Acte I
Le rideau s’ouvre sur la scène vide, peu éclairée. Le voyant rouge est allumé. On entend une musique funèbre. L’ambiance doit faire penser qu’on veille un mort dans une demeure bourgeoise. On découvre Sidonie qui se recueille devant une icône et Octave qui reste de marbre à ses côtés. Au bout de quelques secondes, Sidonie se met à demander différents objets à la manière d’un chirurgien et Octave les lui donne à la manière d’une infirmière de bloc.
Sidonie. — Bougeoir… Chiffon… Cierge… Allumettes… Cendrier… Bien. Recueillons-nous, à présent.
Octave. — Bien, Mademoiselle.
Sidonie. — Pardonnez-nous, sainte Cunégonde, de vous avoir négligée si longtemps, mais nous ne sommes que d’humbles pécheurs ignorants.
Octave. — Oh oui ! D’humbles pécheurs…
Roseline entre de la cave, empêtrée dans un incroyable fouillis de matériel de pêche. Elle a même du mal à passer la porte à cause de son fagot de cannes qu’elle porte en travers du dos et avec lequel elle va renverser moult vases, pots et bibelots qu’Octave tentera de récupérer au vol.
Roseline. — Mes asticots ! Où sont mes asticots ? Nom d’une carpe qui louche ! Je vais finir par rater la mordue. (Elle éteint la lumière de la cave.) Octave ! Où avez-vous encore mis mes asticots ? Mais où est-il, cet incapable ? Ah ! le voilà ! Octicot, mes asticaves ! Raaah ! Mes Octaves, espèce d’asticot ! Zut ! C’est le contraire.
Octave. — Les asticots de Madame sont dans la cave, comme à l’accoutumée.
Roseline. — Hein ? En pleine forme, je vous remercie, mais cela ne me dit pas où sont mes asticots.
Sidonie. — Dans la cave, mère. Il vous a dit dans la cave. Dans la cave !
Roseline. — Oui, oui, je ne suis pas sourde. Je le sais qu’il s’appelle Octave. Ce que je ne sais pas c’est où sont passés mes asticots.
Sidonie, soupirant. — Octave, soyez gentil. Allez les lui chercher, je vous prie.
Octave. — Bien, Mademoiselle. J’y cours. (Il sort à la cave lentement en appuyant sur l’interrupteur. Le voyant rouge s’allume.)
Roseline. — Et il s’enfuit, le malotru ! Au pied, Octave ! (Elle essaie de le suivre, mais le fagot de cannes la stoppe net et elle se retrouve sur les fesses.) Saperlipopette ! Par tous les gardons de Sambre-et-Meuse ! Celui-là, si je le ferre…
Sidonie. — Calmez-vous, mère. Je vais vous aider.
Roseline. — Merci mais je ne suis pas impotente. (Elle voit le cierge.) Encore un anniversaire ? Qui est-ce, cette fois ? Une vierge massacrée par les Huns ou une dévote suppliciée par les autres ?
Sidonie. — Il s’agit de sainte Cunégonde de Bavière.
Roseline. — Ah ? Et qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ta reconnaissance éternelle, ta Raymonde de Tralalère ?
Sidonie. — Cuné… Bref. Elle écrivait à la gloire de Dieu et cela ne plaisait pas aux protestants germaniques qui l’ont brûlée vive avec ses poèmes.
Roseline. — Ah ça ! Quand on aime, on ne compte pas.
Sidonie. — Pardon ? (Un temps, sidérée.) Aujourd’hui, nous n’avons plus rien d’elle si ce n’est quelques vers…
Roseline, réagissant au mot « vers ». — Des vers ? Mes asticots ! Octave ! Mes asticots illico ou ça va barder, mon coco !
Agathe, entrant du couloir. — Mais qu’est-ce qui se passe dans cette maison ? On met le feu ou on écorche quelqu’un, ici ? Nous sommes à la veille de recevoir M. Mayerbaum et c’est tout ce que vous trouvez à faire ? Du tapage ?
Sidonie. — Ton Mayerbaum n’arrive que demain matin, alors du calme.
Roseline. — Ah ! Agathe ! Toi, tu sais peut-être où sont mes asticots ?
Agathe. — C’est pour des asticots, tout ce vacarme ?
