ACTE I
Au lever de rideau, on découvre une femme d’une petite trentaine d’années, mais que l’allure autant que la tenue vestimentaire très stricte, font paraître bien plus que son âge. Elle est assise à son bureau (impeccablement rangé), plongée dans la lecture d’un livre qu’elle a posé sur ses genoux, comme pour le dissimuler.
SCÈNE 1
ANNE-GISELE : (d'une voix silencieuse et chargée d'émotion) Anaïs était là, assoupie sur le lit. La brise légère d'une douce matinée d'automne soulevait le drap de soie rose et laissait apparaître - oh exquise vue ! - des parcelles d'un corps à demi nu. La grosse moustache rousse de Stanislas frémissait de plaisir. Le jeune homme sentait monter en lui une pulsion qu'il connaissait trop et qu'il redoutait de ne pouvoir contenir longtemps. (D'un ton de plus en plus haletant) Il s'approcha et…
(Brusquement, Anne-Gisèle a refermé son livre et s'est emparée d'un dossier sur son bureau, dossier dans lequel elle fait semblant de plonger le nez ; une jeune femme vient en effet d'entrer (par la porte d'entrée) ; comme Anne-Gisèle, elle est proche de la trentaine d'années, mais, à contrario de celle-ci, elle en paraît bien moins.)
KARINE : (enjouée) Bonjour, Anne-Gisèle !
ANNE-GISELE : (austère) Bonjour, Mademoiselle Karine. (Insistant sur le “Mademoiselle”) … (Consultant la pendule) Tiens, à peine huit heures et quart… (Un brin de sarcasme dans la voix) Vous êtes bien matinale ce matin !
KARINE : Que voulez-vous ! L'avenir n'appartient-il pas à celles qui se lèvent tôt ?
ANNE-GISELE : Et surtout à celles qui ne se couchent pas tard !… Mais dites-moi, sans vouloir insister, vous êtes tombée du lit aujourd'hui ?
KARINE : (du tac au tac) Cela ne risque pas de vous arriver…
ANNE-GISELE : Ah ça non alors !
KARINE : En tout cas, si vous en tombiez, vous ne pourriez pas dire que quelqu'un vous en a poussée…
ANNE-GISELE : (qu'on sent gênée) Oui, bon… Je crois que vous avez du travail, non ?
KARINE : (soupirant) J'en ai bien peur.
ANNE-GISELE : Le rapport Dubrochet est-il bien avancé ?
KARINE : Disons qu'il est bien démarré.
ANNE-GISELE : Vraiment ?
KARINE : J'en ai déjà tapé le titre, c'est dire !
ANNE-GISELE : A propos, pour votre gouverne, sachez que rapport, ça prend deux p !
KARINE : (agacée) Tiens donc ! C'est vrai que pour ce qui touche aux rapports, vous êtes experte… Rapports professionnels j'entends… parce que pour le reste, hum… A propos, curiosité, ça commence bien par cu, comme…
ANNE-GISELE : (qui cherche à couper court) Bien, assez discuté, le travail m'attend, moi…
KARINE : (bas) Il a du mérite, parce qu'il est bien le seul…
(A cet instant, un homme sort du bureau situé sur le côté jardin. Costume sombre, air sévère, il a une soixantaine d'années.)
SCÈNE 2
PAUL : (ton sec) Bonjour, mesdemoiselles !
ANNE-GISELE : (ton très révérencieux) Bonjour, maître Clocher !
KARINE : (d'un ton plus détaché) Bonjour !
PAUL : Mademoiselle Lagorce, avez-vous terminé de rédiger le dossier Friquet contre Friquet ?
ANNE-GISELE : (prompte) Le voici, maître.
PAUL : Bien. (A Karine) Mademoiselle Toulon ?
KARINE : Oui, c'est moi !
PAUL : Où en est le rapport Dubrochet ?
ANNE-GISELE : (doucement) Hum…
KARINE : Le rapport Dubrochet ?
PAUL : (adoptant le même ton que Karine) Oui, c'est lui dont je vous parle !
KARINE : (à la Cyrano) Je le termine, je le peaufine, que dis-je, je le parachève.
PAUL : (assez cassant) Achevez-le pour ce soir, ce ne sera déjà pas si mal…
KARINE : (bas) Ouh la la ! C'est moi que vous allez achever !
PAUL : Vous dites ?
KARINE : Moi ? Oh rien !
PAUL : Bien. Mon gendre n'est toujours pas arrivé, je présume ?
ANNE-GISELE : Ma foi, sans être aussi matinale que vous, maître, moi qui suis là depuis un bon moment déjà, je ne l'ai vu ni entendu…
KARINE : Oh, il ne devrait pas tarder !
PAUL : Vu l'heure, c'est à souhaiter… (Soupirant) Ah la la ! Si seulement il avait épousé la ponctualité au lieu de ma fille !
KARINE : Peut-être avait-il ce matin un rendez-vous qui s'est prolongé ?
