RIEN
Piécette de rien du tout pour trois
personnages et autant de fauteuils
Décor : plateau d’émission de télévision, type Apostrophes.
L’Animateur : Homme ou femme, la quarantaine (noté A).
Richard Gomis : Dandy intellectuel – ou l’inverse –, la cinquantaine (assez vite noté RG).
Oscar Piétrus : Homme ou femme, sans âge, très souriant.
Animateur. – Bonjour. Laissez-moi d’abord vous expliquer le principe de cette rencontre philosophique. Il s’agit d’une double rencontre : la rencontre de deux auteurs autour d’un thème commun, et la rencontre de ces deux auteurs avec vous. Deux axes d’une même rencontre se divisant elle-même en une multiplicité de sous-rencontres possibles : rencontre intérieure avec le thème abordé, rencontre avec soi-même par le biais de la réflexion, rencontre de chacun avec tous les autres et réciproquement, et rencontre pourquoi pas par une heureuse coïncidence avec la femme attendue, avec l’homme rêvé, avec Dieu, avec la grâce d’un instant, avec l’intelligence suprême. Et toutes ces rencontres coordonnées par votre serviteur. Le principe est important : le but est de se rencontrer, l’objet doit suivre et non précéder la rencontre. Notre première rencontre est celle de l’étonnement. Allons d’abord à la rencontre de Richard Gomis – je peux vous appeler Richard ?
Richard Gomis. – Non, je ne préfère pas. De toute façon, je suis là, vous n’êtes pas obligé de m’appeler.
- – Très bien. Alors Richard, vous avez fait un pari difficile. La plupart des hommes n’écrivent rien, comme moi, d’autres écrivent quelque chose, et vous, vous faites le choix d’écrire, mais sur rien, tout un essai qui tourne autour de rien, et que vous avez eu le courage d’intituler Rien, dans une sorte de fidélité radicale du titre à la nature singulière de votre entreprise. Vous auriez pu ne rien dire ; mais vous, vous préférez courageusement en parler plutôt que de vous taire. On pourrait presque dire, en une sorte de calembour : vous avez rien à dire, et vous le dites bien. D’un bout à l’autre, on est saisi par l’absence de tout propos, qui nous ramène toujours à l’essentiel. Alors, j’avais envie de vous poser une question…
- – Moi aussi.
- – Ah bon ? Laquelle ?
- – La même que la vôtre.
- – Mais je ne vous ai rien demandé.
- – Je vous en prie, restez poli, déjà que vous êtes un peu trop familier…
- – Je veux dire, je ne vous ai pas encore posé de question.
- – Ah si, vous m’avez demandé à l’instant quelle était ma question, et j’ai répondu : la même que la vôtre…
- – C’est-à-dire ?
- – « Quelle est votre question ? » Mais pas la peine de me répondre puisque vous avez déjà répondu à ma question avant même que je ne vous pose la question ; votre question, je vous le rappelle, c’était : « Quelle est votre question ? » Enfin, quelle est ma question ? Et je me suis permis de répondre sans attendre, par pure délicatesse. D’ailleurs, vous voyez bien que j’avais raison, c’est bien la même question.
- – Oui mais c’était pas celle que j’avais envie de vous poser…
- – Attendez, on ne fait pas toujours ce qu’on a envie de faire dans la vie. Moi non plus, je n’avais pas envie, on peut quand même faire un effort. Si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main. Et puis si vous l’avez posée votre question, c’est qu’au fond vous en aviez quand même un peu envie, personne ne vous contraint.
- – C’est vrai.
- – Ça c’est moins évident. Je crois plutôt que c’est faux.
- – C’est vrai, vous avez encore raison, c’est faux. Bref, on a quand même tous les deux réussi à poser deux questions qu’on avait envie de poser et on a même obtenu la réponse. J’aurais eu envie de vous poser tout de suite à brûle-pourpoint sans transition une deuxième question, mais vous m’avez fait perdre le fil de mes questions avec vos réponses : j’ai complètement oublié ma deuxième question.
- – Mais ne vous embêtez pas, passez tout de suite à la suivante…
- – C’est vrai, je n’y pensais pas, je suis bête.
- – Oui c’est vrai.
- – Pardon ?
- – Je veux dire : on ne peut pas penser à tout.
- – Vous êtes bien placé pour le dire, vous ne pensez qu’à rien.
- – Plutôt que de ne pas penser du tout…
- – N’allons quand même pas trop vite. Voici ma quatrième question…
- – Vous avez oublié la troisième ?
- – Oui mais je pensais que ça passerait inaperçu.
- – Rien ne m’échappe ; dès qu’on parle de rien, j’ai l’esprit particulièrement aiguisé.
- – Et Guizot ?
- – Guizot ?
- – Aiguisé/Et Guizot. Non, je voulais faire une blague mais c’est complètement loupé ; c’était histoire de détendre un peu l’atmosphère.
- – Y faut lui demander d’abord, à l’atmosphère, si elle a besoin d’être détendue, sinon ça l’énerve. Si vous essayez de détendre quelqu’un de détendu, il s’énerve aussitôt. On dit « double bind » en anglais. En français, on ne dit rien…
- – Écoutez, ne tournons pas autour du pot.
- – Et qu’en pense votre autre invité ?
- – Notre autre invité ne parle pas, il est muet, c’est pour ça que je l’ai invité. Oscar Piétrus : un anonyme muet qui ne peut rien dire, que j’ai pensé intéressant de confronter avec quelqu’un qui parle de rien. Alors Oscar, j’avais aussi envie de vous poser une question, mais ça m’a tout de suite passé quand j’ai appris que vous étiez sourd. Remarquez, vaut mieux entendre ça que d’être sourd. (Rires.) Excusez-moi, ça m’a échappé.
Oscar. – …
- – On fait presque toujours d’une pierre deux coups. Le mutisme – c’est comme ça qu’on dit pour les muets ? – est généralement un effet de la surdité, mais à toute généralité il faut des exceptions.
Oscar. – Effectivement.
- – Je croyais que vous étiez muet ?
Oscar. – Non, je suis sourd uniquement. Richard a raison, il y a des exceptions.
- – Excusez-moi, j’ai été mal informé. Cela dit, c’est encore mieux pour notre sujet et ça clarifie considérablement notre interrogation : que peut recevoir celui qui n’entend rien de celui qui en parle ?
Oscar. – Je ne sais pas, je n’ai rien entendu. Et vous, Richard, avez-vous quelque chose à en dire ?
- – Oui bien sûr.
- – C’est merveilleux, voilà une rencontre improbable qui se noue. Vous voyez comme il suffit de presque rien pour créer quelque chose. Une étincelle spirituelle, une question commune, une affinité intellectuelle, un simple regard parfois, un souffle dans le creux de l’épaule, une robe en passant qui nous touche, un parfum léger qui s’écoule en rosée et vient jusqu’au nez pour le chatouiller. La vie est une fête. Alors messieurs, je pourrais désormais disparaître et vous laisser dialoguer ensemble, mais je préfère rester parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. C’est d’ailleurs exactement ce que vous dites dans votre livre, Richard Gomis, et là je vous cite, ce sont vos conseils à celui qui va naître :...