Roseline. — Mais non ! Pas pour la carpe ! Pour la tanche, voyons ! Les asticots, c’est pour la tanche. Quoique…
Agathe. — Ma pauvre maman ! Tu es vraiment de plus en plus sourde.
Roseline. — Moi ? Pas du tout ! (Elle regarde sa montre.) Neuf heures moins le quart.
Agathe, désabusée. — Rebranche ton sonotone, s’il te plaît, maman. (À Sidonie.) Et toi, sœurette, que fais-tu ?
Sidonie. — Octave et moi célébrons le 450e anniversaire du martyre de sainte Cunégonde.
Agathe. — Encore ? Qui est-ce, cette fois ?
Sidonie. — Une sainte oubliée des hommes de peu de foi.
Agathe. — Oui, ça, je m’en doute. Tu en déterres et vénères une nouvelle chaque semaine.
Sidonie. — Sainte Cunégonde était une grande catholique et une prodigieuse poétesse honteusement mutilée et brûlée par des protestants bavarois en 1556. Cela fait aujourd’hui juste 450 ans et…
Agathe. — Quatre cent cinquante ! Alors elle n’est pas à un jour près ; elle peut attendre que nous ayons reçu M. Mayerbaum.
Roseline, ronchonnant et tapotant son sonotone. — Marche pas ce machin.
Sidonie. — Le commerce. Les marchands du temple passent avant l’élévation de l’âme. Je te reconnais bien là.
Agathe. — Heureusement que tu es là pour réveiller nos consciences.
Sidonie. — Parfaitement ! Il est heureux qu’il y ait des gens comme moi et comme l’abbé Morissot pour honorer la mémoire de ceux et celles qui ont offert leur vie pour leur foi et pour notre salut.
Roseline, même jeu. — Marche jamais, ce bidule !
Agathe. — Tu ferais mieux de sortir un peu plus, de voir du monde, de t’ouvrir à la réalité.
Sidonie. — C’est-à-dire ?
Agathe. — C’est-à-dire que ce n’est pas en passant ton temps à l’église que tu trouveras un mari.
Sidonie. — Oh ! je te rappelle que tu n’es pas mariée non plus !
Agathe. — Parce que le travail ne me laisse pas le temps pour la romance ou une relation suivie, mais moi, je n’ai rien contre le mariage.
Sidonie, piquante. — Ni contre le…
Agathe. — Le… ?
Sidonie, gênée. — Eh bien, le… Tu sais bien, le…
Agathe. — Le sexe ?
Sidonie. — Oh !… Euh…
Roseline, même jeu. — Saloperie d’engin du diable !
Sidonie. — Dieu me préserve du péché de chair.
Roseline. — Pêcher ?
Sidonie. — Seule la spiritualité m’intéresse.
Agathe. — C’est sans doute aussi pour ça que c’est moi et moi seule qui fais tourner l’entreprise. Entreprise dans laquelle tu possèdes tout de même 49 % des parts, je te le rappelle.
Roseline, même jeu. — M’énerve, ce truc !
Sidonie. — Tu sais bien que les choses bassement matérielles ne m’intéressent pas.
Agathe. — Et les dividendes, ils ne t’intéressent pas, peut-être ? Tu ne craches pas dessus.
Sidonie, faussement évasive. — Oui, oh…
Le téléphone sonne.
Agathe. — Excuse-moi, mais les choses bassement matérielles se rappellent à moi. (Elle décroche.) Allô ! Oui ?… Monsieur Mayerbaum ? Comment allez-vous ? (Jusqu’à ce qu’elle raccroche, on voit qu’elle a du mal à avoir une conversation correcte avec son interlocuteur mais on ne comprend rien.)
Roseline, criant en tirant sur les fils de son sonotone. — Saloperie de saloperie de saloperie !
Octave, entrant avec les asticots dans une boîte ouverte posée sur un plateau. — Les appâts de Madame !
Roseline. — Raaah ! (Sans voir Octave, elle parvient à débrancher les fils mais son bras vient heurter le plateau et les asticots tombent.) Seigneur Marie Joseph ! Mes asticots ! Mes chers petits ! (Elle se jette à terre et se met à les ramasser.)
Agathe, au téléphone. — Co… Comment ? Tout de suite ?
Sidonie. — Maman, que fais-tu ?
