ACTE I
Scène 1
Monologue d’Anémone
Anémone
Anémone est seule en scène assise à une table dans son salon (c’est le réveillon du 31 décembre). Pendant toute la scène elle boit du champagne.
Anémone - Bonne année mon Anémone ! (Elle boit sa coupe d’un trait.) Bonne année, tu parles Charles ! Si celle qui commence est aussi bonne que celle qui finit, je vais pouvoir m’inscrire sur la liste des cent femmes les plus drôles de l’année. (Elle regarde son verre.) Moi aussi j’aimerais faire la fête ce soir ! Mais comment s’amuser quand on a tout perdu ? (Elle pleurniche.)
(Elle se sert une coupe.) Bernard était tout pour moi : mon mari, mon père, mon amant… Peut-être pas extraordinaire, mais c’était le seul et l’unique. Et puis Bernard remplaçait son manque d’activité sexuelle par une grande générosité… pécuniaire.
Bref ! Bernard s’occupait de tout et s’occupait surtout de moi…
(Pensive, elle se ressert une coupe et commence à boire.) Oh ! je vais être pompette, moi ! Après tout, qu’est-ce que cela peut faire maintenant que je suis seule ? Bernard est parti… (Elle commence à sangloter tout en se servant une coupe.) Vingt ans de mariage disparus en fumée… Pff… Pff ! Vingt ans ! Dire que c’est l’âge que j’avais quand j’ai rencontré Bernard !
(Elle est complètement ivre.) Tiens, rien qu’avec le prénom, j’aurais dû me méfier ! Ils ne sont pas nets-nets les Bernard… Mumm m’avait bien prévenue : « Il n’y a jamais eu de Bernard dans la famille, ce prénom fait bien trop peuple ! Méfie-toi, ma fille… Méfie-toi… Mariage avec un Bernard divorce à la saint Médard !!! »
Là, je dois avouer que j’aurais dû l’écouter. Mais à l’époque j’avais entamé une vraie rébellion… (Elle est pensive.) Je me suis coupé les cheveux courts… Quand elle m’a vue, Mumm a fait une crise d’asthme… J’ai bien cru que mon délire capillaire allait la tuer !… Elle m’a appelée la « Pink » pendant trois mois… Jusqu’à ce que je puisse remettre mon serre-tête… Oh ! quelle histoire !… Enfin, bref !
(Elle se ressert une coupe ; elle commence à être sérieusement éméchée.) N’empêche… que Bernard est parti ! Les hommes sont tous les mêmes… Je n’en ai eu qu’un, mais je sais qu’ils sont tous les mêmes… On me l’a dit.
(Elle commence à sangloter.) Je l’ai pourtant aimé mon Bernard… Oh ! oui alors… Et j’étais vierge au mariage ! C’est pas beau ça ?…
(Elle se reprend.) Vingt ans… Il m’aura fallu vingt ans pour comprendre que ce n’était qu’un salaud !
Vingt ans pour qu’une pétasse de dix ans de moins que lui passe en tortillant du derrière et embarque mon Bernard ! Il a pas été long à la sauter… la barque !
(Elle imite Bernard.) « Anémone ! Il faut que je te parle ! » C’est ce que m’a dit Bernard, le mercredi 2 septembre à dix-neuf heures quarante-cinq ! Parler… J’aurais dû me méfier…
« Anémone je pars ! » Je pensais bien que la discussion serait assez rapide vu l’étendue de son vocabulaire… mais à ce point, quand même…
« Mais pourquoi, Bernard, pourquoi ? » C’est alors qu’il dit cette phrase… qui me fait encore froid dans le dos ! Deux points ouvrez les guillemets… (Anémone mime les guillemets avec ses doigts.) « J’ai besoin d’air ! »
De l’air, de l’air… C’est très méchant, ça, Bernard ! Eh bien, vas-y, pars… De l’air !
Et voilà, ça fait cinq mois que Bernard respire mieux et que moi je suis sous assistance respiratoire… (Elle regarde sa boîte de Prozac.) Et ce soir, j’ai bien envie de débrancher les tuyaux de la machine…
Qu’est-ce que je vais devenir toute seule… dans ce grand appartement… plein d’air ?
Bernard m’a dit… (Elle imite Bernard.) « Comme tu n’as jamais travaillé de ta vie, ça va déjà être assez dur pour toi, je te laisse l’appartement, le temps de te retourner ! » Quel con !
Le temps de me retourner… Le temps de me retourner sur quoi ?
Sur nos vingt années de vie commune… ou sur le carnage qu’il en a fait ?
(Elle se ressert une coupe et réfléchit en bougonnant.) Non mais qu’est-ce qu’il croit, lui ? Que la pauvre Anémone ne va pas s’en sortir toute seule, qu’elle est trop sotte pour ça ? (Toujours en buvant et en levant son verre, elle s’adresse à Bernard.) Mais tu te trompes, Bernard, tu te trompes !
En me laissant, tu vas me faire découvrir toutes les forces qui sont cachées en moi… prêtes à surgir… (Elle a beaucoup de mal à parler.)… tel un alien… (Elle tourne en rond dans l’appartement pour se calmer.) Calme-toi, Anémone !
Il faut que je trouve une solution…
(Elle s’assoit et se calme en tournant violemment les pages d’une revue qui était sur la table.) Je vais trouver une solution… Alors, récapitulons…
Primo, trouver de l’argent… Et qui dit trouver de l’argent, dit trouver un travail… Le problème, c’est que je ne sais rien faire ! Enfin, ça ne doit pas être trop compliqué de travailler, tout le monde le fait !
