La scène est vide. Mozart sur la hi-fi.

Sonnerie sur le téléphone fixe.

Alexia (off) - Manuela ! Manuela, téléphone ! Manuela ! (La sonnerie continue. Alexia entre, agacée, coupe la musique et décroche.) Allô ! (…) Monsieur le ministre est absent, je suis son assistante. C’est de la part de qui ? (…) François Delumeau ? (…) Pardon ? (…) Vous parlez sérieusement ? (…) Non. (…) Je vous ai dit non ! (…) N’insistez pas ! Au revoir, monsieur ! (Elle raccroche.) Incroyable ! Incroyable ! Les gens sont… Mais les gens sont…

Entrée du ministre.

Ministre - Que se passe-t-il, Alexia ? Vous parlez toute seule, maintenant ?

Alexia - Monsieur le ministre, un énergumène, sous le prétexte qu’il est du même parti que vous, vient d’appeler pour solliciter une subvention afin de pouvoir ajouter une piscine à sa maison de campagne !

Ministre - Et alors ?

Alexia - Importuner pour cette raison strictement privée un membre du gouvernement !

Ministre - Alexia, vous travaillez pour moi depuis peu, vous n’avez encore rien vu. On me demande souvent des petits services encore plus invraisemblables : faire emprisonner les gendarmes qui mettent des radars sur les routes, me battre pour obtenir que les congés payés passent à trois mois par an !

Alexia - Ne pas travailler pendant un trimestre ? Pour pouvoir supporter ça, la plupart des Français seraient obligés de faire appel à une cellule d’aide psychologique.

Ministre - C’est possible. Alors, qu’avez-vous répondu à l’énergumène ?

Alexia - En gros, que sa demande était déplacée, non-citoyenne, et ne correspondait point à l’éthique impulsée par le gouvernement actuel.

Ministre - Alexia, dans ce cas-là, il faut promettre. Promettre n’importe quoi !

Alexia - Ah bon ?

Ministre - Ensuite, vous ne tenez pas votre promesse. En politique, c’est admis…

Alexia - Je ne savais pas, monsieur le ministre.

Ministre - Comment vous êtes-vous exprimée avec lui ? Je me méfie des gens qui ont fait l’ENA. Quelqu’un qui entre dans cette école, en sortant ce n’est plus un être humain : c’est un moulin à paroles.

Alexia - L’ENA a quand même du bon, vous savez. Si on l’envisage sous l’aspect d’une culture multidimensionnelle autant que sous l’angle de l’intelligence équitable, sans négliger…

Ministre - Stop. Être incompréhensible, pour un homme politique, a été normal pendant longtemps. Moins on comprenait ce qu’il racontait, plus on pensait qu’il était intelligent. À la longue, il a bien fallu constater que c’était faux : on peut être idiot et s’exprimer pompeusement. Aujourd’hui, le ministre, le député, doit être compris de tous. Donc, il a l’obligation de dire des choses simples. Très simples.

Alexia - Le nivellement par le bas.

Ministre - Voilà. Un vocabulaire de deux cents mots maximum. Virgules comprises.

Alexia - C’est noté.

Ministre - Au fait, vous avez pris vos dispositions pour pouvoir dormir ici ce soir ?

Alexia - Oui. Et j’en suis ravie. Autant sur le plan de l’efficacité professionnelle que sur celui que je qualifierais de socio-psycho-politico-social sans négliger, néanmoins, l’affect sentimental dont je suis parfaitement consciente.

Ministre - Qu’est-ce que vous avez voulu dire ?

Alexia - En dialecte primitif : « Je suis très contente de passer ces deux jours à la campagne en compagnie de vous-même et de votre épouse. »

Ministre - Faudra que j’apprenne à traduire. Bien ! Maintenant, au travail ! Nous avons du pain sur la planche. Ma prochaine intervention télé est dans quinze jours, nous allons la préparer. Alexia, j’ai une idée !

Alexia - Ça ne m’étonne pas de vous, monsieur le ministre.

Ministre - Je vais parler des paradis fiscaux.

Alexia - Génial ! Absolument génial ! Que direz-vous exactement ?

Ministre - Ce que vous voudrez.

Alexia - Merci.

Ministre - En précisant, toutefois, que, comme ministre des Finances, je trouve positif que les juges s’attaquent aux grosses fortunes cachées dans des pays bienveillants, mais en faisant remarquer, néanmoins, qu’il serait illogique de s’acharner automatiquement sur les titulaires de ces comptes. On peut être riche et honnête.

Alexia - Vous croyez ?

Ministre - Je vous rappelle que je suis moi-même fortuné.

Alexia - C’était une boutade. En ce qui concerne votre intervention télé, je vais tout de suite écrire quelque chose qui, sous un angle adéquat et nonobstant une conjoncture analytique où les paramètres sont…

Ministre (la coupant) - Stop !

Alexia - Compris : tout dans l’extrême simplicité.

Ministre - Bravo.

Alexia - Puis-je me permettre, monsieur le ministre, une remarque anodine ? Manuela n’est point avec nous, ce week-end ?

Ministre - Elle est partie pour quelques jours au Portugal. Marier sa sœur.

