Tchaïkovsky, mon fol amour…

Lorsque Tchaikovsky meurt, une rumeur plane sur les raisons de sa disparition : choléra ? suicide ? meurtre ? Un Tribunal d’Honneur l’aurait condamné à mort en raison de son homosexualité (délit impardonnable dans la Russie impériale). Pourtant, seize ans avant sa mort, Tchaikovsky avait épousé une certaine Antonina Miliukova… toutefois, le mariage ne sera jamais consommé. La parole est donnée ici à cette femme, éperdue d’amour et de désespoir, internée dans un asile psychiatrique par la famille de Piotr Illitch, afin de la mettre au silence… Tourbillon où sont évoquées les tentatives désespérées d’Antonina pour se faire aimer, sa douleur, sa soif de comprendre… Tchaïkovsky, neuf jours avant de mourir a dirigé pour la première et la dernière fois la Symphonie Pathétique. Cette composition à la fois délirante et pudique est considérée désormais comme son testament.

SCÈNE 1

 

Une femme arrive dans une robe de mariée défraîchie et le visage dissimulé sous une voilette de deuil.

Antonina. – Piotr Ilyitch Tchaïkovsky est mort. Il était dans sa cinquante-troisième année. On dit partout qu’il est mort célibataire !

« Svoboden ? » (Traduction : « Célibataire ? ») Mais c’est faux ! c’est absolument faux ! Piotr Ilyitch Tchaïkovsky était marié. « Mi – Nya Zo Vout go Spo ga Tchaikovskaya. » (Traduction : « La preuve : je suis madame Tchaïkovsky ! »)

Piotr Ilyitch m’a épousée il y a seize ans et m’a aimée à la folie… à la folie !…

Notre mariage a été célébré à Moscou le 6 juillet 1877 à l’église Saint-Georges. Il faisait beau, tellement beau, si tragiquement beau !… Moscou sentait si bon… J’étais si heureuse ! Si fière !

Nos deux témoins étaient Anatole, l’un des frères de Piotr Ilyitch, et ce violoniste, ce Josef Kotek, élégant, délicat… Ce Josef que Piotr aimait tant, lui aussi ! Lui, surtout !… Ils étaient là ! Ils pourront témoigner… Ils m’ont vue dans ma robe de mariée… que je n’ai plus jamais quittée… jamais !

Il existe forcément des traces de notre mariage…

Célibataire ! Piotr ?! Comment ont-ils osé ? Pourquoi ne se sont-ils pas renseignés avant de déclarer une telle infamie ?!

Quelle honte ! Quel affront ! Piotr célibataire ? Mais pourquoi disent-ils cela ? Pour me faire disparaître, pour chercher à m’effacer à jamais, me nier, me rayer d’un trait, comme ils l’ont déjà fait.

Ils ont mis des barreaux bien épais autour de moi dans cet hôpital d’Oudielnaïa, mais à travers les barreaux, je les vois ! Ils ne m’échappent pas. Je les vois et je ne les aime pas !

Même mort, ils ne le laisseront pas en paix !

Une grande discussion s’est élevée : certains voulaient que son corps repose à Moscou, d’autres, plus acharnés à lui rester fidèles… fidèles… plaidaient pour Saint-Pétersbourg.

Ce sont eux qui ont gagné, il est enterré dans cette ville qui l’a chéri, mais qui l’a trahi. Ironie de la vie. Il dort pour toujours à Saint-Pétersbourg, mon fol amour, au cimetière Tikhvine, du monastère Alexandre-Nevski.

Le tsar en personne a pris en charge les funérailles…

Le jour où on l’enterre, il ne peut pas être là. Il est occupé ailleurs, mais il a payé pour des milliers de fleurs… peut-être pour faire taire une méchante rumeur, il a peut-être payé par peur.

