ACTE I
Le magasin est plongé dans l’obscurité quand le rideau s’ouvre. On peut distinguer la porte du cagibi. De là, nous parviennent des gémissements humains : « Non, ne fais pas ça ! Par pitié ! Non ! », suivis d’un grand cri de douleur.
Le silence se fait à nouveau… Au bout de quelques secondes, Abel Perti, la vingtaine, sort lentement du cagibi, referme la porte d’un grand coup de pied, puis s’appuie un instant sur le comptoir. Il a à la main un énorme sécateur.
Abel - Voilà : c’est fait ! Comme ça, il ne nous embêtera plus…
La lumière se fait complètement sur la scène. On peut s’apercevoir que le sécateur que tenait Abel est plein de sang… Abel a levé la tête vers l’escalier en colimaçon. Il a à peine le temps de cacher le sécateur sous le comptoir, quand Floriane descend l’escalier comme une bombe.
Floriane - Abel ! Abel !… (Elle apparaît.) Aujourd’hui ! Juste aujourd’hui !… Abel, c’est une catastrophe !
Abel - Qu’est-ce qui se passe, Maman ?
Floriane - Un drame ! Une tragédie ! Un typhon !
Abel - Non, le typhon, c’est toi !
Floriane (arpentant la pièce énergiquement, en quête de quelque chose) - Je ne le retrouve pas !
Abel (qui ne comprend pas) - Tu ne le retrouves pas ?
Floriane - Mon porte-bonheur !
Abel (même jeu) - Ton porte-bonheur ?
Floriane - Oui !
Abel (perdu) - Oui…
Floriane (s’arrêtant brusquement, excédée) - Arrête de répéter tout ce que je dis !
Abel - Je comprends pas : tu as un porte-bonheur ?
Floriane (acquiesçant) - Un trèfle à quatre feuilles. Dans un médaillon. Je ne le retrouve plus. Et si je ne l’ai pas tout à l’heure, quand on me remettra ma médaille, je serai maudite pendant cinq générations !
Abel - Tu l’as perdu où ce trèfle ?
Floriane - Mais tu as laissé ta tête sur l’oreiller ou quoi ?!… « Tu l’as perdu où ce trèfle ? » C’est la question la plus énervante et stupide après : « Tu dors ? » Si je le savais, je ne serais pas en train de chercher ! (Se remettant en quête.) Ah là là ! C’est la fin de tout !
Abel - Calme-toi…
Floriane - Comme si je n’étais pas assez stressée, aujourd’hui ! Je me suis rogné tous les ongles et j’ai attaqué les premières phalanges, ça y est !
Elle s’empare de tous les pots un à un, soulève les fleurs et inspecte l’intérieur.
Abel (patient) - Essaie de refaire ton parcours de ce matin…
Floriane - Je me suis levée – je l’avais –, j’ai enfilé ma robe de chambre – je l’avais encore –, je suis descendue remonter le rideau de fer – je l’avais toujours – et…
Abel - Et… ?
Floriane - Et après, trou noir ! J’ai repris péniblement mes esprits dans la douche et je ne l’avais plus ! Entre ici et la salle de bains : le vide ! Alzheimer !
Abel - Tout de suite les grands mots !
Floriane - Si, si, je deviens folle ! Je le sens ! Comme ma tante Martine, qui a fini zinzin et qui ne se nourrissait plus que de fromage râpé !
Abel (très calme) - Tu es en pleine forme ! Arrête !
Floriane (catégorique) - Non, Abel ! Je suis foutue ! Irrémédiablement foutue !
Abel - Tu es hypocondriaque.
Floriane - Je ne suis pas hypocondriaque : je suis tout le temps malade, nuance !… Hier soir, tiens : en regardant mon feuilleton, je grignotais un biscuit. Je l’avais dans la main droite depuis le début, comme ça. (Elle montre.) Et brusquement, va savoir pourquoi, j’ai avancé ma main gauche et crac ! je me suis mordue jusqu’au sang ! Regarde ! (Elle lui met son poing sous le nez.)
Abel (dédramatisant) - Tu étais concentrée. C’est toujours comme ça quand tu regardes un vieux « Columbo » !
Floriane (véhémente) - Mais je les ai tous vus quinze fois, les « Columbo » ! J’ai plus besoin de me concentrer, quand même !… Non, non : je pars en sucette…
Elle s’est avancée vers le cagibi, mais Abel lui barre la route.
Abel (inquisiteur) - Où est-ce que tu vas ?
Floriane (un peu étonnée) - Dans le cagibi.
