ACTE I
Au lever de rideau, Nicolas est devant son chevalet, sur lequel il a posé la partie en bois d’une table à repasser. Pinceau en main, il peint dessus. Face à lui, sur la table, il a posé de façon artistique une boîte de conserve et du courrier. Sylvie entre en scène par la porte d’entrée. Elle vient de faire son marché et porte un panier à provisions à la main.
Sylvie (hurlant) - Ma planche à repasser ! (Nicolas ne fait pas attention à elle. Elle hurle.) Nicolas !
Nicolas (rêveur) - Oui !
Sylvie - Peux-tu m’expliquer pourquoi tu peins sur ma planche à repasser ?
Nicolas (exalté) - L’inspiration, l’inspiration… Je suis en état de grâce, il faut que je concrétise immédiatement ce que ma pensée désordonnée a réuni en un tout. Cette œuvre, je vais l’intituler… (Il lui montre la boîte de conserve et le courrier.)… « La boîte aux lettres ».
Sylvie - Tu ne m’as pas répondu. Pourquoi peins-tu sur ma planche à repasser ?
Nicolas - Pour une œuvre de cette importance, j’étais à la recherche d’un support qu’aucun peintre avant moi n’avait eu l’audace d’utiliser. Je te fais remarquer que j’ai longuement hésité entre la planche à repasser et la porte de la chambre, qui à mon avis me paraissait…
Sylvie - Tu es… Tu es… Les mots me manquent pour qualifier ton attitude irresponsable. Quand je t’ai connu, tu étais drôle, tu avais un travail bien rémunéré en qualité de professeur aux Beaux-Arts.
Nicolas - Mon enseignement avant-gardiste a déplu à l’académie et j’ai été licencié. Tout cela, je le sais déjà.
Sylvie - Maintenant, je vis dans un appartement minable avec un peintre qui peint une boîte aux lettres sur une planche à repasser. Enfin ! En attendant que le facteur achète ton « œuvre », voilà le courrier. (Elle le jette sur la table.) Dernier rappel de l’EDF ; dans peu de temps, tu pourras peindre à la bougie. (Elle met les provisions dans le frigo.) Je passe sur le découvert en banque dont tu te fous royalement, par contre nous allons recevoir la visite d’un huissier pas très gentil qui nous menace de saisir la voiture si nous ne régularisons pas sous quarante-huit heures les six mois de retard de crédit. (Nicolas ne l’écoute pas et continue de peindre. Elle est en colère.) Nicolas ! Réponds-moi, dis-moi quelque chose, j’ai l’impression de parler à… à… la planche à repasser !
Nicolas - Mais qu’il la prenne la voiture, nous ne l’utilisons plus depuis deux mois.
Sylvie - À cause de toi, nous sommes la risée du quartier ! Il y a tellement de contraventions que l’on ne voit même plus le pare-brise.
Nicolas - Pourquoi à cause de moi ?
Sylvie - Au cas où tu l’aurais oublié, pour faire fonctionner une voiture, il faut mettre de l’essence et ce n’est pas avec tes tableaux que nous allons faire le plein.
Nicolas - Les artistes sont des incompris, ils devraient être à l’abri de tout soucis matériel…
Sylvie - Épargne-moi ton refrain que je connais par cœur. Tu ferais mieux de chercher du travail.
Nicolas - Je travaille toute la journée.
Sylvie - Je te parle d’un emploi rémunéré.
Nicolas - Je verrai plus tard. Pour l’instant, je tiens à profiter pleinement de mon art.
Sylvie - Ton art ! Ton art ! (Elle prend un tableau au hasard.) Un rond et deux traits et tu appelles cela de l’art !
Nicolas - C’est un couché de soleil et tu le tiens à l’envers.
Sylvie (tournant le tableau) - C’est pareil !
Nicolas - Ah non !
Sylvie - Tu ferais mieux de peindre des fleurs qui ressemblent à des fleurs.
Nicolas - Je te fais remarquer que notre siècle est marqué par l’art contemporain et non par celui des impressionnistes.
Sylvie - Peut-être, mais regarde la réalité en face : tes tableaux sont invendables, un enfant ferait mieux.
Nicolas - De nombreux peintres sont morts incompris du grand public, Van Gogh par exemple.
Sylvie - Tu ne vas quand même pas te comparer à lui parce que tu as fait un rond et deux traits ?!
Nicolas - Et pourquoi pas ? Nous avons des points communs : moi aussi, je suis un précurseur, un avant-gardiste.
Sylvie - Picasso, Dali, Monet, pour ne citer qu’eux, l’étaient aussi et ils ne sont pas morts dans la misère. La seule qui est en admiration devant tes tableaux, c’est ta sœur.
Nicolas - Eh oui ! Elle a un sens artistique que tu ne possèdes pas. D’ailleurs, elle doit passer avec mon beau-frère dans la matinée.
Sylvie - Pour quelle raison ?
Nicolas - Je lui ai demandé un peu d’argent.
Sylvie - Encore ?!
Nicolas - Ma sœur s’est mariée avec un homme très riche et je ne vois pas pourquoi je n’en profiterais pas. Au moins l’argent reste dans la famille.
