Acte I
Scène 1
Sarah Bernhardt, Mme Guérard
Dans le salon de Sarah Bernhardt : les murs sont tendus d’épais satin noir, ambiance assez sombre.
Sarah est assise à son bureau et lit un article de journal. Mme Guérard, sa dame de compagnie, sa confidente depuis qu’elle est enfant, se tient debout derrière elle et lit par-dessus son épaule.
Nous sommes en décembre 1871, au 4, rue de Rome à Paris.
S. B. C’est un scandale de lire une chose pareille ! Si cet illustre abruti avait au moins le courage de me dire les choses en face !
Mme G. Sarah, tu sais bien que la critique fait partie du métier…
S. B. Eh bien, c’est un drôle de métier que celui de critique de théâtre ; oser donner son avis sur notre façon d’interpréter un personnage ou le son de notre voix, alors qu’ils sont incapables d’imiter le moindre miaulement ou de raconter la dernière histoire mondaine !
Mme G. Si je peux me permettre, tu es un peu de mauvaise foi…
S. B. Jamais je ne me permettrais de critiquer ton ragoût puisque je serais incapable d’avaler une seule bouchée de celui que je devrais cuisiner si tu n’étais pas là !
Mme G. De très mauvaise foi…
S. B. L’ai-je déjà critiqué ?
Mme G. (Dans un sourire pincé.) Jamais !
S. B. Vois-tu, mon p’tit dame, le problème avec ces gens c’est qu’ils peuvent faire ou défaire une carrière ; et je ne laisserai personne décider de mon sort à ma place !
Mme G. (Dans sa barbe.) Ah ça !
S. B. J’ai 27 ans, je dois penser à ma carrière car personne ne le fera pour moi ! Tu me connais mieux que personne…
Mme G. Et c’est pour cela que je m’étonne toujours de ta réaction face à la critique : tu sais bien que c’est elle qui t’a façonnée !
S. B. Continue…
Mme G. Eh bien, sans les comptes rendus dans la presse sur ta façon de vivre, le scandale avec la Comédie-Française ou tes extravagances en tout genre, le nom de Sarah Bernhardt ne serait pas si populaire.
S. B. Populaire ! (Elle s’emporte.) Mais je ne suis pas populaire ! Je suis tout au plus une actrice jouissant de son petit cercle d’admirateurs de l’Odéon, « la petite fée des étudiants » comme ils disent, voilà tout ce que je suis ! Et puis, que veux-tu dire par mes « extravagances en tout genre » ? Tu es avec ou contre moi, mon p’tit dame ?
Mme G. Sarah, tu sais bien que je te serai toujours fidèle, mais je suis aussi là pour te mettre en garde des conséquences de tes caprices. Ils pourraient te coûter cher au sens propre comme au figuré.
S. B. (Elle perd son sang-froid.) Alors comme ça, j’ai des caprices ? Mais tu es un monstre ! Je ne suis qu’une artiste qui défend ses droits et qui ne cédera pas à la pression journalistique ! Peux-tu imaginer un instant ce que signifie d’être une artiste libre et indépendante dans ce monde machiste et corseté ?
Mme G. Je te soutiendrai toujours dans ta quête d’indépendance artistique et, qui plus est, de femme artiste, mais ce n’est pas de cela qu’il est question…
S. B. Ah oui ? Alors de quoi parle-t-on ?
Mme G. Je veux simplement parler de ton impulsivité qui t’a déjà coûté ta place à la Comédie-Française, et de ton manque de lucidité pour la gestion de tes biens.
S. B. (De plus en plus excédée.) Mais je rêve ! Comment oses-tu ? « Ô rage ! ô désespoir ! »
Mme G. Ah ! non, ma chérie, tu ne vas pas commencer ton petit jeu ! Et après j’aurai droit au monologue de Bérénice, c’est ça ?
S. B. (Elle s’écroule sur un fauteuil et boude.) Le problème, mon p’tit dame, c’est que je suis proche de la faillite et, depuis l’incendie de mon appartement, je n’ai plus un sou vaillant…
Mme G. Je le sais bien !
S. B. Et sur ce sujet, tu sais comme moi que je fais au mieux pour assurer l’avenir de mon fils.
Mme G. Sarah… Sérieusement ?
S. B. Quoi, « sérieusement » ? Oui, « sérieusement » ! « Et quel est le dessein où votre âme s’arrête, Madame ? »
Mme G. Et nous voilà reparties dans les envolées dramatiques ! Enfin, Sarah, sois honnête avec toi-même pour une fois et reconnais que l’argent que tu gagnes est bien mal utilisé !
