SCÈNE 1
C’est bientôt l’été. Fin de journée. Un salon confortable d’une maison de campagne. Une vieille platine trône sur les étagères d’une grande bibliothèque. Soudain, une voiture freine sur les graviers, des portières claquent violemment. La porte d’entrée s’ouvre, une voix résonne en off.
PIERRE (Off.) Papa ?
LOUISE (Off.) Maman ?
JULES (Off.) C’est nous ! On est là ! Y a quelqu’un ?
Un temps.
LOUISE (Off.) Papa ? Maman ?
Jules entre dans le salon.
JULES Vous êtes là ?
Louise entre à son tour.
LOUISE Ils ne sont pas dans leur chambre.
JULES Mais ils sont où ?!
Pierre entre.
PIERRE Y a pas leur voiture !
JULES Ils sont peut-être déjà à l’hosto.
PIERRE Bon, j’y vais !
Louise prend une feuille posée sur la table.
LOUISE Non, non, attends, ils ont laissé un mot. (Elle lit le mot. Rassurée.) Ils sont partis faire une balade.
PIERRE Une balade ?! Ils nous demandent de venir d’urgence, on se tape sept cents bornes… et eux, ils vont faire une balade !
Jules est soulagé.
LOUISE Faut qu’on arrête de s’inquiéter, ils vont peut-être très bien…
PIERRE S’ils allaient très bien, ils nous auraient dit : « Les enfants, on va très bien. » Pas : « Venez au plus vite, on a quelque chose de très important à vous annoncer. P.-S. : On vous aime ! »
JULES C’est vrai que le P.-S. « on vous aime », c’est pas hyper rassurant.
LOUISE Rassurant de quoi ?
PIERRE Dans le contexte, c’est vrai que ça fait un peu comme… un dernier « adieu ».
LOUISE (Inquiète.) Ils nous l’auraient dit, non ? Si c’était un truc grave, ils nous l’auraient dit, non ?
PIERRE Ben non, justement. Quand c’est grave, t’attends d’avoir les gens en face pour le dire, surtout à tes enfants… C’est plus délicat, quand même !
JULES Et comme ils ont toujours été très délicats…
PIERRE Ça craint !
Ils s’assoient tous les trois dans le canapé. Pierre est au milieu. Un temps.
JULES Je comprends pas, la dernière fois que je les ai vus, ils étaient en superforme !
LOUISE Ça veut rien dire. Ça te tombe dessus d’un coup.
PIERRE La loterie.
LOUISE J’arrive pas à savoir lequel des deux… Si c’est papa ou maman qui va mourir.
JULES Ou les deux.
PIERRE À la limite ce serait mieux !
LOUISE Pourquoi tu dis ça ?
PIERRE Ben t’imagines… non, tu n’imagines pas ; toi non plus, d’ailleurs, Jules… mais tu vis avec quelqu’un depuis des années et…
JULES (Le coupant.) Excuse-moi, mais ce n’est pas parce que Louise et moi on ne vit pas en couple, comme toi, « depuis des années », qu’on ne peut pas imaginer ce que ça fait ! On n’est pas complètement demeurés !
PIERRE Oui, excuse-moi, t’as raison.
LOUISE Ben oui, il a raison !
PIERRE Oui, c’est ce que je viens de dire. Bref, tu vis quarante ans avec la même personne et un matin elle n’est plus là. Tu te lèves… t’es seul, tu bouffes seul, tu vas te promener seul, tu parles tout seul… Vaut mieux partir à deux !
JULES C’est exactement ce que m’a dit maman ! (Pierre et Louise se retournent vers lui, interloqués.) Elle ne vous en a jamais parlé ?
PIERRE Ben non…
LOUISE Mais elle t’a dit ça quand ?
JULES Je sais plus, il y a quelques années… Un soir, à Noël !
PIERRE T’as dû passer une bonne soirée…
LOUISE (Nerveuse.) Mais elle t’a dit quoi exactement ?
JULES Que si un jour l’un des deux avait un truc grave, genre irréversible… (Temps.) ils préféreraient partir ensemble.
Des larmes commencent à couler sur les joues de Louise.