Abel - Pour quoi faire ?
Floriane (avec humeur) - Du tricot !… Pour voir si je n’ai pas fait tomber mon trèfle, idiot !
Abel - Mais tu n’y es pas entrée, ce matin, tu me l’as dit !
Floriane (rebroussant chemin) - C’est vrai. (Un temps.) À qui est-ce que tu as ouvert tout à l’heure ?
Abel - Hein ?… À un représentant.
Floriane - Tu as réussi à t’en débarrasser ?
Abel - Ah oui ! Ah oui !…
Floriane - Qu’est-ce qu’il voulait te vendre ?
Abel (au hasard) - Des assurances-vie.
Floriane - Tu n’as pas été trop méchant avec lui, dis ? C’est pas facile leur boulot, tu sais…
Abel (grave) - J’ai fait… ce qu’il fallait faire !
Floriane - Parfait !… (Observant son fils.) Je vois qu’on n’est toujours pas habillé !
Abel (étonné) - Ah si ! Justement ! C’est pas assez élégant, c’est ça ?
Floriane - Regarde ton pantalon : il est encore plein de traces de terre. C’est la médaille de la famille qu’on me remet aujourd’hui, pas celle du mérite agricole !… De toute façon, si je ne retrouve pas mon trèfle avant la cérémonie, je la refuse, cette médaille !
Abel - Je suis vraiment obligé de mettre un pantalon ?
Floriane - Tu peux y aller cul nu, Abel, tu feras sensation !
Abel - Mais non ! Un vrai pantalon, je veux dire. Avec des pinces et tout le bazar.
Floriane - Oui, « avec des pinces et tout le bazar » !… Je t’ai préparé le beige ; celui d’Antoine, tu sais ? Il est plié sur ton lit.
Abel - Heureusement que tu as, un jour, acheté des vêtements à mon frère, sinon je me demande bien comment j’aurais fait pour m’habiller… Je comprends mieux le mot « garde-robe », dans cette famille !
Floriane - Il nous reste toujours la petite jupe vichy d’Adeline, si tu préfères ! (Hurlant brusquement) Abel !!!
Abel (sursautant) - Qu’est-ce que c’est ?
Floriane (montrant quelque chose à ses pieds) - Il est là ! Il est là ! (Elle se baisse et ramasse son pendentif.) Regarde… Bonjour, toi !… Je me disais bien que j’étais pas folle ! Je savais que je l’avais posé là ! (Elle le raccroche à son collier.) Voilà ! Avec ça, il ne peut rien nous arriver !
Abel (nouveau coup d’œil vers le cagibi) - Si tu le dis…
Soulagée, elle va calmement arranger les fleurs à jardin.
Floriane - À part ça, bien dormi ?
Abel - Je crois que j’ai perdu connaissance vers trois heures. Et toi ?
Floriane - Cinq heures ! Tu te rends compte ? J’ai tout essayé, pourtant : la tisane, les comprimés, la musique…
Abel - … les moutons ?
Floriane (acquiesçant) - Les moutons, aussi, oui ! Mais ils se sont fatigués avant moi : ils se sont endormis en tas devant leur barrière, ces lâches !
Abel - Maman, fais-moi plaisir : laisse tes fleurs tranquilles ! Au moins aujourd’hui !
Floriane - Je sais bien, mais il faut que je m’occupe à tout prix ! Je suis tellement excitée ! Tiens, alors : viens m’arranger ma coiffure…
Elle s’assied au centre de la scène et Abel lui enlève ses bigoudis, debout derrière elle.
Abel - On t’a dit comment allait se dérouler la cérémonie ?
Floriane - Ça va être très simple : le maire va prononcer un discours devant les élus et les gens qui seront là ; un discours dans lequel il va dire combien je mérite cette médaille de la famille, ayant élevé seule mes quatre enfants, et patati et patata… Puis ce sera mon tour de remercier tout le monde et surtout mes enfants chéris qui ont eu la délicatesse de faire cette demande de médaille…
Abel - Et le maire, à quel moment va-t-il te demander en mariage ?
Floriane (coquette) - Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Abel - Allez, Maman ! Pas à moi ! Il est raide dingue de toi, le vieux beau !
Floriane (outrée) - Abel !
Abel - C’est pas vrai ?
Floriane - Qu’est-ce que tu vas chercher ? Aimé Dantès est un homme généreux qui a beaucoup d’estime pour notre famille, c’est tout !
Abel (riant) - Et tu la situes où son estime ? Dans le haut ou dans le bas-ventre ?
Floriane - Abel, ça suffit !
