l'instant qu'un peintre outrecuidant s'aviserait de pénétrer mon intérieur personnel. Ce point porte à réflexion. 14 h 19, heure H moins X. Il y a urgence, j'ai peu de temps pour trouver une parade à cette agression caractérisée.
(Fulgence se lève et reste un instant à écouter d'éventuels bruits derrière la porte d'entrée.)
FULGENCE : (au dictaphone) C'est calme, trop calme. Je n'aime pas ça. Je sens que l'ennemi s'approche en silence.
(Le téléphone sonne. Il décroche.)
Oui, ah, monsieur Leroi. Oui... Il... il monte, là ? Il sera bientôt là alors ? Ah !
(On frappe. Fulgence hésite un peu puis se dirige vers la porte. Il va ouvrir. Le peintre fait son apparition. Il est muni de son matériel : deux tréteaux, un gros pot de peinture et un sac en bandoulière pour ses outils. Il entre en jetant un coup d'œil au salon.)
LE PEINTRE : Monsieur Caillot, appartement 195 ? C'est pour la peinture des volets.
FULGENCE: Ah ! Vous allez peindre mes volets ?
LE PEINTRE : Ben oui. Vous croyiez quoi ? Que j'allais vous tirer le portrait ?
FULGENCE: Oui.
LE PEINTRE : On a de l'humour. On va se comprendre.
(Le peintre va s'installer en avant Cour.)
FULGENCE: Ça consiste en quoi ?
LE PEINTRE : La peinture ? C'est pas compliqué. Vous avez jamais vu ça ?
FULGENCE: Non.
LE PEINTRE : Oh ben vous pouvez regarder, ça me dérange pas. (Il commence à disposer son matériel.) Dites donc, ça sent fort ici. Vous faites un élevage de bouc ?
FULGENCE: Euh... non.
LE PEINTRE : Alors vous faites votre fromage vous-même.
FULGENCE: Euh... non plus.
LE PEINTRE : C'est de l'humour. Bon, ben y'a du boulot ici aussi.
(Le peintre sort en coulisse et revient avec un volet qu'il installe sur les tréteaux.)
FULGENCE: Ça prendra longtemps ?
LE PEINTRE : Le temps c'est de l'argent. Comme moi, je suis payé à l'heure, ce que je pourrais faire en quatre heures, je le ferai en dix heures.
Fulgence : Dix heures ? Vous allez rester dix heures chez moi ?
LE PEINTRE : Ah non, vous angoissez pas. A 18 h 30, ma journée est terminée. Je reviendrai demain.
FULGENCE: Vous allez revenir demain ?
LE PEINTRE : Et oui. Dites, je peux vous emprunter vos toilettes ? Et après je mets une couche. Quand je dis une couche, c'est une couche de peinture, hein. C'est pas une Pampers.
(Le peintre disparaît. Fulgence se précipite sur son dictaphone.)
FULGENCE: 14 h 31. L'ennemi semble décidé à occuper la place. Il est au siège... (Se reprenant.) enfin je veux dire, il installe un siège. C'est un individu épouvantablement envahissant. Je dois me méfier. Il peut être dangereux pour mon travail.
(Le peintre revient. Fulgence coupe son dictaphone et le repose discrètement.)
LE PEINTRE : Tout va bien monsieur Caillot ? Je vais essayer de faire vite, vous en faites pas.
FULGENCE: Merci.
LE PEINTRE : Dites-moi, je pensais à un truc. Vous êtes à l'appartement 195 ?
FULGENCE: Oui.
LE PEINTRE : Ça vous gêne pas ?
FULGENCE: Non.
LE PEINTRE : Pourtant vous devriez être au 200.
FULGENCE: Ah bon ?
LE PEINTRE : Ben ! Monsieur Caillot de sang ! C'est de l'humour.
(Pendant que le peintre se met au travail, Fulgence prend discrètement son dictaphone et parle en aparté.)
FULGENCE: L'ennemi fait de l'humour.
LE PEINTRE : Vous savez, si on rigolait pas, les journées seraient interminables. Vous êtes pas d'accord ?
FULGENCE: Non, je ne vois pas bien la nécessité de l'humour.
LE PEINTRE : La nécessité ? C'est pas compliqué, c'est de rigoler, de se fendre la pêche, quoi !
FULGENCE: (pour lui-même) Le rire n'est-il pas une crise de folie passagère ?
LE PEINTRE : Oh non ! Bien sûr que non, m'sieur Caillot. Vous en avez des idées vous ! Allons, c'est pas parce qu'on rit qu'on est dingue. Ceci dit, j'ai...