Plus haut que le ciel

1884, Paris.
Deux ingénieurs présentent un étrange projet à l’assistant de Gustave Eiffel. Aberrante, incompréhensible, inutile, la tour qu’ils proposent de bâtir est immédiatement refusée : monsieur Eiffel n’a pas le temps, il est trop occupé par l’écrasante gestion de sa société.
Mais il est difficile de balayer d’un geste l’idée du siècle, surtout quand au même instant Claire Eiffel cherche l’étincelle qui redonnera à son père le goût du rêve, de l’aventure et de l’exploit !

En 2020, Jean Franco reçoit le Molière du comédien dans un second rôle pour ses rôles dans Plus haut que le ciel.
Héloïse Wagner était également nommée pour le Molière de la comédienne dans un second rôle.




Plus haut que le ciel

SCÈNE 1

Juin 1884, aux ateliers de la société Eiffel à Levallois-Perret. On entend le bruit assourdissant de découpes d’acier et de chargement sur des voitures.

Adolphe Salles est à son bureau, plongé dans la lecture de dossiers. Une forte sonnerie retentit, indiquant une pause technique des machines, puis le silence se fait. Deux hommes, Nouguier et Koechlin (qui porte un grand carton à dessins), entrent et saluent Salles qui leur indique d’un geste qu’il est à eux dans une minute. Nouguier se lance pourtant dans des explications enflammées, prenant parfois Koechlin à témoin, qui confirme d’un hochement de tête.

Salles ne les entend pas, le spectateur non plus, même si nous les voyons remuer les lèvres. Alors que Nouguier poursuit ses explications, Salles finit par lever la tête et enlever les protections auditives qu’il porte. Aussitôt, nous percevons le son de la discussion.

NOUGUIER … dans le dossier technique. Ce sera l’exploit du siècle ! Et voilà le travail ! (Il donne un dossier à Salles.)

SALLES Bonjour, monsieur Koechlin. Ah ! monsieur Nouguier, votre rapport du chantier de Garabit, enfin !

NOUGUIER Non, le rapport, je l’ai presque fini…

SALLES Sans votre rapport, la société ne peut pas payer les ouvriers. Vous avez jusqu’à ce soir.

NOUGUIER Oui, bon… Je suis ingénieur, pas gratte-papier.

SALLES Si vous voulez, je peux expliquer à M. Eiffel que la tâche est trop difficile pour vous.

NOUGUIER Mais vous l’aurez, ce maudit rapport ! Le pont de Garabit, c’est bien joli ; là, c’est autre chose !

SALLES Oh non ! Ce n’est pas encore votre histoire de train sous la Manche ?

KOECHLIN En observant nos ponts, l’idée nous est venue d’utiliser leurs structures pour construire vers le haut…

SALLES Un pont vertical ?

NOUGUIER Mais non ! Nous allons construire le plus grand édifice de l’histoire de l’humanité ! Ce projet-là, vous serez obligé de le présenter à M. Eiffel !

SALLES Ne nous emballons pas. Nous savons tous, monsieur Nouguier, que dans précisément trois minutes, vous allez claquer la porte en hurlant, comme toujours.

NOUGUIER Ah non ! Non, pas cette fois, monsieur Salles ! Ce qu’on vient vous présenter aujourd’hui, c’est l’avenir. Et l’avenir, c’est ça !

Nouguier fait un signe à Koechlin qui dévoile un grand croquis.

SALLES Ah…

NOUGUIER (Fier.) Hein ? Quinze jours de travail. Mille pieds de haut.

KOECHLIN Trois cent cinq mètres.

SALLES Un pylône ?

KOECHLIN Techniquement, c’est une tour.

NOUGUIER Ce sera la preuve que le métal est l’élément parfait, qu’il n’a aucune limite. Que nous n’avons aucune limite ! Tous les regards se poseront sur la France, sur notre génie !

KOECHLIN L’idée, c’est de faire participer le vent à la stabilité de l’ensemble en ne couvrant pas la structure.

NOUGUIER Ni pierre d’apparat, ni stuc, ni dorure. Rien pour cacher notre travail !

KOECHLIN L’opposé de la statue de la Liberté : la technique pure et belle.

NOUGUIER C’est ça l’idée : montrer. Les nouvelles techniques, le Nouveau Monde.

SALLES (Las.) Bon. Et ça coûte combien, votre affaire ?

NOUGUIER On n’a pas eu le temps de voir les détails.

