Tranches de bluff

Bertine, septuagénaire au tempérament bien trempé, vit seule dans sa vieille maison. Possessive et emmerdeuse, elle ne supporte pas de savoir ses enfants partis en vacances et s’invente des maladies pour les faire revenir. Cette année, avec la complicité de sa voisine Colette, qui n’a pas sa langue dans sa poche, elle imagine un grand bluff pour les obliger à passer l’été auprès d’elle…

Avec plus de mille représentations, le succès “Tranches de bluff” n’est plus à prouver. Une pièce qui a du caractère, à l’image de son héroïne !




Tranches de bluff

Acte I

Avant le lever de rideau, le spectacle débute dans la salle. Gigi et Antoine sont côté jardin. Antoine est un homme dans les âges de Bertine, élégamment vêtu de blanc, chapeau, cravate et mouchoir à la pochette. C’est un « mac marseillais », avec l’accent du Midi, qui roule des mécaniques. Il est accompagné de Gigi, une jeune femme pour le moins voyante et très sexy. Gigi est en train de remplir deux valises à roulettes posées par terre en entassant beaucoup de vêtements.

Antoine, la regardant faire, mains dans les poches. — Gigi, qu’est-ce que tu fous ? T’as pas encore fini tes valoches ? Tu veux nous faire rater le train, c’est ça que tu cherches ?

Gigi. — Ben non, mais j’fais ce que je peux. (Minaudant.) Dis voir, Tonio, tu m’emmènes dans le beau monde ?

Antoine. — J’t’ai déjà dit qu’il fallait qu’on se fasse oublier chez les bouseux. Allez, magne-toi.

Gigi. — J’aime pas la campagne, j’veux aller à Saint-Trop’. Tu m’avais promis qu’on irait…

Antoine, menaçant, sortant ses mains de ses poches. — Tu te grouilles ou c’est à coups de pompe quelque part que j’vais t’y emmener, moi, à la plage de Pampelonne !

Gigi, remettant le nez dans la valise. — Ouais, ben ça change pas… Toujours des promesses et jamais rien au bout…

Antoine, tournant autour d’elle. — On en a déjà suffisamment causé. Tu veux te r’trouver dans les pattes de Fredo Muscadet et te réveiller à l’hôpital avec des tuyaux partout ?

Gigi, remplissant la valise rapidement. — Tu sais bien que non, mon Tonio.

Antoine, se remettant les mains dans les poches. — Bon, alors on s’casse. Pour une fois que la SNCF n’est pas en grève, le train va pas nous attendre.

Gigi ferme les valises et ils sortent, tous les deux, côté cour. Gigi porte les valises.

À l’ouverture du rideau, Bertine est couchée dans son lit, la tête reposant sur un oreiller, les mains posées à plat sur la couverture. Elle râle, visiblement agonisante. Colette, sa voisine, se tient près d’elle et lui tamponne un mouchoir humide sur le front. Jacqueline, la fille de Bertine, est assise près du lit tandis que Bernard, son mari, fait les cent pas dans la pièce, visiblement agacé. Leurs valises sont posées quelque part dans la cuisine.

Bertine, râlant exagérément. — Rhahhhhhhh !

Colette. — Quand j’ai vu, hier matin, que ses volets n’étaient pas ouverts, je me suis doutée qu’il se passait quelque chose d’anormal.

Bertine, même jeu. — Rhahhhhhhh !

Jacqueline. — Alors vous êtes venue voir ?

Colette, faussement pleurnicharde. — Elle m’avait donné une clé, la veille au soir, juste après qu’elle a demandé à mon mari de lui descendre le lit de sa chambre et de l’installer ici. Elle disait qu’elle n’avait plus la force de monter l’escalier et qu’elle se sentait au bout du rouleau.

Bernard, ironique. — Au bout du rouleau ? Vous voulez rire ! Avec les réserves qu’elle a, elle est encore capable de vous retapisser toute sa cuisine !

Jacqueline. — Vous avez appelé un médecin ?

Colette. — Elle n’a pas voulu. Elle a dit que c’était tous des charlatans, qu’elle ne voulait pas leur donner vingt-cinq euros pour s’entendre dire que c’était la fin. (Elle fait semblant de pleurer.) Pauvre mère Bertine !

Bernard. — De toute façon, elle aurait fait le diagnostic à sa place. (À sa femme.) On se demande si elle n’a pas fait des études de médecine, autrefois, ta mère.

