Un ouvrage de dames
Place publique. Sur un banc. Sophie et la veuve. La veuve arbore une tenue noire plus ou moins extravagante. Sophie serre contre elle un panier à provisions duquel dépasse une botte de poireaux. La conversation a déjà commencé entre les deux femmes, de façon sûrement anodine. On la prend en cours. Il y a d’abord un silence. La veuve examine Sophie, jette un coup d’œil sur le sac à provisions, puis…
La veuve. — C’est comme les poireaux !
Sophie. — Les poireaux ?
La veuve. — Ils les ont encore augmentés, ces salauds ! Ils auraient tort de se gêner, d’ailleurs. J’en connais qui en achètent. (Sophie fait l’impossible pour dissimuler les siens.) Même des veuves !
Sophie. — Non ?
La veuve. — Puisque je vous le dis ! Elles se cachent mais je les vois ! Elles en glissent subrepticement des bottes entières dans leurs sacs. Et elles payent ! Morveuses, mais enfin elles les achètent. Moi pas.
Sophie. — Vous n’aimez pas ça, les poireaux ?
La veuve. — Vous voulez rire ? J’adore ça. C’est ma drogue. Je ne peux pas m’en passer. Quand j’en manque, je me mets à quatre pattes et j’aboie.
Sophie. — Comment faites-vous, alors ?
La veuve. — Je les vole. Un par un. Pendant que les autres les payent. J’estime que j’en ai le droit. Je touche une pension ridicule et j’ai dix-huit ans. (Sophie la regarde, sidérée. La veuve précise :) De veuvage. (Et elle ajoute fièrement :) Je suis majeure.
Sophie. — Vous avez de la chance.
La veuve. — Ça viendra, ma petite, ça viendra. Être veuve, ça se mérite. Comment va-t-il ?
Sophie. — Qui ça ?
La veuve. — Votre mari.
Sophie. — Vous le connaissez ?
La veuve. — Je connais tout le monde, ici. Mon banc est au carrefour de toutes les routes. On ne peut pas l’éviter même en faisant des détours. Je les vois vivre, tous, et ce n’est pas beau, croyez-moi ! Il pète la santé, ma petite !
Sophie. — Qui ça ?
La veuve. — Votre mari.
Sophie. — Ah ? Vous trouvez ?
La veuve. — Je trouve. Il est encore passé devant moi hier soir. C’est un bel homme.
Sophie. — Oui. C’est ce que disait sa mère.
La veuve. — Elle avait parfaitement raison.
Sophie. — Elle en était très fière.
La veuve. — Je la comprends. Elle ne le dit plus ?
Sophie. — Non. Depuis qu’elle est décédée.
La veuve. — Excusez-moi. Je ne savais pas.
Sophie. — Vous ne pouviez pas. Elle n’était pas du coin.
La veuve. — Il y a longtemps qu’elle est partie ?
Sophie. — Du coin ?
La veuve. — Non. Les pieds devant.
Sophie. — Deux ans.
La veuve. — Ah. Elle était veuve ?
Sophie. — Oui. Depuis dix ans.
La veuve. — Dix ans ! Ce n’est pas un âge pour mourir. Pauvre femme !
Sophie. — « Pauvre femme. » Oui, c’est ce qu’il répétait, mon mari, quand elle expirait dans ses bras en lui disant une dernière fois des horreurs sur son père, qu’il avait toujours vénéré. « Pauvre femme », « pauvre femme ». Quand on part, on vous excuse tout.
La veuve, l’imitant. — « Pauvre femme », « pauvre femme » ! Et vous l’avez cru, ce tartuffe ?
Sophie. — Oui. Il aimait aussi beaucoup sa maman.
La veuve. — Ça m’étonnerait. On les connaît. Je ne vais jamais aux enterrements quand le défunt est une défunte.
Sophie. — Pourquoi ?
La veuve. — Parce qu’ils sont là, tous, debout, arrogants, pleins de vie. En curés, en enfants de chœur, en fossoyeurs, en membres de la famille ! Ils sont partout !
Sophie, timidement. — Il en faut.
La veuve. — Il en faudrait le moins possible.
Sophie. — Vous croyez ?
La veuve. — J’en suis sûre. Vous n’avez qu’à lire les journaux, ou farfouiller sur internet. Ils prennent les places de nos filles, ils les méprisent, ils les humilient, ils les violent. (Et elle proclame comme si c’était la pire des choses :) Il y en a même qui les épousent.
Sophie. — Non ? C’est affreux !
La veuve, poursuivant sur sa lancée. — Et qui leur font des gosses de force ! Encore s’ils ne leur faisaient que des filles ! Mais ils font aussi des garçons, qu’ils entraînent à notre insu dans des camps spécialisés. Contre nous.
Sophie. — Non ?
La veuve. — Puisque je vous le dis ! Seulement ce sont des choses qu’ils cachent. Ça leur est facile, d’ailleurs. Ils ont en main tous les organes de presse. La radio, la télévision, et j’en passe ! Les médias, quoi. Ils ne nous laissent que les magazines de tricot ! (Elle s’écrie.) Et on s’en fout royalement des magazines de tricot !
Sophie. — Oh ! ça oui !
La veuve. — Mais on les aura, à force. Peu à peu nous allons grignoter du terrain. Et il y a encore du boulot. Il faut se battre comme des lionnes. Agir. Partout. Toujours. Ne pas les laisser souffler une minute. Ils sont encore très forts, hélas.
Sophie, pensive. — Oui. Il faudrait faire quelque chose.
La veuve. — Des filles. Il ne faudrait faire que des filles.
Sophie. — Vous croyez que c’est possible ?