SALLES Eh bien, détaillons. Trois cent cinq mètres. Combien de poutres métalliques, combien de rivets ?

KOECHLIN Euh… c’est difficile de compter de tête. Des millions…

SALLES Des millions… voyons… multipliés par le cours du jour de l’acier… plus le coût de livraison, les salaires, le prix du terrain, la redevance pour la concession, les assurances, les taxes, l’antirouille…

NOUGUIER Oui, bon, alors ?

SALLES Ah… ça fait beaucoup… pour un pylône géant qui ne sert à rien.

NOUGUIER Une tour ! Et elle servira, elle servira !

SALLES Et à quoi ?

NOUGUIER À montrer que la France et les ingénieurs Eiffel sont les meilleurs ! Les Allemands et les Américains se cassent les dents sur cette hauteur depuis des années. Nous, nous avons la solution !

SALLES Et qui va payer ? Vous ? Je ne peux pas présenter à M. Eiffel un projet vide de sens.

NOUGUIER N’insultez pas M. Eiffel ! Lui saura voir le génie de ce projet !

KOECHLIN On va peut-être y aller, Émile…

NOUGUIER Non, mais écoute-le, l’autre ! Si on peut le faire, on doit le faire. Je m’en fous de son avis, moi !

KOECHLIN Oh là là !

SALLES Vous dépassez les bornes, Nouguier.

NOUGUIER C’est pour ça que M. Eiffel m’a engagé : je dépasse les bornes, je repousse les limites ! Si vous ne le comprenez pas, tant pis pour vous. Le bonjour !

SALLES Vous n’oublierez pas votre rapport.

NOUGUIER Vous l’aurez ! Avec ma démission !

Nouguier claque la porte. Salles regarde sa montre à gousset.

SALLES Ah. Trois minutes dix…

KOECHLIN Oh ! excusez-le, il est surmené, il ne voulait pas vous manquer de respect.

NOUGUIER (Voix au loin.) Scélérat ! Vermine !

KOECHLIN Alors, pour le projet, c’est plutôt non ?

SALLES Koechlin, vous êtes jeune, brillant. « Sans doute le plus brillant », comme dit M. Eiffel. Qu’est-ce que vous faites avec cet énergumène, à dessiner des pylônes ?

KOECHLIN Nouguier s’est emporté, mais comprenez-le : nous avons trouvé la clef que tous les ingénieurs cherchent. Il y a quinze nuits que ça m’obsède. C’est comme un rêve qu’on cherche à déchiffrer. Il y a quelque chose là-dedans.

La sirène de reprise se fait entendre.

SALLES Vous savez ce que c’est, mon rêve à moi ? Avoir un vrai bureau loin des machines. Mais ça… (Il met ses protections auditives.)

On entend une sonnerie puis le bruit assourdissant des machines reprend.

SCÈNE 2

Même lieu. C’est la nuit et le silence s’est fait. Un homme entre : c’est Gustave Eiffel. Il pose sa valise et se met à l’aise. Il parcourt les lieux, passe devant le croquis du pylône sans y faire attention et s’assoit pour se reposer.

Alors qu’il s’assoupit, une silhouette entre à l’opposé avec un panier et s’approche à pas de loup. C’est Claire Eiffel. Elle pose le panier et en sort son contenu.

EIFFEL Qui m’a dénoncé ?

CLAIRE La lumière ! Regarde-toi : on ne dort pas assis. Tu ne serais pas mieux dans ton lit ?

EIFFEL Je ne dormais pas, je travaillais.

CLAIRE Les yeux fermés ?

EIFFEL Je réfléchissais. Oui, bon, le train avait du retard et je ne voulais pas vous réveiller. (Devant le sourire attendri de Claire, il bougonne.) Et puis vous êtes trop nombreux, et les garçons sont épuisants.

CLAIRE Papa ! Et dire que je t’ai apporté un coq au vin…

EIFFEL Ah ! démon !

CLAIRE Tout s’est bien passé à Évreux ?

EIFFEL Oh… Une journée entière pour inaugurer une passerelle. Je suis devenu un quincaillier.

CLAIRE Mais ils vont en commander d’autres ?

EIFFEL Évidemment.

CLAIRE Et tu n’es pas content ?

EIFFEL Bof… Diriger la société n’a plus rien à voir avec mon métier d’ingénieur. Je ne fais plus rien de créatif !

CLAIRE Tu as juste sauté un repas ; tu sais l’effet désastreux que ça a sur toi.