Secundo, ne pas rester seule ! Ça me déprime trop la solitude… Mais franchement, je ne suis pas près de refaire confiance à un homme !… Et cet appartement est si grand ! (Elle semble avoir une idée.)
Mais oui, c’est ça !… Je vais partager mon appartement avec des copines ! (Silence.)
Le problème, c’est que je n’ai pas de copines ! Bernard détestait mes copines !
Trop bavardes… trop libres… trop modernes… trop tout !
Enfin, c’est vrai qu’elles étaient assez connes dans l’ensemble !
Résumons la situation : je n’ai plus de copines, plus de mari, plus d’argent, pas de travail… Tous les ingrédients sont réunis pour passer une excellente année !
(Elle feuillette toujours son magazine et lit à haute voix.) « Cherche colocataires pour partager loyer appartement… » (Elle se ressert une coupe en se répétant cette phrase.)
Cherche colocataires… Moi aussi je vais passer une annonce pour trouver des colocataires !
(Elle lève sa coupe et se porte un toast.) La voilà ma solution ! Vive la révolution ! Et bonne année Anémone !
Scène 2
Recrutement de Prisca
Anémone et Prisca
Pétillante et visiblement excitée, Anémone remet en ordre quelques bibelots.
Anémone - Ça n’arrête pas de sonner ! Tiens, encore ! (Elle va décrocher le téléphone.) Allô ! Bonjour… Oui, la petite annonce c’est bien ici… Pour visiter ? Oui, sans problème… Comment ? Vous êtes… ? Musicienne !… Aïe ! Vous jouez ?… De la batterie… Aïe! Un groupe de rock… Bien sûr ! Oui, mais non… Enfin, je veux dire c’est déjà loué… À l’instant… Désolée… Au revoir mademoiselle ! (Elle raccroche.) Ouh ! Que je n’aime pas mentir ! Mais là, franchement, je crois que la cohabitation aurait été difficile ! Elle ne peut pas jouer du piano, comme tout le monde ? J’en ai eu des appels… à la pelle ! J’ai reçu plusieurs personnes toutes plus fofolles les unes que les autres… Je ne me doutais pas que ce serait aussi difficile de trouver quelqu’un… Les gens sont bizarres… C’est en les fréquentant que l’on s’en rend compte… Je ne peux tout de même pas accepter n’importe qui chez moi ! Enfin ! Il me reste un espoir, je dois en voir deux aujourd’hui… une qui m’a paru très dynamique… (Elle hoche la tête.) Un peu peuple peut-être ! Mais bon, au point où j’en suis… Et l’autre m’a dit travailler dans la communication…
Sonnerie de la porte d’entrée. Anémone va ouvrir.
Prisca - Bonjour. Prisca Legendre ! (Elle n’attend pas qu’Anémone lui dise d’entrer et avance d’un pas décidé dans le salon. Anémone reste interloquée en tenant la porte ouverte. Prisca fait rapidement le tour de la pièce, on sent qu’elle se fait vite un jugement positif.) Vous êtes Anémone, je suppose !
Anémone - Euh… oui…
Anémone tient toujours la porte ouverte.
Prisca - Vous attendez quelqu’un d’autre ?
Anémone - Euh… non…
Prisca - Eh bien, fermez cette porte que nous puissions commencer. Je n’ai que quinze minutes devant moi. (Ce faisant, elle s’assoit et retire sa montre qu’elle pose devant elle sur la table.) Alors, parlons peu parlons bien. Voici mes références financières… (Elle tend des papiers à Anémone et continue son monologue sur un ton relativement directif.) Je gagne trente mille euros annuel et je peux également vous présenter une caution si nécessaire. Je n’ai ni chien, ni chat, ni homme ; je n’ai rien contre, mais je n’ai pas le temps ! Mon métier m’accapare entièrement… Je suis « public relation »… (Elle le dit avec un fort accent anglais.)… chez Chanel… (Elle attend de voir l’effet sur le visage d’Anémone, qui a l’air d’être effectivement impressionnée.) Vous connaissez certainement notre merveilleux parfum, le « N°5 » ?
Anémone - Oui… Oui… (Elle est éberluée devant Prisca.)
Prisca - Lorsque l’on demandait à Marilyn… (Se tournant vers Anémone de peur qu’elle ne comprenne pas.) Marilyn Monroe ! Lorsqu’on lui demandait ce qu’elle portait pour dormir, elle répondait : « Une goutte de N°5… » (Elle reste quelques instants rêveuse et admirative.) Alors vous comprenez que quand on a la chance de travailler pour un tel mythe, on ne compte pas ses heures ! Entre les collections, les journalistes, la publicité, les relations publiques et les « people »… je n’ai pas une minute à moi ! Mais j’adore ça !
Anémone - Oui… Oui…
Prisca - Je ne vous dérangerai pas beaucoup, partie tôt le matin et rentrée tard le soir ! Pour les repas ne vous occupez pas de moi, j’ai l’habitude de grignoter des bricoles qui traînent dans le réfrigérateur. Un toast de foie gras par-ci, deux grains de caviar par-là… C’est tout simple et cela suffit à mon bonheur ! C’est pour cela que je quitte mon appartement, je n’ai pas le temps d’en profiter.
Anémone (toujours impressionnée par Prisca) - Oui… Oui…
Prisca - Et puis, la colocation est assez tendance, je me dois de la tester ! On est si vite « has been » dans mon métier ! (Elle regarde sa montre posée sur la table.) Mais peut-être avez-vous des...