La veuve. — Naturellement. Il suffit de faire un tri à la naissance. Des berceaux d’un côté, de l’autre un vide-ordures !
Sophie. — Ils s’en apercevraient peut-être.
La veuve. — Oui. À la longue. Mais ça serait toujours ça de gagné !
Sophie, timidement. — Et vous ?
La veuve. — Quoi, moi ?
Sophie. — Enfin… Je veux dire… Comment était-il, le vôtre ?
La veuve. — Beau. C’est comme ça qu’il m’a eue, le salaud !
Sophie. — Vous n’étiez pas heureuse avec lui ?
La veuve. — Si. Je l’ai été. Dix jours. Comme tout le monde.
Sophie. — Et après ?
La veuve. — Après ? Ça a été l’enfer. L’annihilation complète, systématique et programmée, du petit être frêle et romantique que j’étais… (Elle gueule en donnant un terrible coup de poing sur le banc :) Et que je suis toujours !
Sophie, approuvant. — Ben tiens !
La veuve. — … par ce monstre tyrannique, vendu au pouvoir phallocrate et auquel une chaîne d’arpenteur n’aurait pas suffi s’il lui était venu à l’idée de mesurer la hauteur de mes cornes. Idée qui ne lui venait jamais, naturellement ! Dès que la loi le permettra, il faudra épouser nos chiens. (Sophie la regarde, sidérée.) Eux, au moins, ils nous seront fidèles !
Sophie. — Ah ! ça oui ! Et vous ? Vous ne l’avez jamais trompé ?
La veuve. — Pas assez. Je pensais à autre chose.
Sophie. — À quoi ?
La veuve. — À lui faire une fille. Histoire de lui saper le moral. Parce qu’il rêvait, lui aussi, d’avoir un garçon. Comme les copains.
Sophie. — Et vous l’avez faite, cette fille ?
La veuve. — Bien entendu ! J’ai mis dix ans avant de germer…
Sophie, la coupe, stupéfaite. — Pourquoi dix ans ?
La veuve. — À cause de lui.
Sophie. — Il ne vous honorait pas assez ?
La veuve. — Oh ! si ! Il se prenait pour Superman. (Et elle poursuit avec un geste de dédain.) Mais sa semence ne risquait pas de figurer en tête de gondole, même dans une supérette au bord de la faillite. (Elle susurre sous le nez de Sophie :) Vous voyez ce que je veux dire ?
Sophie. — À peu près.
La veuve, relevant la tête, fière. — J’ai mis dix ans mais je l’ai faite, ma fille. Et je l’ai appelée Victoire !
Sophie. — Qu’est-ce qu’il a dit, votre mari ?
La veuve. — Il a eu son premier infarctus. Je comptais ne faire qu’un lunch pour le baptême et les obsèques, mais à la stupéfaction de tous il s’est remis !
Sophie. — Ah ! le salaud !
La veuve. — C’est ce que je lui ai dit dès qu’il a ouvert un œil à l’hôpital.
Sophie. — Et qu’est-ce qu’il vous a répondu ?
La veuve. — Rien. Il a refermé son œil. Le mépris, c’était son arme. Alors j’ai commencé à lui faire des syncopes.
Sophie. — Ça vous arrive ?
La veuve. — Quand c’est nécessaire, oui. Pas à vous ?
Sophie. — Jamais.
La veuve. — C’est un tort. Il faut leur en faire le plus souvent possible. Ça les use. C’est comme ça qu’on reste après eux.
Sophie. — Le mien se fout de tout.
La veuve. — Même de vous ?
Sophie. — Surtout de moi.
La veuve. — Trompez-le !
Sophie. — Je l’ai fait.
La veuve. — Je sais. Trois fois. Officiellement. Avec trois imbéciles. Il l’a su ?
Sophie. — Les trois fois.
La veuve. — Et alors ?
Sophie. — Ça le rendait fou. Il n’était plus le même, ses yeux me faisaient peur. Des fois, il me prenait par les cheveux et il me traînait dehors toute nue, en plein hiver, sous la neige ! Il m’attachait à un arbre en face de notre immeuble, et après il remontait, il se mettait à la fenêtre, et il me criait des horreurs. Il me traitait de tous les noms, très fort, pour que les voisins entendent !
La veuve. — Et ils entendaient ?
Sophie. — Je te crois ! Il y en a même qui sortaient pour prendre des photos avec leurs téléphones.
La veuve. — Et alors ?
Sophie. — J’ai cessé de le tromper. Mais j’ai fait plusieurs congestions pulmonaires. Ça n’empêche qu’il me tape encore dessus, tous les soirs, dès que j’ai fini la vaisselle.
La veuve. — Le monstre ! Vous lui avez fait des enfants ?
Sophie. — Oui. Six.
La veuve. — Ah. (Pensive.) J’en avais entendu parler mais personne n’en était sûr.
Sophie. — Des filles.
La veuve, radieuse. — Six filles ? Alors ça, je ne le savais pas !
Sophie. — Vous ne pouviez pas. Il a refusé de les élever. Quand je quittais la maternité et que je les réclamais, à chaque fois il me disait : « Ah ! trop tard. C’était une petite braillarde et je l’ai collée en pension ! »
La veuve. — En pension ?
Sophie. — Oui. Enfin, c’est ce qu’il prétendait.
La veuve. — Et vous n’avez pas poussé plus loin les investigations ?
Sophie. — Ben non.
La veuve. — Vous n’avez pas cherché à les revoir, vos filles ?
Sophie. — Surtout pas. J’avais trop peur qu’il le découvre.
La veuve. — Enfin, ça ne peut pas continuer comme ça ! (Elle décrète, catégorique :) Il faut vous refuser à lui.
Sophie. —...