La scène est vide. Musique sur la hi-fi.
Après un instant, sonnette porte d’entrée.
Personne ne répond.
Sonnette à nouveau.
Entrée d’Antoine. Il semble étonné, coupe la musique et va ouvrir.
Entrée de Bruno.
Antoine - Oui ?
Bruno - Bonsoir monsieur. Excusez-moi de vous déranger à cette heure un peu tardive, c’est pour un sondage d’opinion. Voici ma carte. (Il lui tend sa carte.)
Antoine (examinant la carte) - Un sondage d’opinion ?
Bruno - Voilà. Nous faisons une grande enquête sur l’orientation politique des Français, et si vous aviez quelques minutes à me consacrer…
Antoine - C’est-à-dire… Nous devions passer à table dans peu de temps…
Bruno - Ce sera rapide, rassurez-vous. Les questions sont très simples : êtes-vous de droite, de gauche, du centre ? Que pensez-vous de la réinstallation des loups dans nos montagnes ? Et cetera.
Antoine - Je suis pris au dépourvu, mais si c’est vraiment quelques instants…
Bruno - Deux, trois minutes, pas plus. Je vous le promets.
Antoine - Bien. Entrez. (Bruno entre et reste debout.) Je vous en prie, asseyez-vous.
Bruno (en s’asseyant) - Merci.
Antoine - C’est curieux… les sondages d’opinion, on en parle beaucoup, on voit des chiffres un peu partout, et je me suis souvent demandé : comment se fait-il que personne ne s’intéresse à mon avis ?
Bruno - Ah bon ? C’est la première fois ?
Antoine - Eh oui.
Bruno - Vous voyez, ça n’arrive pas qu’aux autres. (Sortant des feuillets.) Bon ! J’ai un questionnaire à vous soumettre… Pas très long, je vous l’ai dit.
Antoine - Je ne suis quand même pas à une minute près. La France entière va enfin savoir ce que je pense des loups dans nos montagnes, je peux y consacrer un petit moment.
Bruno - Vous êtes très aimable.
Antoine - Bof…
Bruno - Si, si. On n’est pas toujours aussi bien reçu, les gens sont méfiants. Donc, nous allons…
Antoine (le coupant) - C’est original, votre métier : interviewer des gens toute la journée…
Bruno - En réalité, ce n’est pas vraiment mon métier. Je travaillais dans une grosse boîte, il y a eu compression de personnel…
Antoine - … Et vous avez été compressé.
Bruno - Hélas… Bien. On y va.
Antoine - Euh, sans indiscrétion, pourquoi venir chez moi ? Je suis sur une liste ?
Bruno - Pas du tout. Simplement, pour respecter mon panel, j’ai besoin de quelques familles habitant un pavillon de banlieue.
Antoine - Ah bon ? Le hasard, quoi ?
Bruno - Voilà. J’aurais pu sonner à côté.
Antoine - C’est bien, ça. Vous êtes libre d’aller où vous voulez.
Bruno - Oui… Il y a quand même des quotas à respecter.
Antoine - Je m’en doute. Au fait, vous avez pu vous garer facilement ?
Bruno - Je n’ai pas eu ce problème. Habituellement, je me déplace en voiture, mais comme elle est en réparation, je suis venu en bus.
Antoine - Ah, d’accord. Remarquez, entre nous, la bagnole, hein !
Bruno - Oui… Ça a du bon, quand même.
Antoine (en le dévisageant intensément) - C’est vrai… C’est vrai…
Silence. Bruno se demande ce qu’il y a.
Bruno - Que se passe-t-il ?
Antoine - Pardon ?
Bruno - Ben… vous me fixez…
Antoine - Désolé. J’étais en train de me dire que vous faites un métier intéressant.
Bruno (peu convaincu) - Ouais… Bon ! On va y aller, si vous permettez.
Antoine - Mais je vous en prie. Juste une petite question encore, excusez-moi… Vous avez un autre rendez-vous, après ici ?
Bruno - Non. Pourquoi ?
Antoine - Simple curiosité. Donc, ensuite, journée terminée ?
Bruno - Voilà. D’ailleurs, j’aurai juste le temps de rentrer, parce que ce soir, à la télé, il y a la Star Ac’ et je ne voudrais pas la rater.
Antoine - Vous avez bien raison. (Il fixe à nouveau intensément Bruno.) Oui… C’est sûr… Encore que…
Bruno est perplexe devant cette attitude.
Bruno (gêné) - Euh… Nous… Nous allons démarrer. Première question : lors des prochaines élections législatives, savez-vous déjà pour qui vous voterez ? (Silence.) Monsieur, s’il vous plaît…
Antoine - Excusez-moi, je n’ai pas saisi votre…
Bruno - Lors des prochaines élections législatives, savez-vous déjà…
Antoine (le coupant) - Ça alors ! Mais ça alors !! (Bruno le dévisage, stupéfait.) C’est pas vrai ! J’ai failli tomber dans le panneau, dis donc ! Depuis tout à l’heure, je te regarde, je te regarde, je te regarde ! Je me disais : je le connais, ce type, je le connais !… Bruno ! Mon vieux Bruno !
Bruno - Non… Je ne suis…
Antoine - J’en reviens pas ! Ah, faut que je t’embrasse ! On est des mecs, bordel, mais on peut s’embrasser quand même, non ?
Il serre Bruno dans ses bras, lequel est très mal à l’aise.
Bruno - Euh… Vous vous trompez, je…
Antoine (le coupant) - Incroyable ! Alors, t’en es toujours à faire des canulars ?
Bruno - Excusez-moi, mais je pense que vous faites erreur.
Antoine - Bah tiens ! Je la connais, celle-là : t’es pas Bruno Marinval, je suis pas Antoine Thévenin, et, bien sûr, le 3e régiment d’infanterie, ça te rappelle rien ?
Bruno - Effectivement, étant donné que…
Antoine (le coupant) - Y’a que toi, franchement, pour avoir des idées pareilles : te pointer ici sous prétexte de faire un sondage d’opinion ! C’est dingue ! Cela dit, qu’est-ce que je suis content de te revoir ! Tu peux pas savoir !
Bruno - Ecoutez-moi un instant… Je ne m’appelle pas Bruno et je n’ai jamais été au 3e d’infanterie.
Antoine - Ouh ! c’est la meilleure ! Alors là, je te retrouve complètement ! Tu nous l’as fait cent fois, ce canular : « Je ne suis pas Bruno Marinval, vous vous trompez. » Qu’est-ce que tu as pu nous faire marrer avec ça !
Bruno - Oui, mais là, ce n’est pas pour vous faire marrer, je vous assure qu’il y a erreur sur la personne, je ne suis pas…
Antoine (le coupant) - Décidément, on te changera jamais. Tiens ! Une fois, tu as même fait le coup à ta copine… Comment elle s’appelait, déjà ?… Ah ! Caroline. Toi et moi, on avait rendez-vous avec...