Colette. — En tout cas, elle doit en connaître un sacré rayon parce que même le docteur ne la contredit pas. C’est vous dire…

Jacqueline, culpabilisant. — Elle devait sentir qu’elle s’en allait…

Colette. — Pour sûr qu’elle le sentait. Elle n’arrêtait pas de me dire : « Je m’en vais, ma bonne Colette, je m’en vais ! Je voudrais tant revoir mes enfants avant le grand voyage… »

Jacqueline, se retenant de pleurer. — Tu entends, Bernard ?

Colette. — C’est alors qu’elle m’a demandé de vous appeler, vous et votre frère. Dame ! Ça a été ses dernières paroles… Pauvre mère Bertine !

Bernard. — C’était peut-être ses dernières paroles, mais a priori elle n’est pas encore partie. Elle a fait un faux départ, comme à Vincennes !

Bertine, un râle très fort suivi d’un silence. — Rhahhhhhhh !

Colette. — Ça y est, cette fois, c’est son dernier soupir !

Ils se précipitent tous et se penchent sur elle.

Bertine. — Rhahhhhhhh !

Bernard, se relevant en riant. — Ah ! ben non, ce devait être l’avant-dernier !

Bertine, plusieurs autres râles, lents et espacés. — Rhahhhhhhh ! Rhahhhhhhh ! Rhahhhhhhh !

Bernard. — Et voilà, le moteur est reparti !

Colette. — C’est le râle de la mort. Cette fois, c’est la fin.

Bernard. — Ça fait plus de vingt ans que je l’entends râler, la vieille ! Si à chaque fois qu’elle a râlé elle avait dû passer l’arme à gauche, ça aurait été un défilé permanent des pompes funèbres dans cette cuisine.

Bertine va continuer de râler entre les répliques, mais pas trop fort pour ne pas gêner le jeu des autres acteurs. Bernard va fouiner partout, compter les assiettes, voir ce qu’il pourra récupérer…

Jacqueline. — Bernard, un peu de respect pour maman, s’il te plaît !

Bernard. — Parce qu’elle a du respect pour nous, ta mère, peut-être ? Elle se fout carrément de notre gueule ! Colette, combien de fois vous nous avez appelés en urgence à cause de la belle-mère ?

Colette. — Je ne sais plus… mais, pour sûr, au moins dix fois l’été dernier.

Bernard. — Tu vois, qu’est-ce que je disais !

Jacqueline. — Normal, c’était à cause de la canicule. Maman ne supportait pas la chaleur.

Colette, confirmant avec exagération. — Oh là là ! Elle avait chaud, elle avait chaud !

Bernard. — Ben tiens donc ! Et cette année, c’est l’humidité qu’elle ne supporte pas ? (Il imite son râle.) Ça grince là-dedans, elle doit être en train de se rouiller de l’intérieur !

Jacqueline. — Je te défends de parler de maman sur ce ton !

Bernard. — Y a plus de quinze mille vieux qui ont cassé leur pipe, l’an dernier, pendant la canicule. Des vieux tout gentils, qui ne disaient rien, qui n’emmerdaient personne, bien peinards dans leur maison de retraite. Ils ne râlaient même pas, eux ! Et hop ! un p’tit coup de chaleur et basta !

Bertine, un râle plus fort. — Rhahhhhhhh !

Bernard, continuant comme la fable de La Fontaine. — Tandis que ta mère, qui a râlé tout l’été, elle n’a même pas été fichue quand l’hiver fut venu !

Jacqueline. — Tu as fini ?

Bernard. — Tu sais quoi ? Si elle en réchappe cette fois encore, je lui offre un voyage dans le Grand Sud marocain, aux portes du désert ! Un vieux chameau avec les dromadaires, ça devrait faire bon ménage !

Jacqueline. — Bernard, ça suffit !

Bernard. — Sans compter qu’elle n’arrête pas d’embêter cette pauvre Colette.

Colette. — C’est pas grave, faut bien se rendre service entre voisins. Elle nous a bien dépannés quand on a emménagé, l’an dernier, dans la maison d’à côté. Et puis, moi, ça m’occupe… et je l’aime bien, la mère Bertine. Je la trouve marrante.

Bernard. — Pour être marrante, elle est marrante ! Et notre séjour en Grèce, hein, qu’est-ce que vous en faites ? On bosse toute l’année comme des malades pour arriver aux vacances crevés, fourbus. On réussit à se mettre un peu de fric de côté et on part à l’étranger pour se dépayser. À peine le temps d’arriver et de défaire nos valises qu’on nous annonce : « Mère mourante, rentrez d’urgence ! » (Dramatique.) Cinq mille euros fichus en l’air… Adieu les îles grecques, le sirtaki…

Colette, du tac au tac. — Ah ! ben moi j’ai appris à danser le sirtaki au bal de noces de ma cousine Lucienne ! C’était l’orchestre à Popaul Durand qui jouait. (Elle entonne quelques mesures.)

