Un bistrot. Derrière le comptoir Robert, le patron, feuillette un journal en pestant de temps en temps. Ginette, la patronne, essuie des verres. Deux jeunes, Nicky et Morgan, sont assis à une table devant un Coca. Ils portent des tee-shirts affichant leurs convictions écologistes et véganes. Un journal est posé sur leur table.
Ginette – Tu as l’air énervé. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Robert – Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu me demandes ce qui ne va pas ?
Ginette – Ben oui, Robert, qu’est-ce qui ne va pas ?
Robert – Mais il n’y a plus rien qui va, dans ce pays, ma pauvre Ginette ! Rien !
Elle regarde sous le comptoir.
Ginette – En tout cas, le lave-vaisselle, il ne marche plus. Tu devrais y jeter un coup d’œil.
Robert – Tous pourris, je te dis.
Elle jette un coup d’œil par la vitrine du bistrot.
Ginette – Ouais... Même la météo, elle est pourrie.
Robert – Quoi ?
Ginette – Pour un mois d’avril, il fait un temps de merde, non ?
Robert – Ouais...
Ginette – On s’est mariés il y a trente ans. C’était au mois d’avril. Tu te souviens ? Il faisait un temps magnifique.
Robert – Réchauffement climatique, mon cul. On se les gèle, et puis c’est tout.
Ginette – Ou alors c’est nous...
Robert – Nous ?
Ginette – Avec l’âge, on se refroidit.
Robert jette un regard aux deux jeunes attablés.
Robert – Regarde-les ces deux petits cons, ils sont en tee-shirts.
Les deux jeunes échangent un baiser.
Ginette – Eux ils ne se refroidissent pas, au moins.
Robert – Ouais...
Ginette – Ils sont jeunes...
Robert – Ça leur passera.
Ginette – Ils ont encore des illusions...
Robert – Tu parles... Ça se dit végan et ça boit du Coca-Cola.
Ginette – Pourquoi ? Il y a de la viande, dans le Coca-Cola ?
Robert – Ouais, je me comprends.
Ginette – Tu es bien le seul...
Robert – Et dire que c’est sur eux qu’on doit compter pour payer nos retraites.
Ginette – Il faudrait d’abord qu’ils trouvent du travail. C’est que par ici, il n’y en a plus beaucoup... Depuis qu’ils ont fermé l’usine de pneus pour la délocaliser en Biélorussie...
Robert – Pour en trouver, du boulot, il faudrait encore qu’ils en cherchent !
Ginette – Ils ont bien raison d’en profiter. Quand ils auront notre âge...
Robert – Quoi, quand ils auront notre âge...?
Ginette – Je me suis toujours demandé pourquoi les ouvriers brûlaient des pneus, quand ils faisaient la grève. Tu le sais, toi ?
Robert ne l’écoute pas.
Robert – Des pneus ?
Ginette – Pourquoi ils brûlent des pneus ? À chaque fois qu’on voit des grévistes à la télé, ils brûlent des pneus. Tu le sais, toi, pourquoi ?
Robert – Dans leur usine de merde, au moins, ils pouvaient brûler des pneus neufs.
Ginette – Brûler des pneus, franchement... Ça ressemble à quoi ?
Robert – Qu’est-ce que tu veux qu’ils brûlent...?
Ginette – Ça doit être une tradition.
Robert – C’est ça. Ça doit remonter au Moyen-Âge...
Ginette – Je suis sûre qu’aujourd’hui, Jeanne d’Arc, ils la brûleraient sur un tas de pneus au milieu d’un rond-point.
Robert – Jeanne d’Arc... Tu préférerais qu’ils la cuisent au feu de bois, à l’ancienne ?
Ginette – Les jeunes d’aujourd’hui, au moins, ils ne brûlent pas de pneus.
Robert – Non, tu as raison, ils ne brûlent pas de pneus... Ils brûlent des voitures...
Ginette – En ville, peut-être, mais ici... La seule fois où notre voiture a brûlé, c’est parce que tu avais oublié les cendres du barbecue dans le coffre.
Robert – Je te jure... Si c’était moi, je rétablirais le service militaire, oui... Et pas seulement pour douze mois, je te prie de croire.
Ginette – Tu l’as fait, toi, ton service militaire ?
Robert – J’ai été réformé...
Ginette – Ouais... Et tu ne m’as jamais dit pourquoi...
Robert – Crois-moi, il vaut mieux que tu ne le saches pas...
Claude et Jackie arrivent, en tenue d’employés des pompes funèbres.
Claude – Messieurs-dames...
Ginette – Ah, voilà les croque-morts.
Jackie – Aujourd’hui, on dit agents des pompes funèbres.
Robert – On devrait dire vautours, oui. Quand on les voit quelque part, ceux-là, c’est qu’il y a un macchabée dans le coin qui commence à sentir.
Ginette – C’est vrai. Chaque fois que vous passez la porte du bistrot, je me demande toujours si ce n’est pas moi que vous venez chercher.