Abel - Attends, je trouve ça super, moi, Maman, qu’Aimé veuille t’épouser ! C’est la meilleure chose qui pourrait arriver ! Mariée à un Aimé : y a pas plus glamour !
Floriane - Aimé ne veut pas m’épouser, je ne sais vraiment pas pourquoi est-ce que tu t’es inventé ça !
Abel - Et cette fusion de vos deux commerces, c’était pas un sous-entendu gros comme ta médaille, peut-être ?
Floriane - Je tiens un magasin de fleurs, et lui recycle les déchets végétaux pour en faire des boîtes à œufs ; il n’y a pas fusion plus logique !
Abel - « Plus érotique » !
Floriane - De toute façon, je n’ai aucune intention de me remarier. C’est comme la vodka : j’ai été malade une fois, ça m’a servi ! (Abel rit.) Oh ! tu peux rire ! On m’y reprendra pas, je te jure ! Votre père m’a suffi… (Abel s’est figé, comme s’il se réveillait d’un cauchemar. Elle poursuit.) Nous planter là, tous les cinq. Disparaître comme un voleur. Pas un mot, pas une carte pour vos anniversaires. Rien !… Je te jure que je ne l’ai pas volée, ma médaille de la mère méritante ! Je devrais être carrément canonisée ! (Abel est retourné vers les fleurs.) Entre ça, plus la picole, les coups et les maîtresses, j’avais tiré le pompon avec votre père !… Si j’avais pu, je l’aurais tué ! Je la mérite, moi, cette médaille !
Pendant toute la tirade de Floriane, Abel ne s’est pas départi de son air préoccupé et n’a pas cessé de fixer la porte du cagibi.
Abel (plus pour lui) - Qu’est-ce que je vais en faire ?… Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire ?
Floriane (se méprenant) - Je pensais l’accrocher dans le salon…
Abel - Pardon ?!
Floriane - Ben oui. Ou alors, au-dessus de mon lit : comme les chasseurs avec leurs trophées, quoi !
Abel (perdu) - De quoi tu parles, Maman ?
Floriane - De la médaille, voyons ! Qu’est-ce que tu as, Abel ? Tu as l’air tout chose…
Abel (s’asseyant) - Ça va, ça va…
Floriane - Chéri, pas à moi ! Si l’un de vous soupirait à Melbourne, ça me décoifferait jusqu’ici !… Alors ?
Abel (allant ouvrir la porte vitrée) - Rien ! C’est que… C’est que c’est une grosse journée qui se prépare, quand même !
Floriane - Tout va bien se passer, ne t’inquiète pas ! Le traiteur est prêt pour dix heures. J’enverrai ta sœur chercher les plateaux quand elle arrivera de l’aéroport…
Abel (prenant deux pots sous le comptoir et les sortant) - Je te rappelle qu’Adeline est enceinte de huit mois, Maman. Déjà que, d’habitude, elle n’en fout pas une rame !
Floriane - J’enverrai Michel, alors…
Abel (de dehors) - C’est un ventre, son mari !
Floriane - Pas autant qu’elle !… Mais tu as raison : il est capable de nous torpiller tous les petits fours sur le trajet !
Abel (revenant dans la boutique) - Et le frère de Papa, il arrive à quelle heure ?
Floriane - Maurizio ? Par le train de neuf heures.
Abel (passant à jardin) - Tu es sûre que tu étais obligée de l’inviter, celui-là ? On le connaît même pas !
Floriane - Justement ! C’est la seule personne qui est encore vivante du côté de votre père, c’est important que vous le rencontriez au moins une fois.
Abel - Et alors ? Ils sont vraiment jumeaux avec Papa ?
Floriane (catégorique) - Des clowns !
Abel - Des clowns ?!… Ah non ! « Des clones », Maman !
Floriane - C’est pareil !… Sauf qu’y en a un qui a viré curé et l’autre bandit ! Bien entendu, je me suis payé le bandit ! Si j’avais su, j’aurais épousé le curé !
Abel - Et donc tu as réellement gardé le contact avec lui ?
Floriane - On s’est écrit à chaque Noël. Et j’ai fait, chaque année, des dons à sa paroisse.
Abel (retournant vers la porte vitrée avec deux autres pots) - C’est parce qu’il vient nous voir que tu as raccroché ce portrait infâme de lui, en soutane, au-dessus du bahut ? J’ai failli avoir un arrêt cardiaque en me levant !
Floriane - Il est très bien sur ce portrait : il ressemble à Richard Chamberlain dans « Les oiseaux se cachent...