Bernard. — On s’en fout de Popaul Durand !

Colette. — Moi je dis ça comme ça… parce qu’il aurait pu vous apprendre le sirtaki, Popaul, pas besoin d’aller en Grèce pour ça.

Jacqueline. — Le sirtaki ? Vous parlez, pour ce qu’il danse !

Bernard. — Je ne danse peut-être pas la valse ni le tango, mais je sens que j’aurais aimé le sirtaki, voilà !

Jacqueline. — Cinq mille euros pour danser le sirtaki, monsieur fait sans doute partie de la jet-set.

Bernard. — De toute façon, c’est à cause de ta mère qu’on a paumé ces cinq mille euros ! Dès qu’on s’absente, faut toujours que madame soit malade… exprès pour emmerder le monde. Mais pour aller au bout de ses actes, alors là, c’est autre chose ! (Odieux.) Sans compter que si elle était morte, on aurait pu être remboursés du voyage. On avait souscrit une assurance exprès pour ça ! Mais crois-tu qu’elle nous aurait fait ce plaisir ? Penses-tu ! Bien trop égoïste !

Colette, avec humour. — Elle ne l’a peut-être pas fait exprès de ne pas mourir.

Bernard. — Vous rigolez ! Elle fait ce qu’elle veut, quand elle veut et où elle veut ! Non, non, une fois de plus, elle avait décidé de nous pourrir nos vacances.

Jacqueline. — Je te signale que Jean-Claude et Christiane ont quitté leur lieu de vacances encore plus vite que nous.

Bernard. — Excuse-moi du peu, mais ton frère et sa femme étaient au camping municipal de Marvejols, dans les Gorges du Tarn ; ça n’a strictement rien à voir avec un voyage en Grèce.

Bertine, un râle plus fort. — Rhahhhhhhh !

Bernard, la regardant, énervé. — Tu ne vas quand même pas me dire qu’avec le taux d’humidité qu’il y a dans l’air en ce moment, toutes ses durites ne pourraient pas se rouiller d’un seul coup ! J’ai déjà changé la courroie de distribution et la pompe à eau sur ma bagnole qui n’a même pas cinq ans, et ta mère, à soixante-quinze ans, a encore toutes ses pièces d’origine. C’est quand même rageant !

Colette. — Soixante-quinze ans ? (Amusée.) C’est une bonne berline, la Bertine !

Bertine, d’une voix claire. — Soixante-dix ans en septembre prochain, faut pas exagérer non plus ! (Reprenant son râle.) Rhahhhhhhh !

Jacqueline, joyeuse. — Elle a parlé ! Elle a parlé ! Elle va mieux, c’est un miracle !

Bernard. — Alléluia, alléluia ! (Regardant le ciel.) Seigneur, si tu m’entends, ne gaspille pas ton fluide bêtement, garde-le pour des causes plus justes !

Colette, penchée sur Bertine. — Ça va mieux, la mère Bertine ?

Bertine, voix exagérément dramatique. — Ah ! c’est toi, ma bonne Colette ? Je sens que j’en ai plus pour bien longtemps, tu sais…

Bernard, au public. — Vingt ans que j’entends ce cantique.

Colette. — Allons, allons, vous êtes solide, vous nous enterrerez tous.

Bernard. — Mais ça ne va pas de lui dire ça ? Qu’est-ce qui vous prend de lui mettre des idées pareilles en tête, vous ?

Colette. — J’ai dit ça comme ça, façon de parler.

Bernard. — Oui, ben justement, ce ne sont pas des façons de parler à un mourant. Il pourrait vous croire et hop ! il repart pour dix ans !

Bertine, voix exagérément dramatique. — Colette, je voudrais que tu me lises la prière du trépassement…

Colette. — La prière du trépassement ? Mais je ne la connais pas !

Bertine. — Lis-moi le trépassement pendant que je meurs et je te donnerai un beau cadeau…

Jacqueline. — On ne la connaît pas, cette prière, maman.

Bertine, même jeu. — Peut-être que Bernard la connaît, lui ?

Bernard. — Moi non plus. (Rigolard.) Mais par contre, je peux vous raconter l’histoire de Oui-Oui et de sa petite voiture jaune et rouge, si vous voulez…

Jacqueline. — Bernard ! Un peu de décence, tout de même !