À l’enterrement, ils sont tous là, amis musiciens, ceux qui le jalousent, ceux qui le détestent, ceux qui l’ont peut-être même assassiné… ceux qui ont peut-être mis le poison de la rumeur dans les veines des rues de Moscou aussi, et dans toute la Russie… La rumeur qui tue, qui saccage…

La rumeur, cette ombre sans visage…

Ils viennent, ils s’inclinent devant sa dépouille. Ils déposent même un baiser sur son visage parcheminé… « Tru si ! » (Traduction : « Lâches ! »)

Ils se disaient ses amis, mais ils l’ont trahi !

(Elle manipule des jouets d’enfants en bois.)

Depuis ta naissance, tu as toujours semblé triste… Pourtant, ton enfance n’a pas été si malheureuse, au côté de tes frères et ta sœur. À sept ans, il écrit une biographie de Jeanne d’Arc… étonnant pour un enfant de sept ans. Sa mère est de lignée française, et lui a transmis son amour pour ce pays lointain où, paraît-il, tout va bien… Tout va bien.

Est-ce un enfant comme les autres, quand rien ne l’amuse ?

Il partage à contrecœur les jeux de ses frères Nicolas, Hippolyte, les jumeaux Anatole et Modeste, et de sa sœur chérie, Alexandra, que tout le monde a baptisée Sacha, pourquoi ? On ne sait pas… Et sa demi-sœur Zinaïda, on n’en parle pas, chut !… Mystère… Il flotte tant d’étrangeté dans votre atmosphère, chut !… Mystère…

À traîneau, ils sont joyeux, mais lui reste anxieux. Il croit que le traîneau va se renverser, qu’on va l’abandonner, le laisser au coin d’un bois, d’une ville, d’un sentiment… Alors il cherche de la compagnie dans le piano… Il aime voir ses doigts créer de la musique, parfois il joue n’importe quoi, n’importe comment. Il se remplit de ces notes qui vont bientôt l’habiter, le hanter, l’étouffer, le perdre…

(Elle pianote.)

Pour un adulte, on dirait « taciturne », « pessimiste »… Mais un enfant ! Un enfant triste ? Un enfant à part ? Qui s’isole au piano, qui écrit. Un enfant solitaire ? Un enfant souffrant ? Ah oui, il attrape la scarlatine, plus d’école, plus de cours de piano, plus de traîneau… Nikolaï, cinq ans, le fils du tuteur, contracte la maladie à son tour. Et en meurt. Les deux garçons se sont-ils vus, ont-ils joué ensemble ? Et à quels jeux ? Piotr Ilyitch s’accuse de ce crime. La culpabilité envahit son caractère morne. La mort s’impose et ne va plus jamais le quitter. Il écrit « Prière d’une petite fille tout à fait orpheline », « La Mort de l’enfant Paul », « Mort d’un oiseau ». Il se complait dans la noirceur…

Son père, Ilya Petrovitch, a dix-huit ans de plus que sa douce maman. C’est lui qui prend toutes les décisions et on ne doit jamais lui dire « non ». Toute la famille part pour Alapaïevsk… Toute la famille, sauf Piotr Ilyitch qui reste à Saint-Pétersbourg pour ses études de droit… Il est si triste de quitter sa chère maman, il crie sa douleur d’enfant, mais c’est inutile… Il crie, il hurle, personne ne l’entend.

(Elle joue avec des matriochkas – poupées russes – qu’elle emboîte les unes dans les autres, de façon désordonnée et nerveuse.)

« Ya Lyoublou Vas, mama ! » (Traduction : « Maman, je t’aime ! »)

Seule ta douce maman sait ce que tu ressens. Elle a perdu sa mère à l’âge de trois ans et a été placée dans un orphelinat, alors tu vois, elle sait ce qu’est la solitude au fond des draps, comme moi…

Elle en a gardé une immense nostalgie… Moi aussi… Elle sait ! Mais elle fait mine de ne rien voir de ta douleur, elle t’ordonne de ne pas pleurer… Ne pas pleurer ?! Mais comment fait-on...

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