PIERRE Oh non ! Pleure pas, Loulou ! Viens, allez, on arrête, on arrête. (Il serre Louise dans ses bras, puis se rend compte que Jules est au bord des larmes.) Oh non !… Tu vas pas t’y mettre !
Jules se dirige vers la pile de 33 tours. Il sort un disque vinyle de sa pochette et le met sur la platine.
JULES Ça sort tout seul… Et puis c’est de se retrouver là, tous les trois, à la maison. Rien que d’imaginer…
Soudain Avec le temps de Léo Ferré se diffuse dans la pièce. C’est la chanson préférée de leurs parents. Ils sont tous les trois submergés par l’émotion.
PIERRE Oh non… Jules, t’es salaud, là.
LOUISE Ça fait un peu pléonasme, la musique, non ?
JULES J’aime bien en rajouter une petite couche, moi. Je suis un sentimental…
Un temps. Ils écoutent la chanson de Léo Ferré.
LOUISE Vous savez ce qui me désole le plus ?
PIERRE Non. Quoi ?
JULES On boit un coup ?
PIERRE Grave !
Jules sort de la pièce.
LOUISE Oui, ce que je voulais dire, ce qui me désole le plus…
PIERRE (La coupant.) Faut qu’on profite…
LOUISE De quoi ?
PIERRE De ce moment tous les trois… De ce moment où on ne sait pas encore. (Souriant.) Pour l’instant, tout va bien !
LOUISE Et si on partait, là, maintenant, avant qu’ils reviennent ? On ne répond plus à leurs appels, on ne lit plus leurs mails, et comme ça, ils restent ensemble, vivants, heureux… et nous aussi.
Pierre, touché, regarde Louise.
PIERRE Ma Louise… (Jules revient avec une bouteille de vin et sert Louise et Pierre. Pierre découvre l’étiquette de la bouteille.) Ah ! ben ça va… Tu t’emmerdes pas ! Tu l’as trouvée où ?
JULES Dans l’appentis, sous l’escalier. C’est là que papa planque ses meilleures bouteilles.
PIERRE (Provocateur.) Je vois qu’il y en a qui sont dans la confidence !
JULES (Se justifiant.) Je suis tombé dessus par hasard.
PIERRE Oui, bien sûr…
LOUISE (Petite fille.) Il va rien dire, papa ?
PIERRE Franchement, s’il nous engueule pour le vin, ça sera bon signe.
LOUISE Oui, donc je disais : vous savez ce qui me désole le plus ?
JULES Quand on se fait encore engueuler par ses parents, on se rend pas compte… mais en fait c’est nos plus belles années…
LOUISE Je peux finir ma phrase ?… Vous ne m’écoutez jamais ! C’est pénible !
PIERRE Oui, pardon, Louise, pardon.
JULES Vas-y, on t’écoute, excuse-nous !
LOUISE Merci. Oui, alors… (Elle réfléchit.) Ce qui me désole le plus, c’est d’imaginer tout ce qu’on aurait pu faire avec eux… et qu’on ne fera jamais.
Pierre et Jules se jettent un coup d’œil complice.
PIERRE Ok. Merci, Louise, pour cette brillante intervention.
JULES C’est très beau ce que tu viens de dire.
LOUISE Bon, ça va, je sais que c’est nul. J’en ai marre. Je comprends pas ce qui se passe… Dans ma tête, ce que je ressens c’est clair, c’est cohérent, c’est profond même… et puis dès que je parle, c’est super chiant.
JULES Un petit problème de synchronisation.
PIERRE Comme tous les toubibs ! (Il regarde sa montre, inquiet, se lève et va à la fenêtre.) Qu’est-ce qu’ils font ?
JULES C’est dégueulasse ! Ils nous ont élevés, ils ont bossé toute leur vie et maintenant qu’ils pouvaient enfin en profiter… voyager, voir leurs potes…
PIERRE Encore faut-il pouvoir le faire… physiquement ! Souffrir, la décrépitude… Ça, c’est monstrueux.
JULES (Inquiet.) Tu crois que ça peut aller vite ?
LOUISE (Perplexe.) À leur âge…
Un temps.
PIERRE (Pas très optimiste.) Soixante-sept ans quand même !
Un temps.
LOUISE Je veux pas qu’ils aient mal.
Jules et Pierre se jettent un coup d’œil.
