Acte I
Scène 1
Cécile, Nina
À cour, en fond, un homme est là, assis ou debout, vêtu avec élégance de vêtements fluides…
Arrive alors une jeune femme, jolie, fraîche, d’allure décidée… Elle porte dans ses bras un gros bouquet de fleurs et va, en chantonnant et virevoltant, disposer une à une les fleurs dans un vase… L’homme la regarde, puis disparaît à la venue de la seconde femme.
Nina. – Ces fleurs ont un parfum de premier matin du monde… Qu’elles sont belles ! Et comme le jardin est magnifique ! Ces parterres de roses, ces corbeilles aux mille couleurs… On dirait un coquillage marin. Cette maison est un véritable paradis !
Cécile, qui entre. – Un paradis, un paradis, c’est vite dit ! Un nid à poussière, oui.
Nina. – Oh… Tu n’aimes pas ?
Cécile. – Quoi, la poussière ? Si, mais à petite dose.
Nina. – Elle me plaît, à moi.
Cécile. – Eh bien, tant mieux.
Nina. – Je trouve qu’elle a une âme.
Cécile. – La poussière ? Une âme, ben voyons…
Nina. – Mais non, la maison… Cette maison a une âme, elle a quelque chose de particulier, tu ne sens pas ?
Cécile. – Si, ça sent le chien mouillé.
Nina. – Tu exagères. Regarde-moi ce bouquet, il est parlant, non ?
Cécile. – J’entends rien.
Nina. – Eh bien, à moi il me parle.
Cécile. – Tu lis dans la chlorophylle, toi, maintenant ? La poussière, la chlorophylle… De mieux en mieux. Enfin, Nina, tu peux me dire pourquoi on a accepté cette vieille baraque ? On aurait dû la revendre tout de suite… On aurait touché l’argent et, à cette heure-ci, on serait aux Bahamas ou à Tahiti, au Club Med, à lézarder au soleil comme des princesses et à se faire servir comme des reines.
Nina. – Un héritage de famille, ça ne se refuse pas.
Cécile. – Celui-là, si. En plus, cet oncle Alphonse, on le connaissait même pas.
Nina. – C’était un petit-neveu ou un cousin éloigné de papa, je crois. On a dû le voir une fois ou deux il y a longtemps.
Cécile. – Peut-être bien.
Nina. – Il vivait à l’étranger, marié à une Canadienne il me semble… À Toronto, oui, c’est ça, il vivait à Toronto… Plus jeune, il avait acheté cette maison, mais vu la distance, il n’y venait pratiquement plus. Bref, à sa mort, nous nous sommes retrouvées les seules héritières.
Cécile. – Dommage ! Et qu’est-ce qu’on va en faire de cette maison ?
Nina. – On pourrait peut-être l’habiter.
Cécile. – Tu es folle ! Moi vivante, je refuse de venir m’enterrer dans ce trou… Et pour travailler, comment on ferait, hein ? J’ai pas du tout envie de me lever tous les matins aux aurores, de descendre de ma chambre en grelottant pour venir allumer un hypothétique poêle à charbon qui, j’en suis sûre, se ferait un malin plaisir de m’enfumer, de déjeuner dans une cuisine trop grande et sans âme d’un café bouilli et de deux Cracotte anémiques, puis de remonter dans la salle de bain me battre avec une baignoire récalcitrante et hostile, enfiler des habits perclus d’humidité et ensuite de partir dans ma voiture devenue asthmatique à force de dormir dehors et qui en plus ne démarrerait qu’une fois sur deux… Je me refuse à tenter l’expérience. Mes nerfs n’y résisteraient pas. Tu te vois, tous les matins, toi, faire ce cinéma pour aller bosser ?
Nina. – Tu sais bien que moi, je travaille à la maison.
Cécile. – C’est vrai, tu illustres des livres pour enfants… Tu as de la chance, tu n’es pas tenue à des horaires comme moi. Mais enfin, Nina, tu te vois vivre ici, franchement ?
Nina. – Disons qu’après le tableau plaisant que tu en as tracé cela me semble problématique, mais peut-être que ça vaut la peine d’essayer.
Cécile. – Oui, eh bien, tu essaieras toute seule. Moi, je retourne à la civilisation… Ici, à part les araignées, les mulots et les lézards, je ne vois pas bien à qui tu pourrais parler… Quelle baraque ! Non, mais quelle baraque ! Je te préviens : je reste quinze jours et après tchao ! On la retape, on la réaménage, on la repeint, on abat une ou deux cloisons inutiles… bref, on lui fait subir un petit lifting et puis on la revend… et à nous les Baléares…
Nina. – Tu crois ?
