Le Personnage désincarné

P. – Qui êtes-vous ?
[…]
A. – Je suis l’auteur. Je décide de ta vie.
P. – Ma vie n’est pas décidée. Elle suit son cours, c’est moi qui la dessine, qui l’oriente.
A. – Non, tu es un personnage. Je t’ai voulu, je t’ai rêvé, je t’ai décidé. […] Ce que tu penses, ce que tu respires, ce que tu dis a été organisé et répété, tu ne peux plus changer le cours des choses.
P. – Mais si je peux, je suis un homme, c’est mon droit.
A. – Non, tu es le personnage. Il est prévu que dans dix répliques tu pousses la porte jardin pour sortir te suicider.




Le Personnage désincarné

Le rideau s’ouvre sur une scène étrange où tout semble en suspens. En fond de scène, un grand miroir incliné qui reflète le sol du théâtre, le haut des acteurs, comme une sorte de ciel. Sur scène, deux mannequins éclairés en contre-jour. Ce sont les parents du personnage. Leur visage n’est pas visible. Ils sont habillés de façon bourgeoise. On distingue chez la mère une robe élégante, une coiffure élaborée. Le père est, quant à lui, en bras de chemise, habillé d’un gilet de costume et d’une cravate. Ils sont de part et d’autre du personnage, et ne s’animeront jamais. Lorsqu’ils parleront en voix off, un changement de lumière en contre viendra simplement donner l’idée qu’ils prennent vie un court instant.

Le personnage semble comme perdu, les yeux hagards, essoufflé et paniqué. Il est en plein malaise lorsque le rideau s’ouvre. Il ne reconnaît rien autour de lui. Un long temps, durant lequel il s’efforce de reconnaître quelques éléments autour de lui, de reprendre confiance.

Soudain une voix retentit en fond de salle. C’est celle de l’auteur.

A

Pourquoi tu t’arrêtes ? Pourquoi tu t’arrêtes ? (Le personnage met ses mains au-dessus de ses yeux pour bloquer la lumière. Il tente de comprendre d’où vient cette voix.) La lumière ne t’a jamais gêné jusqu’à présent. Pourquoi te masques-tu le visage ? Pourquoi fuis-tu la lumière ?

P

Qui a parlé ? Qui est là ? (Il court se cacher derrière le pantin de sa mère.)

A

Ce n’est pas en te cachant derrière le jupon de ta mère que tu nous feras avancer. Reviens. Reviens dans la lumière. (Pas de réponse.) Je te dis de revenir. Tu nous fais perdre du temps à tous. Qu’est-ce qui te prend ce soir ? Hein ? Tu ne m’as jamais fait ce coup-là.

P

Quel coup ?

A

Le coup de sortir de l’action, comme ça, subitement, en pleine représentation. D’interrompre le cours des choses. Depuis que j’écris pour le théâtre, je n’ai jamais vu faire une chose pareille.

P

Moi, je suis sorti de l’action ?

A

Oui, d’un seul coup, comme ça. Comme une lubie, ça t’a pris. Tu parlais avec tes parents, la tension dramatique prenait une tournure particulièrement intéressante, l’écoute du public commençait à se préciser, quelque chose dans l’atmosphère de la salle se tendait, et voilà que tu nous tires de tout ça d’un seul coup. Tu t’es mis à transpirer, à respirer lourdement, à paniquer, comme une crise de tétanie. Mais c’est comme si tu nous avais giflés, tu te rends compte ? C’est grave ce qui arrive là. Ça fait plus de trois minutes que je te parle, et tu ne réponds pas. Comme absent de toi-même. C’est long, trois minutes, au théâtre. C’est énorme, tu sais. Le temps de chacun est compté ici. Mais réponds-moi puisque je te parle et que tu as l’air de m’entendre.

P

Je vous entends, oui, mais pas comme d’habitude. Je vous entends de loin, comme si vous parliez de très très loin. Et en même temps vous semblez tout proche. D’où parlez-vous ? Je n’ai jamais entendu parler par là-bas, de si loin. En dehors. Vous êtes en dehors. Comment peut-on parler en dehors comme ça ? Comment c’est possible ? Vous me faites peur.

A

N’aie pas peur. Je suis là pour t’aider. Écoute le son de ma voix, même si tu ne l’as jamais entendu. Calme-toi. Je te connais bien, même si tu ne me connais pas. Fais-moi confiance. Calme-toi. Tu es sorti de toi-même, ce n’est rien de grave. Tu es juste sorti de toi-même quelques instants. Je ne pensais pas que ça pouvait arriver, je ne pensais pas que c’était physiquement possible, mais voilà, nous y sommes. C’est un mystère de plus que nous découvrons aujourd’hui, tout simplement. Il n’y a pas de quoi s’affoler. Nous sommes égaux devant le mystère. Le théâtre répond à des règles très précises que personne ne connaît véritablement. Tu ajoutes au mystère, c’est tout.