EIFFEL Demain, un dimanche, je dois faire visiter l’usine à un sous-fifre du ministère. Et tu sais comment on l’appelle, lui ? L’andouille. Et j’ai encore dix dossiers techniques interminables à lire avant lundi.

CLAIRE Tu adores ça, les dossiers techniques. Maman te le reprochait assez.

EIFFEL Mais là, ils se ressemblent tous. Deux cents pages. Deux cents ! Pour les mêmes schémas, encore et encore. Je me demande pourquoi je me force à les lire. Je suis fatigué. De toute façon, encore un an ou deux et je passe la main. J’ai la personne parfaite pour ça. Une personne très précieuse en qui j’ai toute confiance.

CLAIRE (Pensant qu’il parle d’elle.) Ah oui ? Qui ?

EIFFEL (Il mange.) Eh bien, Adolphe. Tu peux me donner un peu de pain ?

CLAIRE M. Salles ! C’est lui, la personne parfaite et très précieuse ?

EIFFEL Il est très compétent.

CLAIRE Oui, pour faire les comptes.

EIFFEL C’est un homme de confiance, un bon ingénieur et en plus un spécialiste de la Bourse. Et maintenant, pour financer des projets sans la Bourse…

CLAIRE Et moi ?

EIFFEL Quoi, toi ?

CLAIRE Tu pourrais me confier des responsabilités dans la société.

EIFFEL À toi ? (Il rit puis se tait, gêné.) Non, mais ce n’est pas possible, ma chérie.

CLAIRE Pourquoi ? C’est ton champion de la Bourse qui t’a mis ça en tête ?

EIFFEL Mais non ! C’est parce que tu es… Enfin, tu n’es pas un… un…

CLAIRE Un quoi ?

EIFFEL Un… ingénieur. Tu n’es pas ingénieur. Adolphe en est un.

CLAIRE Mais tu viens de dire que diriger la société n’a plus rien à voir avec le métier d’ingénieur ?

EIFFEL Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit !

CLAIRE Papa, j’ai grandi auprès de toi, je t’ai servi de secrétaire sur des dizaines de dossiers, je connais tous les employés par leur nom. Je t’ai accompagné dans tous les dîners officiels depuis des années…

EIFFEL Mais ne fais pas comme si tu ne comprenais pas. Tu es bien une… une…

CLAIRE Une quoi ?

EIFFEL (Avec son accent bourguignon.) Regarde-toi : tu t’énerves, tu invectives, tu n’arrives pas à garder ton calme.

CLAIRE Ah ! ne commence pas à rouler les « r » !

EIFFEL Je n’ai pas honte d’être bourguignon !

CLAIRE Mais tu as honte que ta fille soit une femme ! Si je portais un pantalon et une moustache, c’est à moi que tu confierais la société. Pas à M. Salles.

EIFFEL Allons, mon petit, tu vois bien que tu ne pourrais pas. Il faut savoir garder ses nerfs. Gérer une société, c’est plus difficile que de préparer le dîner. Et puis évidemment que je ne t’ai pas oubliée ! Pour qui me prends-tu ? Mais tu ne me laisses pas placer un mot.

CLAIRE Eh bien, vas-y, parle.

EIFFEL Je connais ta valeur et tes capacités, qui sont grandes. Je voulais te faire la surprise, mais puisque tu t’impatientes… Il est fortement question que tu épouses Adolphe.

CLAIRE L’épouser ?!

EIFFEL Non, mais… pas tout de suite. Le temps de réunir la dot.

CLAIRE Ce petit arriviste prétentieux ? Alors c’est ça ton plan : m’offrir en cadeau bonus à ton successeur !

EIFFEL Oh ! il faut toujours que tu dramatises !

CLAIRE Bon, je reprends ça, tu demanderas à M. Salles de t’en préparer un. (Elle emporte le coq au vin et sort.)

EIFFEL Ah non ! Pas le coq au vin ! Pas le coq au vin ! Eh bien, oui ! Tu veux que je te le dise ? Eh bien, je te le dis ! Et en face ! Oui, tu es une femme ! Tu es puérile et de mauvaise foi. Voilà. Tu es contente ? Oh ! ce caractère ! Un cadeau bonus ? Tu parles !

SCÈNE 3

Même décor. Le lendemain. Le jour s’est levé. Eiffel et Salles entrent dans l’atelier.

SALLES Je n’en peux plus, monsieur Eiffel, il faut qu’ils partent. Il faut qu’ils partent.

EIFFEL Allons, mon ami, vous...

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