PAUL : S'il a prolongé une chose, c'est sa nuit ! Quand il sera enfin là, dites-lui que je veux le voir.
ANNE-GISELE : Oui, maître !
(Paul regagne son bureau.)
SCÈNE 3
KARINE : (à Anne-Gisèle) Eh bien dites donc, ce matin, il n'est pas d'une humeur à danser le twist nu sous les palmiers, le patron !
ANNE-GISELE : Maître Clocher est d'une humeur égale à lui-même… Voyez-vous, mademoiselle Toulon, le travail, c'est quelque chose de sérieux.
KARINE : C'est ce que je m'efforce de me convaincre… Ouh ! ça ne sonne pas très correctement le français cette phrase-là…
ANNE-GISELE : Non, pas très.
KARINE : Mais j'avoue que j'ai parfois du mal à me convaincre.
ANNE-GISELE : Vous êtes au moins réaliste, c'est déjà ça… Mais croyez-moi, on ne badine pas avec le travail !
KARINE : Ah oui ! C'est comme avec l'amour !
ANNE-GISELE : Pardon ?
KARINE : On ne badine pas avec l'amour, ça ne vous dit rien ?
ANNE-GISELE : Je… Chacun sa vie privée !
KARINE : Non, c'est une phrase célèbre d'un illustre auteur… Attendez que je me rappelle…. Alfred de… Oh zut ! C'est un nom noble… Alfred de…
ANNE-GISELE : Alfred de Bussy, non ?
KARINE : Oui, ce doit être ça ; ça sonne bien… Oh ! Un de ces nouveaux auteurs sans doute !
ANNE-GISELE : Sûrement ! En tout cas, à ce que je sache, il n'écrit pas chez Colombine… Vous connaissez la collection Colombine ?
KARINE : Moi non, mais je crois que mon arrière-grand-tante en est une fervente lectrice.
ANNE-GISELE : (comme déçue par la réponse de Karine) Votre arrière-grand-tante ? Ah ?
KARINE : (soupirant) Enfin, de plus en plus, je me rends bien compte que le travail, ce n'est pas une partie de plaisir !
ANNE-GISELE : Vous avez tort ! Le plaisir vient en travaillant !
KARINE : A chacun son truc ! Moi, il vient autrement…
ANNE-GISELE : Oui, bon, assez discuté ; remettons-nous à l'ouvrage.
(Karine s'est installée à son bureau (où règne un certain désordre) ; elle se met à fouiller et à tout mettre sens dessus dessous.)
ANNE-GISELE : (qui semble énervée par le bruit) Mais que cherchez-vous encore ?
KARINE : Le correcteur, pour ma faute d'inattention… les deux p sur le rapport Dubrochet… Je ne sais plus où je l'ai mis.
ANNE-GISELE : Pour le rapport, il doit être coincé quelque part dans votre tas…enfin, votre pile… Pour le tube de correcteur, je ne sais pas… Vous n'avez qu'à prendre le mien !
KARINE : (qui se lève pour l'aller chercher) Merci.
ANNE-GISELE : Cela vous évitera de confondre avec votre vernis à on-gles !
KARINE : Merci du conseil, mais y'a pas de risques ! Mettre du blanc sur mes ongles, quelle horreur !
(Alain entre à ce moment-là (par la porte d'entrée). Il est proche de la quarantaine. Très élégamment vêtu, il dégage une certaine assurance et un certain charme.)
SCÈNE 4
ALAIN : (enjouée) Bonjour les filles !
KARINE : (même ton) Bonjour !
ANNE-GISELE : (toujours austère) Bonjour, Maître Denjean. Il faut que nous fassions le point sur le dossier d'urbanisme…
ALAIN : Sur le dossier d'urba... Euh… Très bien, très bien… Juste le temps de m'installer et je suis corps et âme à vous… si je puis dire…
ANNE-GISELE : Oh, maître !
KARINE : (bas) Son âme suffira amplement !
(Le téléphone sonne.)
(Elle a décroché) Etude de maître Clocher, j'écourte… euh, j'écoute ?… Oui, bonjour Monsieur… Enchantée… Maître Denjean ?… Je vais voir s'il veut bien vous parler… enfin, je veux dire, s'il est là… Vous avez de la chance, il vient juste d'arriver… (A Alain) C'est pour vous, Monsieur Jean-Pierre Molasson…
ALAIN : Qui ça ?
KARINE : Jean-Pierre Molasson !
ANNE-GISELE : (la reprenant) Jean-Pierre Lomasson !
ALAIN : Ravi mais…
ANNE-GISELE : (qui intervient encore) Monsieur Lomasson est l'adjoint au maire de Quinsac chargé de l'urbanisme !
ALAIN : Tant mieux pour lui !
ANNE-GISELE : Rappelez-vous, vous êtes intervenu l'année dernière pour la mairie de Quinsac.
ALAIN : Ah ? Première nouvelle…
ANNE-GISELE : (d'une traite) Oui, pour la rédaction d'un bail emphytéotique lié à l'acquisition de terrains en zone d'aménagement concerté pour la construction d'un complexe sportif.