Roseline. — Si c’est pas malheureux ! Des asticots de cette qualité !
Sidonie. — Oh ! et puis zut ! Octave, reprenons, je vous prie. Chantez avec moi. (Elle entonne un cantique.)
Octave. — Bien, Mademoiselle.
Dans ce qui suit, Octave ne sait plus où donner de la tête et tout doit aller très vite et très fort.
Roseline. — Ce serait trop vous demander de m’aider, Octave ?
Octave. — Non, Madame. (Il se met à quatre pattes.)
Sidonie. — Eh bien, Octave ! Chantez, voyons, chantez !
Octave. — Tout de suite, Mademoiselle. Tout de suite. (Il chante quelques paroles.)
Roseline. — Vous me le paierez, espèce de minable mérou maladroit !
Agathe, au téléphone. — Mais pas du tout, monsieur Mayerbaum !
Sidonie. — Chantez, Octave, chantez !
Roseline. — Ramassez, Octave, ramassez !
Octave, en chantant sur l’air du cantique. — Que Madame me pardonne…
Roseline. — On s’en moque de la Madone ! Ramassez !
Octave, même jeu. — En voici une poignée, Madame.
Roseline. — Plus vite, mollusque ! calamar empesé ! incapable ! Et comme d’habitude il n’a pas éteint la lumière de la cave. (Elle le fait.) C’est moi qui paie l’électricité. Je finirai par la retenir sur vos gages.
Agathe, au téléphone. — C’est entendu. À tout de suite. (Elle raccroche, furieuse.) Ça suffit comme ça ! (Elle claque un bruit terrible avec le panier de pêche par exemple, ce qui fait sursauter et taire tout le monde sauf Octave qui continue.) Ça suffit, j’ai dit ! (Elle lui prend le plateau des mains et lui en assène un violent coup sur le crâne. Il se tait.) Maintenant vous vous taisez et vous m’écoutez, sinon je fais un malheur ! Dans quelques instants, le seul homme capable de sauver l’entreprise qui nous fait vivre va débarquer ici. C’est un gros, très gros client allemand et…
Roseline. — Tu reçois ton brillant amant ? En quoi cela nous regarde-t-il ?
Agathe, hurlant. — Ce n’est pas mon amant, c’est un client allemand ! Donne-moi ce sonotone. (Elle le prend, le rebranche et le replace rapidement dans l’oreille de sa mère.) Il est allemand ! A… lle… mand !
Roseline. — Oui, oui, il est allemand. Je ne suis pas complètement bouchée. Tu sors bien avec qui tu veux. On n’est plus sous l’Occupation. Vive l’Europe !
Agathe. — Restons calme. Je viens de réussir à le convaincre qu’il ne téléphonait pas dans un asile d’aliénés. C’est déjà un exploit.
Sidonie. — Mais je croyais qu’il devait arriver demain ?
Agathe. — Il a dû changer d’avis. Il m’appelait de sa voiture. Il venait de passer Moisy-le-Vieux.
Sidonie. — Mais c’est à moins de…
Agathe. — … dix kilomètres, oui. Il sera donc ici d’une minute à l’autre. Il faut le choyer, le bichonner et le placer dans un climat de confiance absolue car j’entends bien lui faire…
Roseline. — Moi aussi, j’entends drôlement bien !
Agathe, très calme. — J’entends bien, dis-je, lui faire signer un énorme contrat dont dépend la survie de l’entreprise, mais pour cela j’ai besoin de vous pour le recevoir dans les meilleures conditions. (Elle hurle soudainement.) Alors, Octave, ramassez-moi ces bestioles ! Maman, tu ranges ton matériel de pêche et tu vas faire le guet près de l’étang ! Tu me préviens dès qu’une voiture franchit la grille du parc. Quant à toi, Sidonie, tu me remballes ton attirail de VRP en bondieuseries ! Exécution !
Octave saute sur les asticots, Roseline sort par le hall avec son matériel mais non sans mal.
Sidonie. — Je ne vois pas en quoi sainte Cunégonde pourrait choquer ton client.
Agathe. — Tu ne vois pas ?
Sidonie. — Non.
Agathe. — Tu m’as bien dit que ta Cunégonde avait été massacrée par des Bavarois ?
Sidonie. — Oui, et alors ?