P

Moi ?

A

Oui, toi.

P

Moi, j’ajoute au mystère ?

A

Oui.

P

À quel mystère ?

A

Celui du théâtre. Veux-tu bien sortir maintenant ? Je veux bien être doux et compréhensif, mais l’action doit avancer, mon biquet. Tu nous prives d’une chose essentielle en différant ton retour comme ça.

P

Moi je vous prive de quelque chose ?

A

Oui, toi. Nous sommes suspendus à toi pour que les choses avancent.

P

Et eux, là, ils font quoi ? (Il désigne les mannequins de ses parents.)

A

Ils sont comme nous, ils attendent la suite. Immobiles. Fixes. Attentifs. Ils attendent que tu reprennes le cours des choses.

P

C’est quoi, le cours des choses ?

A

Reviens dans la lumière, veux-tu ? Je ne vais pas te manger.

P

Vous êtes tout seul ?

A

Comment ?

P

Vous êtes tout seul, là-bas, au-dehors ?

A

Pas tout à fait.

P

Alors je ne sortirai pas.

A

Ne t’inquiète pas, tu ne les verras pas. Ils ne sont pas dans la lumière. Ils ne diront rien. C’est comme s’ils n’existaient pas. Ils sont bienveillants. Ils sont comme moi, ils attendent patiemment que tu sortes, tout simplement.

P

Ils ne vont pas me manger ?

A

Non, ils ne vont pas te manger. Allez, viens donc. Viens… Voilà, c’est ça. Encore un pas. Mets-toi bien dans la lumière, sinon tu n’existes pas. Voilà. Non, ne cache pas ton visage. Cette lumière est ta lumière naturelle, tu t’en es toujours accommodé, il n’y a pas de raison que ça change ce soir.

P

C’est quoi, le cours des choses ?

A

Ta vie, tout simplement. Tout ce qui t’angoisse, te préoccupe. Ce qui nous occupe le temps de la pièce. Ta vie c’est le cours des choses. Tu as tout interrompu, tu as eu une sorte de crise. Maintenant, si tu veux bien me faire confiance, ce qui serait bien, ce qui serait merveilleux pour tout le monde, c’est que tu reprennes tout doucement là où tu t’es arrêté. Et je ne t’embêterai plus jamais. Tu n’entendras plus jamais parler de moi. Nous allons tous disparaître et ce sera comme si tu avais traversé un mauvais rêve, une sorte de coma. Tu auras tout oublié de cet échange, et les choses rentreront dans l’ordre. Tu me fais confiance ? Allez, reprends où tu t’étais arrêté.

P

Mais qui êtes-vous ?

A

Reprends, veux-tu ? Tu allais dire quelque chose de crucial avant ton petit malaise.

P

Qui êtes-vous ?

A

Reprends, veux-tu ?

P

Dites-moi qui vous êtes.

A

Reprends le cours des choses, je t’en prie.

P

Mais je ne peux pas.

A

Pardon ?

P

Je ne peux pas reprendre là où j’en étais, quelque chose a changé, quelque chose n’est plus de ce qui était à l’instant. Qui êtes-vous ?

A

Je suis l’auteur. Je décide de ta vie.

P

Ma vie n’est pas décidée. Elle suit son cours, c’est moi qui la dessine, qui l’oriente.

A

Non, tu es un personnage. Je t’ai voulu, je t’ai rêvé, je t’ai décidé. Mon idée de toi a mûri en moi pendant quelques années. Ton enveloppe charnelle n’est que provisoire, tu en auras d’autres, tu prendras d’autres formes, d’autres voix, d’autres visages. Tu ne fais que traverser le plateau ce soir et jusqu’au 26 octobre. Ce que tu penses, ce que tu respires, ce que tu dis a été organisé et répété, tu ne peux plus changer le cours des choses.

P

Mais si je peux, je suis un homme, c’est mon droit.

A

Non, tu es le personnage. Il est prévu que dans dix répliques tu pousses la porte jardin pour sortir te suicider.

P

Moi ?

A

Oui, toi.

P

Et si je ne le fais pas ?

A

Tu ne peux pas le décider. Tu t’appelles Grégoire et j’ai écrit ta vie ainsi. Ne sens-tu pas un changement en toi ces deux dernières minutes où nous conversons ?

P

Oui.

A

Ne sens-tu pas que tes mots sont devenus faibles...

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