Alexia - C’est agaçant que les domestiques aient de la famille.

Alexia sort. Le ministre ouvre le journal « Le Monde » et le lit. Après un instant, Bourgnarol entre comme un voleur par la fenêtre. Observe le ministre, qui ne le voit pas.

Bourgnarol - Hmm ! Hmm !

Ministre (sursautant) - Aaah !!!

Bourgnarol - T’inquiète pas, c’est moi. T’es seul ?

Ministre - Victor ! Par où es-tu entré ?

Bourgnarol - Le mur, le jardin, la fenêtre.

Ministre - Qu’est-ce qui se passe pour que tu fasses des choses aussi ahurissantes ?

Bourgnarol - J’ai besoin de te parler et je me méfie des paparazzis autant que des couillons de ta sécurité qui glandent à la porte d’entrée.

Ministre - Le téléphone, tu es au courant que ça existe toujours ?

Bourgnarol - J’ai un truc top secret à te confier et le bruit court que t’es sur table d’écoute.

Ministre - Moi ? Mais qui ferait ça ?

Bourgnarol - Alors là, tu m’en demandes trop. Philippe, tu me connais, je vais toujours droit au but. Figure-toi que, tout à fait par hasard, je suis tombé sur des documents qui te montrent sous un jour franchement peu reluisant. J’ai beau être foncièrement malhonnête, j’en étais gêné.

Ministre - Tu m’excuseras, mais les affaires douteuses, ce n’est pas mon genre.

Bourgnarol sort des papiers et les lit.

Bourgnarol - « Afin d’envisager l’implantation d’une crèche à Cergy-Pontoise, colloque de réflexion payé par l’état : quinze jours à Tahiti. » Tu notes l’étrangeté de la chose ? Aller à Tahiti pour s’occuper de Cergy-Pontoise !

Ministre - La vue des cocotiers a toujours été, pour moi, propice à la réflexion.

Bourgnarol - On sent que t’as drôlement réfléchi. (Lisant.) « Hôtel grand luxe, terrasse donnant sur la mer, réception tous les soirs avec champagne, orchestre, feu d’artifice. » En quinze jours, un million d’euros !

Ministre - C’est une somme raisonnable. À l’étranger, un ministre est toujours en représentation. La France ne peut pas offrir à ses invités un jambon-beurre avec de la Badoit.

Bourgnarol - Je continue. (Lisant.) « Construction de cinq HLM à Dunkerque. » T’as reçu un million d’euros à titre de consultant technique. T’y connais rien en bâtiment. Tu vois même pas la différence entre un tournevis et un marteau.

Ministre - Cette histoire de Dunkerque, je ne sais pas du tout de quoi tu parles.

Bourgnarol - Remarque, ces toutes petites sommes ne sont que les hors-d’œuvre. Le plus important, c’est ce qui suit : la Socolec, tu connais ?

Ministre - La Socolec ? Comme tout le monde.

Bourgnarol - Philippe, j’ai tous les documents : fausses factures, comptabilité occulte, versements fictifs, dessous de table. J’en passe. Faudrait la journée.

Ministre - Mon pauvre Victor, tu es mal informé. Je n’ai jamais fait de choses pareilles. Tu sais que je pourrais porter plainte contre toi pour diffamation ?

Bourgnarol - D’accord. Jette quand même un œil, à tout hasard. Ce sont des photocopies, naturellement.

Bourgnarol lui remet des documents. Le ministre les parcourt.

Ministre - Comment les as-tu obtenus ?

Bourgnarol - Dénoncer mes sources ? Tu me prends pour qui ? Cela dit, Philippe, si je suis venu te voir, c’est pas pour te faire des reproches. Au contraire : c’est simplement parce que j’aimerais que généreusement – et spontanément – tu m’offres une participation.

Ministre - Tu en es là ? Du chantage ! Toi, un député du même parti que moi !

Bourgnarol - J’en suis là.

Ministre - Fiche-moi le camp ! Ces documents sont faux. Tu entends ? Faux !

Bourgnarol - Arrête de me faire rire. Si tu refuses de m’offrir une part, voici comment les choses vont se passer. On est samedi. Lundi, je livre le dossier à la presse ; mardi, c’est publié, scandale ; mercredi, t’es obligé de quitter le gouvernement ; jeudi, notre parti te fout dehors ; vendredi, ta carrière est foutue.

Ministre - Comment oses-tu te conduire de cette façon lamentable ? Nous avons usé nos costumes Cardin sur les mêmes bancs de l’Assemblée nationale. Nous avons fait, ensemble, les mêmes délits d’initiés. La première fois que tu as été élu député, c’est moi qui t’ai fourni les urnes à double fond.

Bourgnarol - Rien à cirer.

Silence.

Ministre - Message reçu. Ton prix ?

Bourgnarol - Dérisoire. Franchement dérisoire.

Ministre - Je t’écoute. Qu’est-ce que tu demandes ?

Bourgnarol - Ta femme.

Ministre - Pardon ?

Bourgnarol - Ta femme. Je te la demande pas pour la vie, évidemment. Faut être lucide. Juste huit jours avec moi, à la Guadeloupe.

Ministre - Tu...

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