Agathe. — Et alors Mayerbaum est de Munich. Il est bavarois, justement. Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu, mais je ne veux pas prendre le moindre risque de le froisser. C’est déjà miraculeux qu’il s’intéresse si soudainement à nos produits. Alors, s’il te plaît, replie ton stand !
Sidonie. — Oh ! (Elle ramasse ses affaires.)
Agathe. — Je veux qu’il se sente ici chez lui.
Sidonie. — Personne ne parle un mot d’allemand dans cette maison, ça promet.
Agathe. — Eh bien, tout le monde va s’y mettre et faire un effort. Les dictionnaires ne sont pas faits pour les chiens. Il y en a toute une pile dans le bureau. Tu n’as qu’à te servir et faire la distribution aux autres. (Sidonie sort par le couloir.) Bon, comment suis-je ? (Elle se regarde dans un miroir.) Oh là là ! (Elle se dirige vers le couloir.) Alors, Octave, vous attendez quoi ? Qu’ils se transforment en mouches et qu’ils s’envolent ?
Octave. — Je fais de mon mieux, Mademoiselle, mais ils sont légion.
Agathe, en sortant. — Eh bien, si c’est un travail de Romain, agissez en Romain. (Elle sort par le couloir.)
Octave. — Agir comme un Romain ? Elle en a de bonnes ! Et comment ils ramassaient les asticots à demi écrasés sur le sol, les Romains ? Qu’est-ce que j’en sais, moi ? (Un temps puis il a une illumination. Il pousse les asticots sous le tapis à l’aide de son plumeau, se redresse et dit solennellement.) « Ave Caesar, morituri te salutant. » (Il trépigne sur le tapis puis sort par le couloir, très digne.)
La scène reste vide un court instant puis Ernest entre de l’office.
Ernest. — Bon ! La vieille est partie à la pêche, le loufiat a dégagé la piste, on devrait être tranquilles cinq minutes. (Par la porte de l’office entrouverte.) Amène-toi, Popo ! Popo ! Mais qu’est-ce que tu glandes ?
Popo, off. — Je m’ai coincé !
Ernest. — C’est pas possible d’être aussi nase ! (Il ressort et off.) Allez ! Arrive, espèce d’enclume !
Popo, off. — Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! (Gros bruit de chute.) Attention à mon costume !
Ernest, entrant, suivi de Popo. — Qu’est-ce que tu foutais dans ce vasistas ?
Popo, parlant affreusement du nez. — Ben c’est toi qui m’as dit de passer par le vasistas.
Ernest. — Je t’ai dit de passer le bras pour atteindre la clé, pas de passer tout entier par une ouverture de quelques centimètres !
Popo. — Oui mais j’ai les bras trop courts, alors j’ai passé l’épaule et puis j’ai passé la tête et puis je m’ai coincé…
Ernest. — Ça va ! Tais-toi. Tu te rappelles ce que tu dois faire et dire si on rencontre les proprios ?
Popo. — Oui, oui ! On est des fortunés touristiques. (Ernest lui donne une claque sur la tête.) Aïe !
Ernest. — On est des… ?
Popo. — Des touristes fortunés.
Ernest. — Bien ! C’est pour ça qu’on a mis le costume du dimanche.
Popo. — Ah oui ? Je me disais aussi…
Ernest. — Et on est là pour quoi faire ?
Popo. — Piquer tout ce qu’on peut. (Claque sur la tête.) Aïe !
Ernest. — Visiter le château, ahuri ! Parce qu’on est… ?
Popo. — Archi-passionnés de lecture. (Claque sur la tête.) Aïe ! Passionnés d’architecture.
Ernest. — D’architecture mé… ?
Popo. — Mé… Mé… Mais pas trop… (Claque sur la tête.) Aïe !
Ernest. — Médiévale, crétin !
Popo. — Ah oui ! Médiévale !
Ernest. — Voilà ! Nous sommes des touristes fortunés passionnés d’architecture médiévale. C’est pourtant pas compliqué. Et nous voulons visiter ce château. Compris ?
Popo. — Compris, Nénesse ! Et pourquoi qu’on veut la visiter, c’te cambuse ?
Ernest. — On fait semblant de visiter, crâne de piaf ! On gagne la confiance, on s’incruste et on en profite pour repérer ce qu’on reviendra piquer quand les...