JULES Ben non, nous non plus.
PIERRE Y a bien une solution…
LOUISE Quoi ?
PIERRE Abréger leurs souffrances.
LOUISE (Stupéfaite.) Mais… Mais c’est pas des chevaux !
PIERRE Oui, raison de plus. Ce sont des êtres humains ; nos parents, en l’occurrence…
JULES Mais oui, Pierre, maintenant que tu le dis, t’as raison, c’est un bel acte d’amour. Moi, je tue maman. Toi, Loulou, tu t’occupes de papa ; il se méfiera moins…
Un temps. Louise se décompose.
LOUISE Ah non ! Je ne pourrais jamais tuer papa…
PIERRE (Autoritaire.) Pardon, Louise ?
JULES Même s’il te le demande ?
LOUISE Heu…
JULES Tu l’aimes pas, en fait !
LOUISE T’es salaud ! Évidemment que je l’aime !
Jules fait une moue sceptique.
PIERRE T’inquiète, Louise, je m’en occupe. Je crois que papa a un fusil de chasse au grenier.
JULES Maman, je vais la noyer… Elle souffrira pas ! Elle a toujours adoré l’eau, maman.
LOUISE Mais enfin, vous êtes complètement tarés ! Vous n’allez pas tuer papa et maman, quand même ! On sait même pas ce qu’ils ont ! (Pierre et Jules se marrent. Louise essaye de faire bonne figure.) Vous êtes vraiment des gros débiles.
Un temps.
JULES (Sincère, à Pierre.) T’as de la chance, Pierre, t’as eu papa et maman pour toi tout seul pendant dix ans !
Pierre confirme en souriant, ému.
LOUISE C’est vrai, ça, c’est pas juste. Nous, on les a jamais eus rien que pour nous ! On a toujours été plein à la maison !
PIERRE J’avoue…
Un temps.
Louise En fait ça serait plus simple si on ne les aimait pas.
JULES Mais oui ! Les parents, ils devraient se faire haïr par leurs enfants, ça devrait être ça leur job. Comme ça, le jour où ils meurent, on est soulagé et la vie continue.
PIERRE Mais oui ! Et en mieux, en plus. (Les trois sourient puis redeviennent graves.) J’aurais dû leur dire plus souvent que je les aimais.
LOUISE Moi aussi.
JULES Moi je le leur ai dit… très souvent.
LOUISE (Riant.) Fayot !
PIERRE Non, non, énorme fayot !
Une porte claque, des voix en off.
JEANNE (Off.) Vous êtes là, mes chéris ?
VINCENT (Off.) On est rentrés !
Ils se figent tous les trois.
NOIR
SCÈNE 2
Les parents, Vincent et Jeanne, viennent d’embrasser leurs enfants. Louise est encore dans les bras de sa mère, elle ne veut pas se décrocher.
VINCENT (Grave.) Asseyez-vous.
JEANNE (Douce.) Allez, Loulou, va t’asseoir…
Jeanne fait signe à Louise de s’asseoir avec ses frères. Ils s’assoient lentement, inquiets.
JULES J’aime pas trop, là.
LOUISE Qu’est-ce qu’il se passe ? Dites-nous !
Les uns et les autres se scrutent.
JEANNE Merci d’être venus si vite, les enfants.
PIERRE C’est normal.
VINCENT Vous avez vos vies aussi… On aurait pu comprendre…
JEANNE Vous voulez boire quelque chose ?
JULES C’est bon… merci.
JEANNE Un bout de gâteau ? Parce que j’ai fait un quatre-quarts cet après-midi…
PIERRE Non, merci, maman. On n’a pas trop faim, là.
VINCENT Pas trop de monde sur la route ?
JULES Papa, s’il plaît !
VINCENT Oui, pardon.
JEANNE Alors voilà, en fait…
Jeanne prend la main de son mari.
VINCENT C’est pas facile…
LOUISE Pour nous non plus, alors allez-y !
Jeanne et Vincent se regardent. Les enfants sont à bout.
JEANNE (Grave.) On va partir !
Un temps.
JULES (Douloureux.) Oh ! putain ! Je le savais !
PIERRE Merde.
LOUISE (Effondrée.) Mais non ! Non, c’est pas vrai...