Cécile. – Si je crois ? Mais j’en suis sûre, tu veux dire ! Pas toi ?
Nina. – Je ne sais pas… Je crois qu’elle me plaît en fait telle qu’elle est… C’est une vieille maison, une très vieille maison, qui aujourd’hui se meurt de sa solitude… Je devine de la tristesse et du désir dans ces murs, elle appelle au secours, elle a besoin de nous, de notre présence.
Cécile. – Je reconnais bien là ton esprit chimérique… Tu veux que je te dise ? Cette baraque, je ne sais pas qui l’a conçue, mais à mon avis il avait l’esprit un peu torturé… Y a des murs à des endroits où il n’en faudrait pas, et pas de murs là où il en faudrait ; des fenêtres tarabiscotées d’une telle manière que tu hésites à les ouvrir, des portes qui ressemblent à tout sauf à des portes… Bref, c’est une maison incongrue. Voilà : incongrue… Et moi, je ne veux pas habiter une maison incongrue.
Nina. – Disons qu’elle est originale.
Cécile. – C’est cela, disons-le… Bien, en attendant, moi, je vais nous faire du thé si j’arrive à retrouver la cuisine qui doit chavirer quelque part entre ces murs excentriques, et à mettre la main sur quelque chose qui ressemble plus ou moins à une théière… Tu le veux à quoi ?
Nina. – Nature.
Cécile. – Pour moi, je rajouterai quelques gouttes de whisky… (Elle s’éloigne.) Et je t’assure, ça sent vraiment le chien mouillé…
Elle sort. Nina reste seule, pensive.
Scène 2
Nina, Tancrède, Cécile
Nina arrange son bouquet, puis déambule dans la pièce. L’homme est de nouveau là, il la contemple.
Nina, sent le bouquet. – Le chien mouillé ! Pff… Ça sent le soleil, l’aube qui se lève, le vent… léger comme une aile de papillon… ça sent les nuages en maraude dans le ciel… la mer qui ébouriffe le sable… ça sent… ça sent la vie. (Elle se promène, passe un doigt sur un meuble ou un siège.) C’est vrai qu’il y a de la poussière. Qu’importe ! Elle me plaît cette poussière-là, c’est une poussière familière, une poussière prometteuse. (Tout à coup, elle se retourne et aperçoit l’homme.) Oh ! vous m’avez fait peur !
Tancrède. – Je suis désolé.
Nina. – Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
Tancrède. – Je vous regarde.
Nina. – C’est interdit, vous savez ?
Tancrède. – De vous regarder ?
Nina. – Oui… Non… Je veux dire, on n’entre pas ainsi chez les gens, ça ne se fait pas. C’est très impoli.
Tancrède. – Vraiment ? Alors, je regrette de vous le dire, mais c’est vous qui êtes impolie.
Nina. – Pardon ?
Tancrède. – Vous êtes ici chez moi.
Nina. – Comment ça, chez vous ?
Tancrède. – Chez moi ! Cette maison est à moi !
Nina. – Elle était à mon oncle Alphonse.
Tancrède. – Après, oui.
Nina. – Après quoi ?
Tancrède. – Après moi.
Nina. – Je ne comprends pas. Nous sommes les seules héritières, ma cousine Cécile et moi.
Tancrède. – Mais moi, j’étais là bien avant vous.
Nina. – Vous êtes de la famille ?
Tancrède. – On peut le dire comme ça, oui.
Nina. – Tout cela me semble bien nébuleux. Je ne vous connais pas.
Tancrède. – Ainsi, ma maison ne vous plaît pas ?
Nina. – Pardon ?
Tancrède. – Ainsi, les portes ne semblent pas où il faut, les murs dérogent à la loi architecturale, les fenêtres vous paraissent capricieuses ?
Nina. – Mais je…
Tancrède. – Ainsi, ma cuisine tangue comme un navire ? Qu’y connaissez-vous en construction, petites pécores, pour oser tenir de tels propos ? Seriez-vous des Le Corbusier femelles ?
Nina. – Monsieur !
Tancrède. – C’est incroyable ! Je rêve ! Les femmes venir se mêler de structure et de composition ! Tenez-vous donc à votre place, insolente jeune personne. Cette maison est ma maison et je l’ai conçue dans les règles de l’art en y ajoutant un soupçon de fantaisie et de poésie là où bon me semblait, et je ne permettrai pas à cette engeance non pensante que...