Bernard. — Ah là là ! Si on ne peut plus rigoler ! Tu sais bien que les vieux retombent en enfance. (Comme à un gamin.) Alors, mamie, je vous raconte l’histoire de Oui-Oui à la mer ou celle de Oui-Oui à la montagne ? Laquelle vous préférez ?

Bertine, reprenant ses râles. — Rhahhhhhhh !

Bernard. — Et voilà, c’est reparti ! (À Colette.) Qu’est-ce que je vous avais dit ? (À sa femme.) Et ton frère, qu’est-ce qu’il fout ? Il ne va pas mettre deux jours pour remonter de Marvejols ?

Colette. — Peut-être que, inconsciemment, elle l’attend pour mourir. Ça s’est déjà vu, ces choses-là, vous savez. Tiens, je me souviens d’un chien comme ça qui a attendu que son maître revienne pour mourir…

Jacqueline. — Vous n’allez tout de même pas comparer maman à un cocker !

Bernard, mimant. — Elle n’a même pas les oreilles qui trempent dans sa gamelle de soupe quand elle mange !

Colette. — C’est pas ce que j’ai voulu dire… Et puis, la mère Bertine, elle tiendrait plutôt du pitbull : quand elle tient un morceau, c’est bien rare qu’elle le lâche !

Bernard. — Ben justement, y a une loi qui vient juste d’être votée et qui interdit les pitbulls en France ! Y a qu’à appliquer la loi !

Colette. — Vous ne voulez pas qu’on fourgue la mère Bertine à la SPA !

Jacqueline. — Ils seraient capables de l’euthanasier…

Bertine. — J’veux pas être piquée ! Rhahhhhhhh ! J’veux pas être piquée !

Bernard. — Faut pas avoir peur des piqûres, mamie, c’est juste comme le vaccin contre la grippe… Vous ne l’aurez plus jamais, la grippe, vous verrez ! C’est très efficace…

Colette. — Moi je crois qu’elle attend le retour de son autre fils pour s’en aller.

Bernard. — Manquerait plus que ça qu’elle prenne son temps ! Déjà qu’elle refuse d’expirer une fois pour toutes, si maintenant elle s’est mis en tête d’attendre Schumacher, eh ben on n’est pas couché ! (À actualiser.)

Colette. — Schumacher ? (Ou Sébastien Loeb.)

Jacqueline. — Mon frère ! Faut connaître Jean-Claude au volant, sa prudence et son respect du Code de la route. C’est tout juste si, aux stops, il ne demande pas à Christiane de descendre de voiture pour voir s’il ne vient pas du monde aux croisements.

Colette. — Parce qu’il ne revient pas par l’autoroute ?

Bernard. — Jean-Claude, sur l’autoroute ? Vous rigolez ! Ça roule bien trop vite pour lui !

Jacqueline. — Et pourquoi payer du péage pour rouler à quatre-vingts à l’heure, je vous le demande ?

Colette. — Parce qu’il ne dépasse jamais les quatre-vingts à l’heure ?

Bernard. — Monsieur se prend une marge de sécurité, comme il dit. Des fois que les instruments de bord déconneraient à la hausse ! On ne sait jamais !

Colette. — Il est vraiment très prudent, votre frère.

Jacqueline. — Très radin, surtout !

Bernard. — C’est pour ça qu’il n’emprunte jamais les autoroutes.

Jacqueline. — Oui, parce que pour lui, quand on emprunte, c’est gratuit, on ne paye pas.

Colette. — Il joue sur les mots, votre frère.

Bernard. — On ne sait pas trop avec quoi il joue. (Regardant sa montre.) En tout cas, pas avec sa pédale d’accélérateur !

Jacqueline. — Alors monsieur a décidé de ne rouler que sur les routes nationales…

Bernard, riant. — Jacqueline et moi, on l’a surnommé le matador Michelin !

Colette. — Ah bon ? Pourquoi ?

Jacqueline. — Parce que c’est le roi de la RN ! (Ils rient tous les deux.)

Colette, cherchant l’astuce. — Le roi de la RN ?

Bernard, l’aidant. — RN… route nationale… Le roi de l’arène… c’est un jeu de mots… (Colette ne comprend pas et continue de chercher.) Cherchez pas, laissez tomber !

Bertine, reprenant ses râles. — Rhahhhhhhh !

Bernard. — Ah ! ben tiens, mamie vient de comprendre, elle ! Elle se marre !

Jacqueline, honteuse, riant. — Oh ! Bernard ! On est là à rigoler devant maman qui… qui…

Bernard. — … qui surveille tout ce...

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