ALAIN : C'est votre phrase qui est complexe ! Mais je crois me souvenir maintenant… (Se tâtant la nuque) Ouh, je ne dois pas être bien réveillé moi… Merci en tout cas, Anne-Gisèle… Sans vous, que deviendrais-je ?
ANNE-GISELE : (un peu confuse ) Oh, maître !…
ALAIN : (prenant le téléphone) Allô, Jean-Pierre ? Oui, c'est moi… Comment allez-vous ? Et la famille ?… Vous avez perdu un oncle ?… J'en suis profondément désolé… (Aux secrétaires) Il vient de perdre un oncle…
KARINE : Le pauvre ! C'est drôle, moi, j'ai failli perdre un ongle la semaine dernière… tenez, regardez !
ALAIN : (à son interlocuteur) Non, je demandais à mes collaboratrices pourquoi je n'en avais pas été informé… Mais elles sont tellement étourdies !... Et Quinsac ? Toujours tranquille ?… Justement ! Un grand événement ! L'inau-guration du terrain de boules du complexe sportif ? Ah ça non ! Je ne manquerai pour rien au monde cet événement unique ! Le combien dites-vous ? Le 27 septembre à 15 heures 30 ? Attendez une minute, que je consulte mon agenda… (Il ne consulte rien.) Aïe aïe aïe ! ça va coincer ! J'ai une réunion à la sous-préfecture le même jour à la même heure… ça ne fait rien, tant pis pour le sous-préfet ! Je m'arrangerai pour me libérer. Vous dites ? Le sous-préfet sera aussi à Quinsac pour l'inauguration ? Oui, c'est bizarre… Enfin… Euh… Ne vous inquiétez pas ! Je serai des vôtres ! Que ne ferait-on pas pour Quinsac, hein !… C'est ce- la ! A très bientôt donc, Jean-Marc ! (Il raccroche.)
ANNE-GISELE : (rectifiant) Jean-Pierre !
ALAIN : Quoi, Jean-Pierre ?
ANNE-GISELE : Il s'appelle Jean-Pierre, et non Jean-Marc…
ALAIN : Oui, bah, Jean-Pierre, Jean-Marc ou Jean-Sébastien, j'en ai rien à faire, de tous ces gens-là et de leurs boules… Et puis, je l'ai appelé par son prénom, cela vaut bien une erreur, non ?… (Changeant de sujet) Bien, il est grand temps de se mettre au travail… Sans des gêneurs comme celui-ci, il y a longtemps que j'aurais commencé !… Anne-Gisèle, j'aimerais consulter le document de la DDE sur le projet de l'aménagement portuaire de Montfort-Laroche…
ANNE-GISELE : (étonnée) Ah ?
ALAIN : Cela a l'air de vous surprendre ?
ANNE-GISELE : Un tantinet, je l'avoue !
ALAIN : Pourquoi donc ?
ANNE-GISELE : Le dossier est clos : le projet est tombé à l'eau, si j'ose m'exprimer ainsi…
ALAIN : (peu convaincant) Je le sais, mais… Il y certains détails que je voudrais revoir…
ANNE-GISELE : Ah ? Maintenant ?
ALAIN : Euh, oui !
ANNE-GISELE : Comme vous voudrez, mais il doit être archivé.
ALAIN : Justement, pourriez-vous aller chercher ce dossier aux archives ?
ANNE-GISELE : Comme vous voudrez…
(A peine Anne-Gisèle est-elle descendue aux archives qu'Alain se précipite vers la porte du bureau de Paul, glisse un œil dans la serrure et se rapproche de Karine, qui se jette dans ses bras.)
SCÈNE 5
KARINE : Enfin seuls !
ALAIN : (qui se dégage timidement) Oui, ça tombe bien, j'ai à te parler…
KARINE : (incidieuse) A me parler seulement ?
ALAIN : Tu es folle ! On a trop peu de temps devant nous…
KARINE : Assez pour que nos langues se délient ensemble…
ALAIN : (reculant un peu) Même si j'ai fait exprès de changer le dossier de place, Anne-Gisèle va finir par le retrouver et revenir sous peu… Et pour s'en défaire, ça n'a déjà pas été une mince affaire !
KARINE : Ouh ! Ne me parle pas de cette vieille chouette !
ALAIN : Tu n'es guère aimable avec elle !
KARINE : C'est comme au tennis : je renvoie les balles ; et elle, elle ne se gêne pas pour frapper fort, sans amortir ses coups !
ALAIN : J'aimerais tellement que vous vous entendiez mieux toutes les deux !
KARINE : C'est comme pour mon travail, je fais pourtant des efforts, si si ! Bon, je te l'accorde, ils n'ont pas encore payé !
ALAIN : Sans doute parce qu'ils ne sont pas encore assez gros…
KARINE : Que veux-tu, entre elle et moi, c'est un conflit de générations !
ALAIN : Mais vous avez à peine cinq ans d'écart !
KARINE :...