ACTE I
Scène 1
Auguste, Justine, le présentateur télé (son off)
Le salon de la ferme de la famille Pigeonneau.
Auguste Pigeonneau lit le journal dans son fauteuil (ou canapé) et s’endort, le journal sur ses genoux.
Suggestion de mise en scène :
Une musique douce, relaxante, s’élève, suggérant le rêve. Une légère fumée entoure le fauteuil d’Auguste.
Quelques secondes passent…
Le rêve d’Auguste peut commencer : Justine, épouse d’Auguste, entre et allume la télévision, le son de la télé supplante aussitôt la musique douce. L’indicatif du tirage du loto se fait entendre.
Justine sort de sa poche un billet de loto.
Justine - Eh, Auguste, réveille-toi donc ! (Elle le secoue.) C’est l’heure : le grand soir est p’t-être ben arrivé.
Auguste (qui émerge) - Hein ? Quoi ?…
Justine - C’est l’heure du tirage exceptionnel.
Auguste - Ouais… Encore une de tes idées saugrenues ! Enfin… Une chance sur près de quatre-vingt-sept mille… Heureusement !
Le présentateur - Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonsoir. Quel tirage exceptionnel, historique même, pour la Française des Jeux et pour la France même en ce samedi soir ! Vous le savez tous : suite aux désillusions successives et systématiques engendrées depuis plus d’un demi-siècle par la désignation du président de la République au suffrage universel, le parlement a modifié récemment la constitution et a décidé que le nouveau président de la République serait choisi par tirage au sort. Le dispositif de la Française des Jeux est donc réquisitionné ce soir pour procéder à la désignation aléatoire du premier président de la VIe République entre les quatre-vingt-sept mille six cent cinquante-quatre candidats déclarés. À mes côtés Maître Pierre Ruban, huissier de justice qui a fait contrôler scrupuleusement le diamètre, le revêtement et le poids de chaque boule. (Justine sort un ticket de sa poche. Musique de fond habituelle du loto ou roulement de tambour entre chaque boule.) Nous lançons la première boule… Chiffre des unités : le 5 ! (Justine exprime gestuellement sa satisfaction.)
Auguste - Ben ça commence bien ! Maman, on a quoi pour les dizaines ?
Justine - Le 8.
Le présentateur - Deuxième boule… (Même fond sonore.) Chiffre des dizaines… Et c’est le 8 !
Auguste (perplexe) - Eh ben v’là qu’ça continue !
Justine montre une courte joie puis se fige dans l’attente de la suite.
Le présentateur - Il reste maintenant un peu moins de neuf cents candidats encore en lice… Troisième boule…
Justine (crispée, poings serrés) - Le 5… Le 5…
Le présentateur - Chiffre des centaines : à nouveau le 5. Plus que quatre-vingt-huit candidats.
Justine - T’entends, Auguste ? Une chance sur quatre-vingt-huit !
Auguste - Une chance, une chance… C’est quoi notre quatrième chiffre ?
Justine - Le 2.
Le présentateur - Et voici la quatrième boule… C’est le 2 ! Plus que neuf candidats présidents.
Justine (tremblante d’émotion) - Neuf ! Plus que neuf ! Une chance sur neuf que mon Auguste il devient le président !
Auguste - C’est pas dieu possible ! À la kermesse du curé je gagne même pas la cafetière électrique au milieu de cent cinquante tickets et me voilà en finale au milieu de quatre-vingt-sept mille couillons présidentiables ! Maman, c’est quoi mon dernier chiffre ?
Justine - Le 4 ! Si le 4 sort, je suis la Première dame de France !
Auguste (en prière) - Mon dieu, je vous en prie, faites que la boule n°4 soit carrée et qu’elle passe point dans le tuyau.
Justine (les mains jointes, elle aussi) - Le 4… Le 4…
Le présentateur - Cinquième boule… La voici… C’est le 4 qui sort. Le nouveau président de la République est donc le candidat qui porte le numéro 42 585. (Auguste fait un malaise. Justine s’affale sur un siège, bouche bée, tremblante de la tête aux pieds.) Avant de découvrir le visage et l’identité de notre nouveau président, regardons ensemble sur la carte de France, de quel département il nous vient… Voilà… Voilà… Le président réside en… (département où vous jouez la pièce) et plus précisément dans la commune de… (commune rurale de votre choix, celle où vous jouez si c’est à la campagne) Et maintenant… Voici le visage et l’identité de celui qui va conduire les affaires de notre pays durant les cinq prochaines années… (La « Marseillaise » à fond, puis en fond sonore.) Vous le découvrez avec moi sur vos écrans… Il s’agit d’Auguste Pigeonneau, cinquante ans, qui dirige une exploitation agricole familiale de cent douze hectares…
Justine (ragaillardie) - Cent dix-huit hectares !
Le présentateur - Il est marié, conseiller municipal et n’est adhérent d’aucun parti politique, ce qui devrait changer bien des aspects dans la conduite du pays.
Justine se lève puis baisse le son de la télé avec la télécommande.
Justine (secouant Auguste) - Auguste ! Auguste ! Cré vingt dieu, réveille-toi, bon sang de bonsoir !
Auguste - Quoi ?… Mais… Arrête donc d’me s’couer comme un prunier !
Justine - Tu pourrais parler sur un autre ton à la nouvelle Première dame de France ?
Auguste - La Première dame… Maman, t’as siroté la mirabelle !
Justine (lui balançant la télécommande) - Tiens, remets du son et tu verras… Moi j’vais inaugurer mon nouveau statut chez la Lucette avec toutes les copines… Elles vont en crever de jalousie !
