DERNIER ACTE
Scène vide. Fond scène, dans l’entrée centrale en arc de cercle, Roseline, une housse de vêtements à la main, termine de descendre un escalier. Chic, dynamique. Un tourbillon.
Roseline, apparaissant fond scène. – Arrêtez de râler, on y est presque… attention, les dernières marches sont très glissantes. (Elle pénètre dans la salle, branche un contacteur, une gerbe d’étincelles, elle retente et la salle s’éclaire.) Et voilà !
Après avoir glissé sur une marche, entrée de Jerry Guillos. Le cabot par excellence.
Jerry, sidéré à la vue du lieu. – C’est ici que je dois jouer ?!
Roseline. – C’est convivial, non ?
Jerry, sinistre. – Vous plaisantez ?
Roseline, enjouée quoi qu’il arrive. – Face à un si grand comique professionnel, ce serait téméraire…
Jerry, désignant les deux chaises de la table face à la petite scène. – Pourquoi il n’y a que deux chaises ?
Roseline. – Je vais pendre vos vêtements pour éviter qu’ils soient froissés.
Jerry, lugubre. – Il n’y a pas que mes vêtements qui ont envie de se pendre…
Roseline. – Dans votre loge : champagne, bordeaux ? (Faute de réponse.) Je vous mets la totale. Pour les toilettes, c’est…
Jerry. – Madame, sans vouloir jouer les stars…
Roseline. – Oh ! pas « madame »… Roseline… avec un « i ». Oui, je suis 100 % française.
Jerry. – Alors pour mettre les points sur les i, je ne me produirai pas ici. Compris-i-i ?
Roseline. – C’est la déco qui vous chiffonne ? Deux bougies et c’est Versailles !
Jerry. – Ramenez-moi à Marignane, que je reprenne le premier avion pour Paris.
Roseline, sérieuse. – Et mon client, je lui dirai quoi ?
Jerry. – Je m’en fous, je ne sais même pas qui c’est.
Roseline. – C’est un fan. Il vous a engagé pour lui tout seul, vous devriez être flatté…
Jerry, tombant des nues. – Parce qu’en plus il sera tout seul ?! Mais pourquoi on ne m’a pas prévenu ?
Roseline. – Jerry, ce n’est pas votre premier gala privé…
Jerry. – Privé de public, si. Et la deuxième chaise, c’est pour qui ? Pour son clebs ?! J’hallucine ! Vous me voyez, dans ce lieu sordide, faire 90 minutes pour un seul spectateur ?!
Roseline. – Mon client adore vos sketches, il sera le premier à en rire.
Jerry. – Le premier et même le dernier. Madame Roseline, je ne suis pas un phénomène de foire qu’on exhibe n’importe où, n’importe comment.
Roseline. – Pas « madame Roseline », ça fait mère maquerelle…
Jerry. – Parce que me forcer à jouer pour toucher votre commission, c’est pas de l’abattage ?
Roseline. – C’est formidable, les artistes finissent toujours par détester ceux qui les font bosser.
Jerry. – Vous n’allez quand même pas me retenir ici contre mon gré ?
Roseline. – Jerry, pour quelle raison valable j’annulerais votre show ?
Jerry. – Le rire c’est mathématique. Plus on est de fous, plus on rit. Moins on est, moins on se marre. Un seul spectateur, c’est un cauchemar, je ne vais voir que lui… et si en plus il a une sale gueule…
Roseline. – Avant d’entrer en scène, vous êtes bien tous pareils : stressés, irritables… Décidément, l’artiste idéal, c’est un morceau de sucre.
Jerry. – Un morceau de sucre, l’artiste idéal ?!
Roseline. – Oui… car lui, on peut toujours le prendre avec des pincettes.
Jerry, se forçant à rire, prenant son portable. – Je vais la noter… pour être sûr de ne jamais la replacer.
Roseline. – Ah ! vous revoilà enfin aussi souriant que sur vos affiches ! Au fait, pourquoi on vous y voit entouré de gros seins dénudés ?
Jerry. – Ben, pour illustrer mon titre : « Jerry, à gorges déployées ».
Roseline. – Subtil. Je la préfère à celle où vous étiez en string. On aurait dit un sumo. Après le spectacle, une séance de dédicaces ? Elle ne sera pas longue…
Jerry. – Mais pour être aussi têtue, vous n’êtes pas 100 % française, vous êtes 100 % bretonne. Hier soir, je passais où ?