Sylvie - Pas chez nous : il part dans les dettes.
Nicolas - Dont certaines ne te sont pas étrangères.
Sylvie - Peut-être, mais ton beau-frère est un sadique, un vicieux.
Nicolas - Là, tu en fais un peu trop.
Sylvie - Chaque fois qu’il nous prête de l’argent, j’ai l’impression qu’il m’achète par petits morceaux. Un bras, une jambe et pourquoi pas le mois prochain l’épaule…
Nicolas - Il est industriel et non charcutier !
Sylvie - Je te préviens : ne compte pas sur moi pour que je lui vende mes fesses !
Nicolas - Tu exagères toujours. Que veux-tu qu’il en fasse de tes fesses ?
Sylvie - Dis-moi tout de suite qu’elles ne sont pas appétissantes !
Nicolas - Je n’ai rien dit de pareil. Ce que je voulais te faire comprendre, c’est qu’il est très amoureux de ma sœur.
Sylvie - Je ne suis pas de ton avis.
Nicolas - C’est un couple très uni.
Sylvie - Ils sont aussi faux-jetons l’un que l’autre.
Nicolas - Ah non ! Pas ma sœur.
Sylvie - Quoi qu’il en soit, je suis prête à faire des sacrifices pour ne plus être redevable.
Nicolas - Ah bon ! Lesquels ?
Sylvie - Je ne sais pas… Économiser sur les courses, par exemple.
Nicolas - Bien sûr ! Tu pourrais te passer de l’indispensable mais pas de l’inutile !
Sylvie - Comment oses-tu dire une chose pareille ?
Nicolas - Il suffit de compter le nombre de robes, de jupes, de pantalons, de sous-vêtements et d’accessoires de mode que tu possèdes.
Sylvie - Eh bien, oui ! Je suis coquette. Je fais tout pour être désirable. Mais monsieur l’artiste peintre ne me regarde plus et passe plus de temps avec ses pinceaux qu’avec le sien, pour pallier son manque d’ardeur !
Nicolas - Si tu veux réveiller ma libido, tu sais ce que tu dois faire. C’est…
Sylvie (sensuelle) - … poser nue pour un tableau. Cela t’exciterait de me voir allongée langoureusement sur la table, seulement drapée dans ma nudité ?
Nicolas - Oh oui ! Tu ne peux pas savoir à quel point !
Sylvie - Eh bien, je refuse de poser pour toi ! Si un jour, par miracle, tu deviens célèbre, pourquoi pas. Mais dans l’état actuel des choses, c’est non !
Nicolas - Pourtant…
Sylvie - N’insiste pas, je viens de te dire non ! À quelle heure passe ton beau-frère ?
Nicolas - Dans la matinée et avec ma sœur qui est très curieuse de voir mes dernières créations.
Sylvie - C’est bien la seule ! Pourquoi n’envisage-t-elle pas d’acheter quelques-unes de tes « œuvres » puisqu’elle les aime tant ?
Nicolas - Je ne lui ai jamais proposé, mais c’est une excellente idée.
Sylvie (prenant son sac à main et se préparant à sortir) - Tu m’excuseras auprès d’eux, mais je ne tiens pas à les rencontrer, surtout le regard lubrique de ton beau-frère.
Nicolas - Où vas-tu ?
Sylvie - Me promener. (Elle pose sa main sur la poignée de la porte d’entrée mais ne bouge pas.)
Nicolas - À quoi penses-tu ?
Sylvie - À l’argent que nous devons aux commerçants du quartier. Je ne sais pas où aller, je suis obligée de passer devant chez eux !
Nicolas - La concierge m’a dit que Véronique, la voisine du bas, est très malheureuse car son mari est parti avec la voisine du haut. Va lui remonter le moral.
Sylvie - Pourquoi pas ! Entendre gémir une femme pendant une heure ou deux, j’avoue que ce n’est pas très gai, mais cela a un avantage.
Nicolas - Ah bon ! Lequel ?
Sylvie - Celui de ne pas sortir de l’immeuble, ainsi je ne risque pas de rencontrer un créancier chez elle.
Nicolas - Tu lui diras que je prends bien part à sa peine.
Sylvie - Je ne vais pas à un enterrement !
Nicolas - Un peu quand même, il faut bien qu’elle arrive à faire le deuil de son mari. Dès que ma sœur et mon beau-frère seront partis, je descends te chercher.
Sylvie - À tout à l’heure. Mais fais vite. (Elle part.)
Nicolas retourne à son chevalet. Son téléphone sonne.
Nicolas - Allô ! (…) Oui. (…) Bien sûr. (…) Toujours. (…) Je ne te crois pas ! (…) Tu es devant l’immeuble avec elle ? Dépêche-toi, monte vite, je t’attends. (Il paraît très excité. Il marche de long en large, puis ouvre la porte d’entrée et attend. Arrivent Jean-Louis et Judith, une jeune femme habillée sexy mais de façon vulgaire.) Jean-Louis ! Pour une surprise, c’est une surprise !
Jean-Louis - Bonjour Nicolas. Je te présente Judith.
Nicolas - Mademoiselle…
Judith - Tout l’monde...