Elle sort en pleine euphorie.
Auguste (télécommande en main, remet du son) - Mais qu’est-ce qu’elle raconte ?
Le présentateur - Le sort a donc désigné un président totalement anonyme en la personne de cet agriculteur de la France profonde : Auguste Pigeonneau.
Auguste - Cré vingt diou ! Me v’là résident de la Prérublique… prédisant de la Rébu… Bref, je suis dans la merde ! (Au public.) Et vous tous avec !
Le présentateur - Nous avons mis au point un dispositif dans chaque région. Nos collègues de France 3 (votre région) sont déjà en route pour interviewer le tout nouveau président et vous le faire connaître aussi à travers les témoignages de ses proches, de ceux qui le côtoient dans son village. Imaginez l’effervescence qui doit s’emparer en ce moment de… (village)
Auguste - Mais qu’est-ce que j’vais bien pouvoir y dire, moi, à leurs journalistes ?
On entend frapper et appeler fort à la porte et/ou à la fenêtre.
Auguste éteint la télé.
Habitants du village (off) - Auguste, c’est moi, le « Min-min » ! T’as vu la télé ?
– T’es là Auguste ? C’est moi, ouvre !
– Auguste, j’ai apporté le champagne, le meilleur !
Auguste fonce verrouiller la porte, ajoute même une chaise pour la coincer.
Auguste (prenant le public à témoin) - Samedi dernier, j’aurais eu la même chance je gagnais la super cagnotte de neuf millions d’euros, alors que là, c’est neuf millions d’emmerdes garanties.
Habitants du village (off) - C’est incroyable, Auguste président, vous vous rendez-compte ?
– Qu’est-ce tu fous l’Auguste ? Mais ouvre-nous, bon dieu !
– Il est p’t-être déjà parti pour l’Élysée.
– Impossible, il est président que depuis trois minutes.
– Je le savais, je l’avais prédit hier au café du Commerce.
– Laissez-moi passer, je veux lui serrer la main le premier !
– Comment ça le premier ? Mais moi môssieu je suis son meilleur ami !
– Eh bien ça c’est la meilleure ! Toi : son meilleur ami… Et depuis quand ?
Auguste - Foutez-moi la paix !
Habitants du village (off) - Auguste président ! Auguste président ! Auguste président ! Auguste président !
Auguste - Foutez-moi la paix je vous dis ! (Soudain la pièce est plongée dans le noir.) Manquait plus que ça. Président depuis quatre minutes et déjà la première grève !
Scène 2
Auguste, les villageois au-dehors, Séraphin
Une musique religieuse monte doucement, accompagnée par le retour progressif de la lumière. Un étrange personnage, tout de blanc vêtu, portant un sac blanc, se tient silencieux et digne à l’avant de la scène.
Auguste, qui cherchait le disjoncteur dans un coin, sursaute en apercevant l’intrus.
Auguste - Vous… Vous êtes qui ? (Puis, vérifiant porte et fenêtre.) Et d’abord comment êtes-vous entré ?
Une voix dehors - Auguste, tu parles avec qui ? Allez, ouvre, quoi !
Séraphin - Bonjour Auguste. Peu importe comment je suis entré ici. Je me nomme Séraphin.
Auguste (détaillant avec méfiance l’arrivant et fouillant dans ses souvenirs) - Séraphin, Séraphin… Connais pas de Séraphin ! C’est qui qui vous envoie ?
Séraphin se contente de lever la tête et les yeux vers le ciel.
Auguste en fait autant et regarde en l’air, quelque peu dubitatif…
Auguste - Vous travaillez à EDF ?
Séraphin - Non, moi c’est aux AGF.
Auguste - Je n’ai besoin de rien, je suis déjà assuré pour tout.
Séraphin - Mais non ! Mon AGF à moi c’est les « Anges Gardiens de France ». Auguste, je suis ton ange gardien !
Auguste - Ben voyons ! C’est ça : vous êtes ange gardien et moi je suis président de la Répu…
Séraphin - Précisément.
Auguste - L’exemple est mal choisi. Vous seriez donc un collègue à la Joséphine de la télé ?
Séraphin - En quelque sorte, mais moins médiatique.
Une voix dehors - Mais enfin, Auguste, tu vas ouvrir ?!
Auguste - M’emmerdez pas, je cause avec un ange gardien !
Séraphin - Pas un ange gardien, ton ange gardien.
Auguste - Et qu’est-ce qui me le prouve ?
Séraphin claque des doigts et la lumière s’éteint.
Une voix dehors - Auguste, pourquoi tu te mets dans le noir ?
Auguste - Pour plus voir vos tronches de péquenots par la fenêtre !
Séraphin claque des doigts et la lumière se rallume d’un coup.
Séraphin - Alors ?
Auguste - Bof… Coïncidence !
Séraphin fouille dans son sac, en sort diverses bricoles invraisemblables puis enfin un sachet. Il en sort une pincée de poudre qu’il lance en l’air.
Une voix dehors - Eh, regardez, regardez… Les étoiles filantes, au-dessus du clocher !
Séraphin renouvelle son geste plusieurs fois dans d’autres directions.
Une autre voix - Et là aussi… Regardez, vers la rivière…
Une autre voix - Là, là… La pluie d’étoiles sur la ferme du Marcel !
Une autre encore - Oh là là ! Un vrai feu d’artifice, là, au-dessus du stade.
Séraphin - Alors ?
Auguste - Ben là évidemment, je dois reconnaître…
Séraphin...