Roseline. – À l’Olympia.
Jerry. – Voilà. Archi-complet. Deux mille spectateurs, excusez du peu. Ici, vous me voyez pour un seul grimper sur cette estrade ? Déjà faire le con devant trois pelés et deux tondus, c’est surhumain… mais eux, au moins, ils sont cinq.
Roseline. – On dit toujours que la qualité compense la quantité… et ce soir, croyez-moi, c’est du très haut de gamme.
Jerry. – Mais pourquoi m’avoir obligé à venir ici ? Dans ce trou du cul du monde ? Vous trouvez que j’ai une tête de suppositoire ?!
Roseline. – Ça, je dois dire que… le choix du site, c’est lui.
Jerry. – Un « site » ? Une ruine sans âme qui vive ? Avec rien autour ? Mais votre « client », puisqu’il est aussi seul qu’un ver solitaire, j’aurais pu aller jouer dans ses chiottes !
Roseline. – Oh ! pas de vulgarités ! Ne déflorez pas votre répertoire.
Jerry, vexé. – Je ne suis pas vulgaire, je suis efficace. Moi, quand on critique mon côté scato, je réponds toujours : « La merde, ça fait mouche. » Et maintenant qu’on a touché le fond, on remonte à la surface, mâââme Vaseline.
Roseline. – Et votre cachet ?
Jerry. – Quoi, mon cachet ? Je ne vais pas vous le réclamer.
Roseline, riant. – Monsieur est trop bon !… Non, votre cachet, c’est vous qui allez me le devoir.
Jerry. – Pardon ?! Alors là, ça me ferait mal…
Roseline. – « Dédit égal au montant du cachet », c’est écrit en majuscules sur votre contrat. Vous me donneriez 50 000 euros pour que je vous raccompagne à l’aéroport ?
Jerry. – Non, je vais prendre un taxi. Je pense qu’il demandera moins.
Roseline. – À condition d’en trouver un dans ce no man’s land. 50 000 euros, Jerry… Un tel cachet, après l’avoir avalé, on se sent revigoré, non ?
Jerry. – Vous savez… les impôts vont m’en piquer 75 %…
Roseline. – Votre contrat stipulait : « règlement avant l’entrée en scène ». (Elle sort de son sac une enveloppe épaisse.) Voilà, tout est en ordre.
Jerry, ouvrant l’enveloppe, plus qu’agréablement surpris. – Des espèces ?… Roseline !
Roseline. – Vous pensez que le fisc en verra la couleur ?
Jerry. – Pour moi, le noir n’a jamais été une couleur. Du liquide, fallait le dire tout de suite, c’est une denrée qui devient rare… En plus, ils sont tout neufs. Vous avez remarqué comme les pauvres… les sans-dents… ont toujours des billets dégueulasses ? Comme s’ils s’agrippaient à leurs biftons pour les retenir… Alors que les riches, l’argent leur file tellement vite entre les doigts, ils n’ont pas le temps de les salir. (Voulant compter.) Ça vous gêne si je…
Roseline. – Du tout. C’est un bonheur de voir à quel point j’inspire confiance. Attention aux épingles… Attraper le tétanos en comptant du black, ça passerait difficilement pour un accident du travail.
Jerry, finissant de compter les liasses. – Je peux savoir combien vous m’avez revendu ? (Elle lui répond par un large sourire.) Tant que ça ? Bien joué. (Finissant de compter.) Oh ! il y a 500 de trop, tenez… (Reprenant le billet.) Je déconne ! Elle les aurait pris, la sangsue. Si vous avez d’autres galas de cette espèce, surtout ne vous gênez pas.
Roseline. – Même pour un seul spectateur ?
Jerry. – Même pour zéro spectateur. Bon, maintenant soyez sympa : c’est qui ?
Roseline. – N’insistez pas, je lui ai promis l’anonymat.
Jerry. – J’ai trouvé ! Ce n’est pas « un » mais « une » cliente.
Roseline, malicieuse. – Hé… pas si bête, la bête de scène…
Jerry, tournant autour de Roseline pour obtenir des réponses. – Mais oui, une idée aussi tordue, c’est forcément une meuf. Pour m’acheter à ce prix-là, elle doit être folle de moi. En plus, elle est blindée. Elle est comestible ?… Oh non ! À tous les coups, c’est une veuve, je les attire toutes. Brrr… Vous avez déjà fait l’amour avec 40 ans de plus que vous ?
