SOUS LA TONNELLE
Personnages : F1
F2
F3
Trois femmes de générations différentes.
Une tonnelle, dans un jardin.
Il fait chaud.
F1 - Je n’avais plus rien dans la tête. Plus de souffrances, plus de désirs. Alors, je suis sortie. Il faisait si chaud que mon corps entier était humide de sueur, comme pris de la même moiteur qui transpirait dans l’air et qui suintait des murs. Alors, je suis sortie. Pour respirer. « Eva, on respire mieux dehors ! » J’étouffais, j’étouffais. Alors, je suis sortie. Il y avait un massif de camélias blancs devant la porte, sur le chemin, qui répandait les vapeurs lourdes de son parfum. J’ai souvent essayé d’apprivoiser les camélias, en vain. Ils ont toujours lamentablement fané sur le bord d’une fenêtre ou sur une table de chevet.
Il faisait si chaud que j’ai ouvert la fenêtre ; les voisins, au-dessus, jouaient aux cartes. Toute une tablée, sur le balcon, ivre du peu de fraîcheur que la nuit procurait. Je les entendais compter les points en riant. Ils semblaient heureux d’un bonheur que je ne parvenais pas à envier : ça, je l’avais déjà vécu. Maintes fois. Un bonheur simple, où l’on suspend quelques instants de sa vie à l’issue d’une partie de cartes, comme si l’enjeu était essentiel.
J’ai longé le massif de camélias. Je savais qu’il me mènerait là… Comment dites-vous ? La tonnelle ? Un nom vraiment charmant qui respire l’intimité et la nostalgie. Je sens que je m’y trouverai bien. Un espace réduit dans un espace ouvert. Un toit et pas de portes. Là-bas, un peu plus haut, sur la colline, la grande maison de meulière où tout le monde dort sous la vigne vierge qui griffe les murs. C’est si bon de les imaginer là, tout près, si près. Ça monte en moi comme une vague…
Une femme s’approche, plus jeune. Elle semble angoissée.
F2 - Je peux m’asseoir sur cette chaise ? Personne ne l’occupe ?
F1 - Désespérément vide. Mais peut-être appartient-elle à quelqu’un ? Je ne suis pas là depuis longtemps.
F2 - Je n’en pouvais plus. Je n’en pouvais plus dans cette grande maison. La nuit était trop lourde, la chaleur envahissait la chambre. Je me suis endormie près de lui, mon visage contre son épaule. J’ai fait un cauchemar : la vigne vierge pénétrait dans la pièce et m’étranglait de ses bras griffus. Mais, en même temps, c’étaient ses bras à lui qui enserraient mon cou. Je me suis réveillée en sueur. Il s’était retourné et dormait à l’autre bout du lit. C’est alors que je me suis souvenue du fusil. Celui qu’il garde sous le lit pour accueillir les voleurs. Cette habitude m’a toujours exaspérée. Tout à coup, je me suis mise à trembler. J’ai pensé qu’il pourrait retourner le fusil contre moi. Parce qu’il allait bien falloir que je lui apprenne un jour ou l’autre que je ne l’aimais plus. J’ai pensé qu’il pourrait être violent. Alors, je suis sortie. Je ne supportais plus de voir la vigne vierge qui entrait par le balcon de la chambre. Faut-il croire aux rêves ?
F1 - Il est des rêves qui ont une épaisseur, une sorte de réalité qui vous poursuit au réveil, et toute la journée, et parfois des semaines durant. Une nuit, j’ai vu ma tante, morte deux ans plus tôt, tourner autour de ma voiture en robe de mariée. Elle tournait comme une folle, collant ses mains sur le pare-brise et me regardant avec des yeux pleins d’angoisse. Je me suis réveillée en sueur. Cette vision m’a obsédée des jours entiers. Je savais qu’elle voulait me prévenir d’un drame. Son fils, mon cousin, est mort un mois plus tard.
F2 - Je me suis réveillée en sueur. J’ai compris que je ne l’aimais plus et j’ai réalisé pour le fusil. Alors, je suis sortie.
F1 - Les enfants dorment ?
F2 - A poings fermés. Ils ne m’ont pas entendue partir et je rentrerai avant qu’ils ne s’éveillent. Je ne partirai pas sans eux. Je ne partirai peut-être jamais. J’avais juste besoin de sortir. Cet endroit est tranquille, je m’y sens bien. On ne se croirait pas si près de la maison. Les enfants appellent ça leur « cabane ».
F1 - Les enfants ne viennent pas souvent… Je mens. C’est moi qui demande trop. Je n’ai jamais voulu les voir grandir. Ils ont leur vie et viennent me voir régulièrement. Une fois par semaine. Le reste du temps, j’attends. Je n’ai jamais voulu les voir grandir.
F2 - Quand ils seront grands, je pourrai mener ma vie, vous comprenez ? Faire ce que j’ai envie de faire, être avec qui j’ai envie d’être. Etre, tout simplement. En attendant, je ne sais pas… Comment grandiraient-ils sans leur père ?
F1 - Comment grandiraient-ils avec leur père ?
F2 - Peut-être seraient-ils mieux seuls avec moi ? Ils n’entendraient pas leurs parents se déchirer autour de leur éducation…
F1 - Et l’Autre ?
F2 - Avec l’Autre, il n’y aurait pas de problèmes. Il est tellement… Il est comme moi, je crois. Tandis que Paul est mon contraire. Nous n’avons jamais rien eu en commun.
F1 - Un jour, j’ai senti que je n’aurai plus rien en commun avec personne. Des moments, peut-être, des instants d’émotion, de tendresse, de complicité. Mais plus rien qui s’installe dans le temps. Un jour, j’ai senti que j’étais devenue seule dans ma tête.
F2 - Paul était une erreur. Ma famille m’avait prévenue. Mais je n’ai rien entendu. Je l’aimais. Il m’ouvrait un monde : le sien. Il venait d’ailleurs, il m’emmenait ailleurs. Je m’y suis cassé la figure.
F1 - Puis le dégoût d’approcher un autre corps, puis le dégoût de mon propre corps…
F2 - Allons ! Pas de regrets, pas d’amertume !
F1 - Alors, j’ai fait d’autres choses, des choses pour moi. J’ai voyagé, j’ai écrit, je me suis remise au piano. Tout ce que je n’avais pu faire depuis trente ans parce que j’étais habitée du constant souci de conquérir quelqu’un ou de garder quelqu’un, de préserver mes enfants au milieu de mes tempêtes et des tempêtes de mes hommes…
F2 - Avec François, il n’y aura jamais de tempêtes. Nous sommes complices, vous comprenez : il finit mes phrases, il devine mes pensées, il est nourri des mêmes livres que moi, des mêmes chansons, des mêmes fantasmes.
Une jeune fille entre. Elle...