S. B. Tu as raison, et je vais dès aujourd’hui diminuer tes gages de moitié !
Mme G. Enfin, il n’y a qu’à regarder autour de toi ! Que dire de cette cage du pauvre alligator que tu as abreuvé de champagne jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Ou encore de cette tortue… Où est-elle, d’ailleurs ? J’ai manqué de trébucher sur elle ce matin…
S. B. Eh bien, ma tortue ? Qu’as-tu à reprocher à ma petite Chrysargère ?
Mme G. Sa carapace ! Crois-tu raisonnable de la sertir de diamants, de turquoises et d’émeraudes ?
S. B. Eh bien, voilà ce qui nous différencie : tu es raisonnable et je ne le suis pas ! Je te paye pour cela, alors laisse-moi mes folies et tu verras que le nom de Sarah Bernhardt sera un jour l’emblème de l’audace et de l’extravagance !
Mme G. Si tes créanciers te laissent le temps de les réaliser… tes folies !
On sonne à la porte (marche funèbre de Chopin).
S. B. Ah ! on sonne le glas de cette conversation ! Fin de la discussion ! Va ouvrir, s’il te plaît, et ne fais entrer qu’en cas de nécessité urgente. Et tu iras chercher d’autres journaux qui parlent sans doute de la représentation d’hier.
Mme Guérard sort.
Scène 2
Sarah Bernhardt, le maréchal Canrobert
Sarah reprend l’article sur le bureau et le lit à haute voix.
S. B. « Elle a montré beaucoup de dignité et de sensibilité, mais la force physique lui manque, ce qui la condamne à demeurer plus longtemps qu’il ne faudrait dans des gammes sourdes, attristées, lugubres et donne à son débit une monotonie contre laquelle elle devra chercher à réagir. »
Le maréchal Canrobert entre comme un boulet de canon dans la pièce.
Mal C. Qui a écrit une chose pareille ? Laissez-moi seulement lui montrer ce que peut être une vie attristée et lugubre !
S. B. Maréchal Canrobert ! Je ne vous attendais pas si tôt. Que me vaut votre visite de si bon matin ?
Mal C. Je passais dans le quartier et j’avais envie de partager un moment seul avec vous.
S. B. Maréchal, c’est très aimable à vous mais vous êtes-vous demandé si je souhaitais également passer un moment seule avec vous ?
Mal C. (Poursuivant.) Le salon de 5 heures ne nous permet pas de discuter seul à seule, et tout ce remue-ménage autour de vous me fatigue !
S. B. Comme je comprends ! Et vous avez bien fait de passer : j’adore les visites impromptues et le manque de respect en général !
Mal C. (Toujours sur sa lancée.) Je voulais aussi vous féliciter pour la représentation d’hier à l’Odéon : vous étiez sublime. Quelle grâce ! Quelle harmonie ! Quelle poésie !
S. B. Vous êtes bien le seul à penser cela. Je crois au contraire que j’ai signé la fin de ma carrière !
Mal C. Comment ? Mais vous êtes la plus grande comédienne de tout Paris !
S. B. D’après ce journaliste, je suis au contraire la comédienne la plus maigre, la plus chétive et la plus insignifiante du monde !
Mal C. (Bombant le torse et prenant des airs de matamore.) Donnez-moi son nom et je vous ramène sa tête sur un plateau !
S. B. N’en faites pas trop, maréchal.
Mal C. (Vexé.) Très bien ! Alors promettez-moi de ne pas prendre ces inepties pour argent comptant.
S. B. De l’argent comptant ? Voilà pourtant ce qui me donnerait un peu de baume au cœur dans ce monde cruel…
Mal C. Vous rencontrez quelques petites difficultés ?
S. B. Des petites difficultés ? Je crois, maréchal, que non seulement ma carrière est au plus mal, mais je ne donne pas cher de ma pauvre existence. « Hélas ! mon pauvre argent ! Je suis perdu, je suis assassiné ! »
Mal C. Il y a pourtant une solution et vous le savez…
S. B. Si j’avais une solution, je ne serais pas devant vous à vous annoncer ma mort imminente.
Mal C. Le mariage !
S. B. (Se mettant instantanément en colère.) Le mariage ? Moi vivante, je ne me lierai jamais à l’autorité d’un homme aussi riche et beau soit-il !
Mal C. Mais si cet homme s’engage à vous laisser aussi libre et indépendante que maintenant ?