Roseline. – Je n’ai jamais été assez alcoolisée pour ça. C’est comment ?
Jerry. – J’appelle ça « prendre son pied dans la tombe »… Et si c’était une ex qui voudrait se venger ? J’en ai tellement refroidi de la chaudasse… Sur Facebook, y a que ça. Ou alors… ou alors… c’est un homo qui croit que je fais partie de la fanfare.
Roseline. – Votre repas chaud prévu par contrat, avant ou après votre prestation ?
Jerry. – Après. Si j’ai le ventre plein, j’ai le cerveau vide. En revanche, j’ai toujours les testicules à ras bord.
Roseline, réprobatrice. – Oh !
Jerry, narquois. – Vous avez bien fait de me titiller sur la vulgarité, ça me pousse à en rajouter. Bon, j’attaque à quelle heure ?
Roseline. – Votre balance son et lumière, il y en a pour longtemps ?
Jerry. – Non, d’habitude mon régisseur s’en charge… mais là, c’est la première fois qu’il me plante. (Prenant son portable.) Je vais encore essayer de le joindre… Oh non ! Réseau indisponible ?!
Roseline. – Oui, ici, rien ne passe…
Jerry. – Mais c’est quoi ce lieu merdique ? Et ma femme ? Tous les soirs on s’appelle, elle est d’une jalousie maladive…
Roseline. – Chaque problème en son temps. Pour votre régie, quelqu’un de très efficace va nous dépanner. Vous n’avez pas une conduite technique ?
Jerry, sortant de sa housse le manuscrit du show et un CD. – Si, mais pendant tout le show je vais être sur le qui-vive…
Roseline. – Dès que notre mécène nous donne le feu vert, on envoie le spectacle ?
Jerry, donnant sa conduite à Roseline. – Oh oui ! Plus vite je joue, plus vite je me tire. Je suis là depuis dix minutes et je sens déjà le moisi. Sous les bras, je n’ai pas des champignons ?
Roseline. – Votre loge se trouve juste derrière la scène, mais je vous préviens, ce n’est pas l’Olympia.
Jerry, grimpant sur scène, ironique. – Pas possible ?! Vous savez ce qui me motive ce soir ?
Roseline. – Le bonheur de jouer ?
Jerry. – Mes pensions alimentaires. C’est devenu hors de prix une ex-femme. Avant de tomber amoureux, on devrait toujours demander un devis.
Il disparaît au fond de la petite scène. Roseline ferme le rideau rouge de scène, cachant ainsi le proscenium aux yeux du public, puis sort un talkie-walkie de son sac à main.
Roseline, à son talkie-walkie. – C’est bon, tu peux venir.
Elle allume un photophore, vaporise du parfum… ajuste quelques détails… et arrive par le fond Sophie, court-vêtue, sexy mais classe, talkie-walkie à la main.
Sophie, mezza-voce. – Il est où ? (Roseline désigne la loge.) À Paris, nos copains flics insistent pour relâcher son régisseur, ils ont peur que ça dégénère…
Roseline. – Maintenant que le gros poisson est dans la nasse, O.K., qu’il dégage…
Sophie, au talkie-walkie. – Transmettez à l’équipe parisienne : « On élargit le blaireau »… Comment ça, ça ne veut rien dire ? « On libère le quidam », si vous préférez… (À Roseline.) On n’est pas tombées sur les plus futés… (Au talkie-walkie.) Quoi ? Quelle explication lui donner ?! « Excusez-nous, monsieur, il y a eu méprise, mais faut dire que brun et barbu… vous l’avez quand même un peu cherché. » (Ayant terminé avec le talkie-walkie.) Je suis en panique totale. Et si tout ça se terminait mal ?
Roseline. – Sophie, Jerry Guillos ne mérite pas une bonne leçon ?
Sophie. – Peut-être pas aussi cruelle… Et puis du point de vue légal…
Roseline, autoritaire. – Ah ! je t’en prie, pas d’états d’âme ! Et t’as vu comment tu t’es habillée… ou plutôt déshabillée ?! Je t’avais demandé une tenue stricte.
Sophie. – Eh bien, je t’ai obéi : j’ai mis une tenue « strict minimum ». Mais si tu insistes, je peux défaire l’ourlet…
Roseline. – Mais à quel jeu tu joues, là ? Celui qu’on attend, je le connais par cœur. Et une plastique comme la tienne, ça risque de l’échauffer…
Sophie. – Pour se calmer, il n’aura qu’à te regarder.
Roseline....