Claude – Ça arrivera bien un jour, va. Chez nous, tout le monde est client une fois dans sa vie.
Jackie – Sinon vous n’avez dire : Tiens, voilà le maire et son premier adjoint. Ce sera plus gai.
Robert – Plus gai ? Tu parles... Quand dans un bled le maire et son premier adjoint sont des croque-morts, c’est que ça sent déjà le sapin, non...?
Claude – Tu as raison. On n’est déjà plus qu’une trentaine, ici. Si ça continue, ça va devenir un village fantôme.
Ginette – Il y a plus de monde au cimetière qu’à la messe, c’est sûr.
Robert – Et il y a encore moins de monde au bistrot qu’à la messe.
Claude – Eh oui... Il n’y a plus que des vieux, ici.
Jackie – Le curé n’arrive même plus à trouver des enfants de chœur.
Ginette – En même temps... qui serait assez dingue pour confier son gosse à un curé.
Jackie – En tout cas, avec ce virus qui continue à muter toutes les semaines, je peux te dire qu’en ce moment, on ne chôme pas.
Ginette – En somme, vous êtes de ceux qui profitent de la crise, quoi.
Claude – Ouais... Il faudrait même qu’on embauche. Mais c’est comme dans la restauration. Dans nos métiers, on a du mal à trouver du personnel qualifié.
Jackie – Qu’est-ce que tu veux... Croque-mort, c’est un métier qui n’attire pas les jeunes.
Robert désigne les deux jeunes du menton.
Robert – Tiens, justement, tu en as deux qui cherchent du boulot, là...
Jackie – Attention, on ne prend pas n’importe qui, non plus. Une incinération, c’est délicat. Ce n’est pas aussi simple que de mettre une pizza au four ou d’allumer un barbecue.
Ginette – Même un barbecue, tu sais... Il y en a qui sont assez cons pour mettre les cendres dans le coffre de leur voiture...
Claude – Ouais... Quand on va partir à la retraite, je ne sais pas qui va nous remplacer.
Robert – Des pizzaïolos biélorusses, peut-être.
Jackie – En attendant, on va boire un coup.
Claude – Allez, Ginette, mets-nous une dose de pastaga. Il paraît que ça immunise contre tous les variants.
Ginette – Ricard ou 51 ?
Jackie – Comme d’habitude, va. L’autre, il paraît qu’il y a des effets secondaires.
Claude – Ouais... On a signalé des cas de cirrhoses du foie et de comas éthyliques.
Robert – Tu vois ! Ces deux-là, c’est des vrais patriotes. Ils boivent français, au moins.
Ginette leur sert deux pastis. Depuis leur table, les jeunes commencent à discuter.
Morgan – Qu’est-ce qu’on se fait chier, dans ce bled.
Nicky – C’est le seul café à trente kilomètres à la ronde.
Morgan – Est-ce qu’on peut encore appeler ça un café ? Si au moins il y avait un juke-box, un flipper ou un billard, ça ferait un peu rétro. Là on se croirait dans un film de zombies.
Nicky – Eux, en tout cas, ils s’ennuient jamais.
Morgan – Ouais... Ils ont l’air bien chargés, dès le matin...
Nicky – Il n’est même pas encore huit heures, et ils en sont déjà à l’apéro.
Morgan – Non mais regarde leurs tronches de dégénérés...
Nicky – Ou alors c’est l’effet de ce virus...
Morgan – Va savoir, ça leur est peut-être monté au cerveau.
Nicky – Ça doit être un variant résistant à l’alcool, alors. Parce qu’avec eux, même le cerveau, il doit déjà être bien imbibé.
Morgan – Le liquide hydro-alcoolique, ils le prennent par voie orale. Une goutte d’eau pour deux doses de Pastis.
Nicky – Ils sont peut-être en train de muter, eux aussi. Comme le virus.
Morgan – Tu sais comment ils mutent, les virus ?
Nicky – Non.
Morgan – Normalement, ils se multiplient à l’identique, mais à chaque fois, il y a des erreurs dans le processus de reproduction.
Nicky – Le principe de la sélection naturelle de Darwin, quoi. Sauf que là, c’est toujours les ratés qui finissent par s’imposer.
Morgan – Tu as raison, ils sont de plus en plus cons...
Nicky – Et le virus de la connerie, il n’a pas fini de muter...
Morgan – Tu sais à quoi ils me font penser ?
Nicky – Non... Des cafards ? Il paraît que les cafards peuvent continuer à vivre après que tu leur as coupé la tête.
Morgan – Tu as raison, leurs têtes, ils n’ont pas l’air de s’en servir beaucoup. Non, je pensais plutôt à des termites.
Nicky – Je vois ce que tu veux dire.
Morgan – Des animaux sociaux, qui se nourrissent de la charpente de leur propre maison.
Nicky – Jusqu’au moment où le toit leur tombera sur la tronche...
Morgan – C’est une bonne définition du genre humain, du réchauffement climatique et de la fin du monde programmée.
Soupirs.
Nicky –...